Pourquoi je ne soutiens pas Dieudonné
Des amis s’inquiètent de mon « soutien » à Dieudonné.
Je ne soutiens pas Dieudonné, du moins pas directement ou principalement. Ce que je soutiens est beaucoup plus fondamental, et est la base même du droit-que la justice soit la même pour tous.
Pour moi, on peut interdire ses spectacles ; je suis opposé aux lois « contre la haine » qui permettraient peut-être de le faire, mais elles existent. Mais si on doit interdire les spectacles de Dieudonné, qu’on le fasse dans les règles, avec procès public et comparaison entre son humour et celui d’autres (Desproges, Carlos, Leeb, Coluche…). Bien sûr, cette façon de faire (même avec les dites lois) n’a aucune chance d’aboutir.
Ce que je n’accepte pas c’est qu’on interdise ses spectacles sur ordre du ministre de la police. Cela, c’est le règne de l’arbitraire et c’est plus profondément « inacceptable » que tout ce que Dieudonné peut dire ou faire.
On me demande d’au moins condamner ou critiquer ses « dérives ». Il n’en est pas question. Je ne dirai jamais rien contre un individu qui n’a pour lui que sa parole et qui a contre lui tous les faux-culs, toute la bien-pensance, toute la puissance de l’Etat et des médias. Je dirai peut-être ce que je pense de Dieudonné le jour où toutes les attaques légales contre lui cesseront.
On me répond parfois que le problème n’est pas la liberté d’expression-bande de faux culs ! Bien sûr que ce l’est. Les lois antiracistes (ou celles, plus surréalistes encore, qui condamnent la « négation de l’histoire ») ont permis aux associations du même nom de faire poursuivre quantité de gens devant les tribunaux, tant « à gauche » (Siné, Mermet, Morin, les appels au boycott d’Israël) qu’à « droite » (Le Pen, Gollnisch, Faurisson) et bien d’autres. On met au pilon, sur demande de la Licra, des livres. Un député « centriste » propose d’interdire par la loi le geste de la quenelle. Et il n’y a pas de problème de liberté d’expression ?
Quand Dieudonné est venu à Bruxelles, la police a fait évacuer la salle au milieu du spectacle. Personne n’a protesté, sauf l’héroïque journaliste indépendant Olivier Mukuna (sur un site marginal, celui d’Egalité). Pourtant, il était évident, sans être juriste, que cela violait toutes nos lois et même notre Constitution.
Quand j’en parlais à mes amis, on me répondait que, bien sûr, c’est terrible, mais que ce n’est pas le « vrai problème » : le vrai problème, c’est la lutte des classes, l’impôt sur les riches etc. Je crains fort que ceux qui raisonnent ainsi n’arriveront jamais à rien-si on est incapable, que ce soit par opportunisme ou impuissance, de défendre les droits les plus fondamentaux de ses propres concitoyens (je parle des spectateurs de Dieudonné, pas de l’artiste lui-même), on ne va pas non plus changer les choses dans l’ordre socio-économique. Qui peut le plus, peut le moins.
Une autre erreur, très curieuse mais très répandue à gauche, est de croire que les problèmes identitaires ou symboliques sont de pures illusions, à dissiper au plus vite pour que les « travailleurs » s’intéressent enfin à leurs « vrais problèmes », c’est-à-dire à leur bifteck. Croire cela, c’est ne rien comprendre à la nature humaine, et mène la gauche à des impasses de façon récurrente.
Dans le cas d’espèce, le fait qu’une bonne partie de la jeunesse « noire et arabe » se reconnaît dans un humoriste que toutes les associations « antiracistes » (supposées défendre les dits « noirs et arabes ») cherchent à réduire au silence est un phénomène « symbolique » important. Cela devrait au minimum mener les gens de bonne foi à s’interroger sur la véritable nature du « combat antiraciste » dans lequel le plus gros de la gauche a cru trouver un substitut aux luttes sur le plan social et économique (et qui a ainsi, en fait, transféré les combats sur le plan symbolique, tout en prétendant souvent faire le contraire). Mais on ne peut revenir à ces luttes qu’à condition de résoudre la question symbolique et, pour commencer, d’admettre l’égalité devant la loi de toutes les formes de discours.
Les gens qui croient qu’ils vont faire la révolution mais qui acceptent qu’une secte fanatique et ultra minoritaire détermine ce qu’on peut voir au théâtre ce soir se font, à mon avis, de graves illusions. La défense du côté progressiste des constitutions démocratiques passe avant la révolution. Et il y a des choses qui passent avant tout engagement politique, comme la défense de la vérité, de la justice et de la dignité humaine.
Jean Bricmont
Publié le 31 décembre 2014