Pour les experts de l’Onu, les États-Unis doivent « fermer le camp de Guantanamo »
Entretien . Le rapporteur spécial de l’ONU, l’Autrichien Manfred Nowak, est formel. Les prisonniers détenus par les Américains doivent être jugés ou déférés devant les tribunaux.
Correspondance particulière.
Au vu des conditions posées par les Américains, dont le refus de parler en privé aux détenus, vous et vos collègues avez refusé de vous rendre à Guantanamo. Pourquoi alors avoir préparé ce rapport maintenant ?
Manfred Nowak. Mes collègues et moi avons reçu des allégations de mauvais traitements de prisonniers depuis la création du camp de Guantanamo en 2002. Depuis longtemps, nous avons demandé le droit de visiter les lieux. Nous avons adressé officiellement une demande au gouvernement américain, mais avons dû finalement refuser de nous y rendre à cause des conditions posées par l’administration américaine. Nous avons préparé ce rapport sur la base d’interviews de prisonniers libérés, d’avocats, de familles de détenus et dsources fiables. Il doit être présenté au mois de mars à la Commission des droits de l’homme de l’ONU.
Dans le rapport, vous évoquez une série de traitements que vous qualifiez de « dégradants ». En clair, le gouvernement des États-Unis pratique-t-il, selon vous, la torture à Guantanamo ?
Manfred Nowak. Notre rapport est d’abord un rapport de droit. Nous étudions soigneusement les arguments des États-Unis pour détenir des prisonniers sans procès sur de longues périodes. Or, nous sommes désormais convaincus que la position et les pratiques américaines à Guantanamo ne sont ni défendables, ni conformes au droit et aux conventions internationales. À notre avis, le mien et ceux de mes collègues, le traitement des prisonniers dans ce camp, à commencer par l’absence de jugement ou la non-fixation de la durée d’emprisonnement, constitue un cas flagrant de détentions arbitraires. Quant aux méthodes pratiquées à Guantanamo, depuis l’envoi même au camp jusqu’aux techniques d’interrogatoires basées sur la menace, la privation de sommeil et l’isolement (explicitement autorisées par le secrétaire à la défense, Donald Rumsfeld), ou le fait de nourrir de force des prisonniers grévistes de la faim, elles relèvent des traitements dégradants et, dans certains cas, relèvent des formes de torture.
Les Américains estiment que les pratiques du camp de Guantanamo ne sont rien comparées aux crimes, réels ou potentiels, des terroristes. Que leur répondez-vous ?
Manfred Nowak. Il ne s’agit pas de mettre en balance les méthodes et les agissements des uns et des autres ! Peu importe la gravité du crime dont on accuse quelqu’un, rien ne peut justifier la torture ou les mauvais traitements. Cette position a été clairement énoncée dans les principes et les conventions des Nations unies et des droits de l’homme. C’est justement ce que l’on reproche à l’administration américaine – et à son département de la Défense – de s’être cru libérée des normes et obligations internationales et d’avoir autorisé ce qui, après analyse de notre part, est assimilable à des détentions arbitraires et à des traitements dégradants de prisonniers. C’est cela qui doit être stigmatisé et condamné.
Évidemment, nous comprenons que la lutte contre le terrorisme est une affaire importante et doit être menée sérieusement. Mais cela ne signifie nullement que les Américains peuvent s’affranchir du respect des règles et des normes internationales (et de leurs propres engagements). Bien au contraire. Ils doivent mener leur guerre dans le cadre de la légalité. La plupart des détenus de Guantanamo n’ont même pas été présentés devant un tribunal militaire ! Ceci montre bien qu’il n’existe pas de réelles preuves de leur culpabilité. Nous demandons dès lors qu’ils soient présentés devant un tribunal américain compétent (et non pas une cour militaire) ou transférés pour être jugés dans leur pays d’origine. Sinon, ils doivent être libérés. On ne peut pas – et on ne doit pas – détenir indéfiniment des personnes sans procès et les soumettre à des traitements dégradants comme à Guantanamo.
En fonction de ce que vous savez et des faits que vous avez analysés, estimez-vous qu’aujourd’hui, les États-Unis sont un État hors-la-loi ?
Manfred Nowak. J’espère que non. Toutefois, ce que nous savons de Guantanamo et d’autres camps de détention américains ailleurs ou de comportements délictueux comme à la prison d’Abou Gharib en Irak, montre que les faits reprochés aux Américains sont sérieux et fondés. Nous demandons dès lors qu’une enquête indépendante soit diligentée. Il ne suffit pas de condamner des lampistes comme ils l’ont fait jusqu’ici. Ce que nous espérons, c’est que l’Amérique puisse se reprendre et retrouver nos valeurs communes de liberté, de démocratie et de droit.