Pourquoi l’Iran?

La diabolisation de plus en plus fréquente du président iranien Mahmoud Ahmadinejad par les médias occidentaux est devenue partie intégrante des efforts accrus de Washington, de Londres, des trois principales puissances de l’UE et de Tel Aviv en vue de placer l’Iran sous contrôle américain, efforts qui, s’il faut en croire le monceau de rapports publiés dans les médias, culmineraient avec le bombardement aérien, par les forces israéliennes ou américaines ou les deux, des installations nucléaires iraniennes au début du printemps prochain. 

 

Un article du London Sunday Times daté du 11 décembre 2005 révélait que les forces armées israéliennes avaient reçu l’ordre de « se tenir prêtes pour la fin mars à d’éventuelles frappes contre les sites secrets iraniens d’enrichissement de l’uranium ». Le Herald écossais du 10 janvier 2006 reprenait à son tour le rapport du L. S. Times.

Meir Dagan, chef du Mossad (le service d’espionnage israélien), le général Aharon Zeev-Farkasj, qui, au début de ce mois, vient de prendre sa retraite en tant que chef des renseignements militaires israéliens, « et les décideurs politiques israéliens sont tous d’accord pour dire qu’une option militaire contre les installations nucléaires iraniennes ne peut être exclue ». (New York Times, 13 janvier 2006) Mais ils affirment toutefois : « Israël n’a pas l’intention, pour l’instant, de s’occuper tout seul de l’Iran ou de recourir à des moyens militaires. » (New York Times, 13 janvier 2006)
 

Israël aurait-il l’intention, dans ce cas, de s’occuper de l’Iran en recourant à des moyens militaires en partenariat avec les États-Unis ?

L’UPI (30 décembre 2005), citant l’hebdomadaire allemand Der Spiegel, a révélé : « Il s’avère que Washington a délégué des officiels de haut niveau afin de préparer ses alliés à une possible attaque [contre l’Iran] plutôt que d’en impliquer simplement la possibilité comme cela a été fait à de multiples reprises au cours de l’année écoulée. » On dit que Porter Goss, le directeur de la CIA, s’est rendu à Ankara pour éclaircir la façon dont la Turquie serait utilisée en tant que pays d’escale pour permettre aux avions de guerre américains d’exécuter des missions contre des cibles iraniennes.

Quant à savoir si les plans d’attaque en sont à un stade avancé ou si les rapports concernant l’imminence de l’attaque sont une ruse destinée à mettre la pression sur l’Iran, rien n’est précis. Quel que soit le cas, il n’y a pas d’erreur sur le fait que le président de l’Iran est élevé au rang d’ennemi international numéro un, de la même manière, en gros, que Saddam Hussein durant la course à l’invasion anglo-américaine de l’Irak.

Emblématique sur ce plan, Bronwen Maddox, du Times londonien (12 janvier 2006), qui demande si Ahmadinejad est « le dirigeant le plus dangereux de la planète » et qui répond à sa propre question par l’affirmative en faisant remarquer que « c’est un bien maigre réconfort pour l’Occident que de savoir que les religieux iraniens sont un rempart aux excès d’Ahmadinejad ». Voici à peine quelques mois, Kim Jong Il était qualifié de dirigeant le plus dangereux de la planète, bien que les impératifs de la machine propagandiste occidentale l’aient poussé de côté depuis – pour l’instant, du moins –, afin de mieux s’aligner avec les priorités mouvantes de la politique étrangère américaine.
 

Pour ne pas être en reste, Timothy Garton Ash, professeur spécialisé dans les questions européennes à l’université d’Oxford, présente Ahmadinejad sous les traits d’un « président iranien apparemment à moitié dément ». (Globe and Mail, 12 janvier 2006) En disant cela, il met le président iranien dans le même sac que le Nord-Coréen Kim Jong Il, déjà présenté régulièrement comme un demi-fou furieux, en même temps qu’une pléthore d’autres dirigeants du tiers monde qui, conformément au modus operandi habituel de l’impérialisme, ont été diversement qualifiés de sanguinaires, dictatoriaux, despotiques, antidémocratiques et monstrueux – quel que soit le mot qui convient le mieux pour que le gâchis et l’opération criminelle du changement de régime aient vraiment l’air de valoir leur prix.
 

Quoi qu’il en soit, Ash manifeste sa crainte de voir les bombardements aériens américains ou israéliens « prendre des vies de civils innocents – ou du moins de personnes dont la télévision iranienne pourrait prétendre de façon crédible qu’elles sont des civils innocents », impliquant de la sorte qu’alors que le boulot consistant à s’emparer d’un pays peut avoir l’air d’un gâchis, le carnage serait probablement une illusion fabriquée par le ministre de la propagande du pays dont les vies des civils innocents, en fait, n’auraient pas du tout été anéanties.
 

« Civils innocents » est devenu un cliché, une expression toute faite qu’on lance ainsi et qu’on absorbe sans trop y penser. Et que dire des soldats innocents ? Un soldat ou, sur ce plan, un guérillero, un rebelle qui résiste à un envahisseur sont-ils moins innocents que des civils ? Et eux, les gens comme Ash, qui préparent l’opinion publique à la guerre, peuvent-ils être considérés comme innocents ? On souhaite qu’Ash puisse être obligé de se terrer au milieu de Téhéran, qu’il prenne la place des civils innocents dont il dit qu’il ne seront probablement pas tués ni mutilés ni handicapés à vie par les bombardements de terreur des forces aériennes des États-Unis et d’Israël. S’il a raison, il n’a absolument rien à craindre…

Cela arrive si souvent, au point de devenir la règle, que nous nous attendons à ce que, bientôt, d’éminents critiques de la politique étrangère américaine jouent le jeu de la diabolisation et qu’en même temps ils enfilent des t-shirts ornés de la trombine souriante de George W. Bush accompagnée des mots « terroriste international », simplement pour montrer qu’ils planent au-dessus de la mêlée et papillonnent du côté des anges. L’analyse des affaires étrangères, confiée aux mains des scribouillards pro-impérialistes, comme Ash, et à celles des anti-impérialistes autoproclamés qui, invariablement, déplorent que les « monstrueuses » armées impérialistes et les équipages de bombardiers sont une fois de plus remis en mouvement, n’est ni plus ni moins qu’une application de la science de la diabolisation.

Le problème, avec les t-shirts à l’effigie du terroriste international Bush, c’est que, si ce monsieur est en effet un terroriste et qu’il mérite l’opprobre, tous ses précédesseurs aussi et, de même, quiconque le remplacera un jour. Débarrassez-vous d’un terroriste international et un autre surgira aussitôt à la Maison-Blanche pour le remplacer. C’est comme au jeu du whack-a-mole [« cognez sur la taupe », un jeu d’adresse et de rapidité, NdT] : qu’importe le nombre de bestioles que vous éliminez, puisqu’il en vient sans cesse d’autres et que c’est ainsi que le jeu est programmé.
 

Les t-shirts engendreraient une vérité plus profonde s’ils représentaient le pourtour facial d’une personne sans visage, accompagné de la note suivante : placez ici l’effigie du chef du gouvernement américain (ou britannique ou français ou allemand). Quand toutes les têtes des gouvernements américains successifs, pour ne citer que l’un des pays impérialistes, auront figuré au moins une fois dans leur portfolio d’actes terroristes, depuis l’épuration ethnique des populations aborigènes et les guerres de conquête qui ont caractérisé l’expansion des États-Unis vers l’ouest, en passant par les guerres de conquête en vue de dominer les Philippines, Hawaii, Guam, les Samoa et Cuba, en passant également par les interventions sanglantes un peu partout en Amérique latine, jusqu’aux bombardements incendiaires, aux pilonnages intensifs ou aux largages de bombes atomiques sur des populations civiles, il sera devenu évident qu’il entre en jeu, là, dans ce palmarès sanguinaire et horrifiant, quelque chose de plus profond que les caractéristiques personnelles des hauts personnages de l’État. Au même titre que le jeu du whack-a-mole, il semble y avoir quelque chose de complexe, d’enraciné, dans la programmation qui pousse les individus à l’avant-plan, comme des coupables, alors qu’ils ne sont que les agents via lesquels le programme fonctionne. Ce ne sont pas les individus, mais le programme, en fin de compte, qui importe.

On peut se faire une idée de ce qu’est la logique qui régit le programme en jetant un coup d’œil sur l’Index 2006 de la Liberté économique de la Heritage Foundation. L’index de ce comité d’experts est une sorte de tableau d’évaluation de la satisfaction que vous pourriez tirer d’un pays si vous aviez tout un paquet de liquidités à y investir, ou encore des biens et des services à y vendre, et que vous cherchiez autour de vous un bon endroit où faire fructifier votre portefeuille d’actions ou votre capital. Hong Kong, par exemple, qui vient en tête de la liste, a tout ce qu’un capitaliste peut souhaiter. Pas de tarifs ni de barrières commerciales, pas d’empoisonnantes lois imposant des minima salariaux, mais la libre entrée pour les capitaux, le rapatriement illimité des gains et un taux d’imposition réduit sur les bénéfices des sociétés et les revenus personnels. D’autres pays au sommet de la liste sont, entre autres, Singapour (pas de tarifs, une faible taxe sur les revenus des sociétés), l’Irlande (avide d’investissements venus de l’étranger et disposée à tout mettre en œuvre pour y arriver), le Luxembourg (entrée quasiment gratuite des marchandises) et le Royaume-Uni (excellent climat pour les investissements venus de l’étranger, tarifs minimaux).

Les pays du bas de la liste, d’autre part, constituent un véritable Who’s Who des parias internationaux tels que définis par le département d’État américain : Cuba (en 150e position, impose des restrictions et des critères de performances sur les investissements en provenance de l’étranger), la Biéliorusse (en 151e position, « s’oppose délibérément au secteur privé et à la privatisation », ce qui contribue à « freiner les investissements en provenance de l’étranger », suit une « politique active de suppression des importations et de promotion des exportations »), le Venezuela (en 152e position, « le gouvernement contrôle les secteurs clés de l’énonomie », limitant ainsi les possibilités d’investissement des États-Unis), le Zimbabwe (en 154e position, « généralement peu accueillant pour les investissements d’origine étrangère », préférant « une participation zimbabwéenne majoritaire » dans les nouvelles entreprises et, en fin de compte, leur gestion par des propriétaires du cru), l’Iran (au 156e rang, voir ci-dessous) et la Corée du Nord (au 157e rang, « fermement enracinée dans le communisme », avec une « économie hyper-centralisée contrôlant la totalité de l’import-export, et interdisant la plupart des investissements de l’étranger »). Nous sommes censés croire que ces pays – les éternels cauchemars de la politique étrangère des États-Unis et de la Grande-Bretagne – sont des pays inquiétants, non parce qu’ils font passer le développement local et la souveraineté économique avant ce que les investisseurs et transationales de l’Occident estiment constituer leur droit inaliénable à accumuler des capitaux où bon leur semble, mais parce qu’ils sont prétendument des pays antidémocratiques où l’on méprise les droits de l’homme.
 

Pourtant, tous ces pays ont une chose en commun : ils interdisent les investissements et les importations de l’étranger ou leur imposent des conditions. Ceci comprend les investissements américains et les exportations américaines. On ne serait guère surpris de voir l’État américain, dominé par des intérêts d’affaires et où la majorité des membres du cabinet sont et ont été depuis au moins un siècle des directeurs de sociétés ou des membres de cabinets de juristes attachés à des sociétés, se montrer hostile à l’égard de pays qui s’ingéreraient – ou les interdiraient – dans des activités impliquant l’accumulation de capitaux menées par des transnationales basées aux États-Unis.

L’Iran interdit la détention privée de la production d’énergie, des services postaux, des télécommunications et de l’industrie à grande échelle – ce n’est donc guère un endroit accueillant pour un investisseur étranger qui cherche à accroître son capital. Ajoutez à cela le fait que la constitution de l’Iran restreint fortement la propriété par l’étranger d’éléments du secteur pétrolier et qu’elle habilite le secteur bancaire à être possession de l’État. Autre réalité : le gouvernement utilise ses mises de propriété dans plus de 1 500 sociétés afin d’influencer les prix et de faire en sorte que ces prix répondent aux finalités d’une politique sociale (et non génératrice de profits transnationaux). Ajoutez à ces multiples crimes contre la possibilité de plantureux profits une politique commerciale qui encourage le développement de l’industrie locale en décourageant les importations et la conclusion sera claire : l’Iran n’est pas le genre d’endroit vers lequel se précipitera un capitaliste écumant le globe en quête de possibilités de marchés et d’investissements.

Partant de là, est-ce que l’inquiétude concernant l’acquisition par l’Iran des moyens de développer des armes nucléaires et la réputation d’« antisémitisme rabique » d’Ahmadinejad masque un effort en vue d’ouvrir l’économie iranienne et de la faire remonter dans l’Index de la Liberté économique ?

Posez-vous la question que voici : Les États-Unis tentent-ils de faire de l’Irak, leur dernière conquête, un nouvel Hong Kong, le champion de l’Index ? Avant que les États-Unis ne s’installent comme les dirigeants effectifs du pays, l’Irak avait une économie en grande partie aux mains de l’État, il imposait des restrictions sur la détention par l’étranger de secteurs économiques clés et il subventionnait les besoins, tels que le carburant et les combustibles, l’huile de cuisson et l’alimentation de base, afin de remplir les objectifs d’une politique sociale. À l’instar de l’Iran aujourd’hui, l’Irak présentait toutes les caractéristiques d’une économie dirigiste, fermée pour une bonne part et en désaccord profond avec les exigences expansionnistes du grand capital américain.

Mais l’Irak, sous la direction des États-Unis, se trouve au cœur d’une mutation économique. Les entreprises de l’État doivent être liquidées, les subsides destinés au carburant et au pétrole éliminés. Le pays est sous le contrôle du FMI. Les investisseurs étrangers doivent pouvoir s’introduire dans le monde des exportations pétrolières gérées par l’État et il va falloir faire des promesses en vue d’ouvrir aux investiseurs privés les infrastructures d’aval, comme le raffinage. (New York Times, 11 août 2005) Et c’est ainsi, bien sûr, que l’Irak passe d’une économie assez semblable à celle de l’Iran à une économie davantage calquée sur celle de Hong Kong.
 

Il y a une raison de croire que les inquiétudes à propos de l’Iran relèvent de l’invention, qu’elles constituent un prétexte pour poursuivre un nouveau changement économique devant profiter à l’élite économique de l’alliance impérialiste américaine. Mais il y a plus. Hormis l’hypocrisie monumentale des riches pays industrialisés, dont certains regorgent d’armes nucléaires et ont tous, ou presque, les capacités de les produire au départ de leurs propres industries de production civile d’énergie, il y a le fait d’exiger de l’Iran, en s’appuyant sur le traité de non-prolifération nucléaire, qu’il renonce à son droit de développer en toute indépendance une énergie nucléaire à usage civil. Et le fait d’ignorer, aussi, que les mêmes exigences ne sont pas adressées à d’autres pays moins développés, situés plus haut sur l’index de la liberté économique et plus accommodants envers les intérêts bénéficiaires des investisseurs étrangers et des sociétés transnationales.
 

Ce n’est pas comme si l’Iran n’avait pas un besoin légitime d’énergie nucléaire, en dépit des insinuations de l’administration Bush disant qu’un pays riche en pétrole n’a pas besoin d’énergie nucléaire. Pour couronner le tout, l’Iran dispose d’abondantes réserves d’uranium. Et, alors qu’il est assis sur une mer de pétrole, il manque de capacités de raffinage suffisantes, de sorte qu’il importe du pétrole raffiné.
 

Ajoutez à cela le fait que les États-Unis n’ont pas toujours été opposés à l’énergie nucléaire en Iran et que les inquiétudes concernant le programme iranien d’énergie nucléaire sont considérées pour ce qu’elles sont – de pures inventions. Sous le shah, un consortium de sociétés américaines, avec l’empire Westinghouse à leur tête, avaient élaboré une proposition en vue de construire une industrie de production massive d’énergie nucléaire dans le pays – avec l’approbation du gouvernement américain. (Washington Post, 27 mars 2005) La proposition fut mise de côté après le renversement du shah.

Si les services de Westinghouse avaient été loués pour construire des centrales nucléaires en Iran aujourd’hui, la politique étrangère américaine ne serait pas si hostile, mais l’ennui, c’est que ces installations nucléaires doivent être construites par la Russie, un rival économique des États-Unis. Washington n’aurait pas cet air méfiant non plus s’il s’agissait de permettre à des investisseurs américains de posséder l’industrie nucléaire de l’Iran, mais la constitution de ce pays interdit précisément la propriété étrangère de la production d’énergie.

Qu’en est-il de l’affirmation disant que l’Iran cherche à développer des armes nucléaires ? Il est vrai qu’en sus du renforcement de la souveraineté économique de l’Iran, une industrie de l’énergie nucléaire civile et le contrôle domestique du cycle pétrolier conféreraient au pays les moyens de développer des armes nucléaires. Mais qui sont donc les États-Unis, la France, le Royaume-Uni et Israël, tous détenteurs eux-mêmes d’armes nucléaires « sans intention de les utiliser », pour dire à l’Iran qu’il ne peut en avoir ? En outre, ce n’est pas parce que quelqu’un dispose des moyens de faire quelque chose qu’il va précisément passer à l’acte. Votre voisin a les moyens d’entrer dans votre chambre à coucher la nuit et de vous planter un poignard sous le sternum, mais resterez-vous éveillé toute la nuit à vous tracasser à ce sujet ?

La couverture médiatique occidentale accepte implicitement comme allant de soi que, si l’Iran peut exercer son droit d’enrichir de l’uranium, comme le tolère le traité de non-prolifération, il va, ipso facto, produire des armes nucléaires et les utiliser. La seule preuve qu’il va le faire, c’est que les États-Unis, certains pays européens qui ont l’habitude de se joindre aux États-Unis pour anéantir les pays qu’on trouve au bas de l’Index de la Liberté économique de la Heritage Foundation, et Israël, ne cessent de faire cliqueter leurs armes en direction de Téhéran. Confronté à de croissantes menaces, l’Iran peut décider d’acquérir une capacité nucléaire en vue d’obliger les pays impérialistes à y regarder à deux fois avant de lui faire subir ce qu’ils ont fait à l’Irak et à la Yougoslavie ces dernières années, ainsi qu’à d’innombrables pays moins développés en d’autres temps. En effet, il apparaîtrait presque comme une nécessité de maintenir n’importe quelle forme de souveraineté réelle, de s’équiper d’un moyen efficace d’écarter les inévitables menaces de déstabilisation, d’étrangelement économique et de guerre ouverte auxquelles recourent habituellement les intérêts prioritaires de Washington et des autres pays industriels avancés afin de garder le monde ouvert à leurs produits, services et capitaux.
 

Mais ce n’est pas la ligne suivie par les médias occidentaux. En lieu et place, nous sommes censés comprendre que l’Iran peut acquérir des armes nucléaires, non pas à des fins d’autodéfense, mais parce que son président est « à moitié cinglé », que les religieux qui le tiennent sous leur contrôle ne valent guère mieux et que tous sans exception veulent « balayer Israël de la carte », c’est-à-dire balancer quelques missiles à ogives nucléaires sur Israël de façon à réduire l’État occupant juif en cendres. Assurément, la chose ne va pas au-delà des capacités de quiconque nie l’Holocauste.
 

La ligne qui prétend qu’un président iranien « à demi cinglé » et « rabiquement antisémite » a nié l’Holocauste et menacé de balayer Israël de la carte est utile comme outil servant à justifier une action énergique contre l’Iran, y compris la guerre, mais elle crée une impression qui ne cadre pas tellement avec les faits réels.

Les remarques d’Ahmadinejad sur l’Holocauste étaient un défi à ceux qui se servent de la tentative des nazis d’exterminer systématiquement les juifs européens comme d’une justification au déplacement des Arabes palestiniens en vue de créer un État juif. Ce qu’il a dit à propos de l’Holocauste revenait à ceci :
 

« De deux choses l’unes : il a eu lieu ou n’a pas eu lieu. S’il n’a pas eu lieu, c’est une histoire inventée de toutes pièces. S’il a eu lieu, ce ne sont pas les Arabes qui l’ont commis, ce sont les Européens. Dans ce cas, pourquoi les Palestiniens devraient-ils payer le prix de ce que les Européens ont fait aux juifs ? » (Musayeb Naimi, rédacteur en chef d’Al Wefaq, New York Times, 20 décembre 2005)

Quoi qu’il en soit, c’est une question qu’ont éludée ceux qui, se réclamant de la morale, poussent les hauts cris contre les commentaires du président iranien. Au lieu de cela, ils se sont accrochés à sa remise en question, même tout hypothétique, de l’Holocauste comme étant la marque d’un pourfendeur de juifs à demi fou.

Relisons les remarques d’Ahmadinejad :

« Si vous avez commis cet immense crime, pourquoi la nation palestinienne opprimée devrait-elle l’expier ? Voici notre proposition : Si vous avez commis ce crime, cédez-leur dans ce cas une partie de votre pays en Europe, aux États-Unis, au Canada ou en Alaska de sorte que les juifs puissent y installer leur propre pays. » (New York Times, 15 décembre 2005)

« Pourquoi voulez-vous installer à tout prix Israël dans la terre sainte de la Palestine en tuant des musulmans ? Donnez une partie de votre pays en Europe, aux États-Unis, au Canada ou en Alaska de sorte que les juifs puissent y installer leur propre État. » (Los Angeles Times, 15 décembre 2005)

« Le massacre de juifs innocents par Hitler est-il la raison de leur soutien [le soutien des Européens] aux occupants de Jérusalem ? (…) Si les Européens étaient honnêtes, ils devraient céder certaines de leurs provinces d’Europe – comme en Allemagne, en Autriche ou dans d’autres pays – aux sionistes et les sionistes pourraient ainsi installer leur propre État en Europe. Offrez une partie de l’Europe, et nous le soutiendrons. » (Washington Post, 9 décembre 2005)
 

À ceci, Raanan Gissin, porte-parole du Premier ministre israélien Ariel Sharon, a répondu : « Je rappellerai simplement à M. Ahmadinejad que nous étions ici bien avant que ses ancêtres n’y viennent. Par conséquent, nous avons un droit de naissance à nous trouver ici, sur la terre de nos ancêtres, et d’y vivre. » (Washington Post, 9 décembre 2005) Qui est le fanatique religieux, en fin de compte ?

L’affirmation d’Ahmadinejad selon laquelle Israël doit être balayé de la carte (ici, il parlait de l’idée d’Israël en tant que patrie des Juifs, bâtie sur l’expulsion des Palestiniens) a été délibérément interprétée de travers comme un appel à un second Holocauste, et ceci fait le jeu de la propagande de guerre nécessaire consistant à dépeindre Ahmadinejad comme étant inacceptable, comme un nouveau Hitler dont le pays doit être maîtrisé, écrasé et soumis, comme les pays de tous les autres monstres fabriqués par les programmes de propagande et que les États-Unis et leurs janissaires ont prétendu devoir détruire.
 

Quand l’ambassadeur de l’Égypte aux Nations unies, Maged Abdelaziz, a critiqué comme étant trop mesquine une résolution de l’Assemblée générale de l’ONU adoptée le 1er novembre 2005, résolution prévoyant de réserver une journée, chaque année, à la commémoration de l’holocauste perpétré par les nazis contre les juifs (il avait dit : « Nous croyons que personne ne devrait avoir le monopole de la souffrance »), l’ambassadeur des États-Unis aux Nations unies, John Bolton, avait répliqué : « Quand un président ou un État membre peut impudemment et haineusement inciter à un second Holocauste en suggérant qu’Israël, la patrie des Juifs, devrait être balayé de la carte, il est clair que tout le monde n’a pas tiré la leçon de l’Holocauste et qu’il reste beaucoup de travail à faire. » (New York Times, 2 novembre 2005)

L’explication d’Ahmadinejad à propos de ce qu’il entendait par « balayer Israël de la carte » est un cri qui se situe à mille lieues de ce que Bolton et d’autres, s’orientant vers une intervention en Iran, voudraient vous faire gober. « La seule solution logique aux questions palestiniennes », a expliqué Ahmadinejad, « consiste à organiser des élections libres, avec participation palestinienne à l’intérieur et à l’extérieur des territoires occupés, en vue de reconnaître la légitimité d’une nation. » (RNA, cité dans Workers World, 6 novembre 2005). Un peu plus tard, Ahmadinejad faisait remarquer : « Ils [Bolton et les autres] y sont allés d’un tollé général à propos de cette histoire. » Et d’ajouter : « Ce que nous disons est pourtant clair : Laissez les Palestiniens participer à des élections libres et ils feront savoir ce qu’ils désirent. » (New York Times, 15 janvier 2006) Cela n’a rien d’un discours à demi dément d’un dirigeant violemment antisémite, c’est un appel à la justice.

C’est une pratique habituelle, remontant au moins à la Première Guerre mondiale, voire plus tôt, que de jeter son dévolu sur un individu sur lequel on peut concentrer toute la crainte et la haine attisées par un programme délibéré de propagande belliciste. La où il existe des plans visant à ouvrir de force l’économique iranienne, Ahmadinejad est précisément cet individu, de même que Hugo Chavez (aujourd’hui qualifié d’antidémocratique par les États-Unis, alors qu’il a été élu par voie populaire – New York Times, 14 janvier 2006) au Venezuela, Fidel Castro à Cuba, Alexander Lukachenko en Biélorussie, Robert Mugabe au Zimbabwe et Kim Jong Il en RDPC. Depuis la Seconde Guerre mondiale, c’est devenu une habitude très commune que de tenter de faire de tels hommes des équivalents de Hitler. C’est assez facile dans le cas d’Ahmadinejad, non parce qu’il est antisémite, mais parce que son hostilité à l’expulsion des Palestiniens comme base de l’État israélien peut aisément être déformée en antisémitisme apparent, alors que son opposition à un état juif dans la Palestine historique, mettant volontairement en scène un seul groupe ethnique dominant, peut être déformée de façon démagogique en vue de créer l’illusion qu’il est partisan d’un second Holocauste.

L’hostilité des puissances occidentales à l’Iran, ensuite, n’a pas grand-chose à voir avec les idées des dirigeants de l’Iran, particulièrement quand elles concernent Israël, car ces idées, telles que présentées par les non-interventionnistes, sont des distorsions délibérément opérées afin de mettre sur pied un motif d’étranglement économique, à tout le moins, et de guerre, selon toute vraisemblance. Au lieu de cela, l’hostilité tire son origine profonde dans l’économie de l’Iran et dans l’affirmation par ce pays de sa souveraineté économique. Il serait toutefois erroné de dire que l’hostilité de l’Iran à l’idée d’Israël en tant qu’État ethniquement défini, reposant sur une grossière injustice perpétrée contre les Palestiniens, n’a pas du tout d’importance aux yeux de la politique étrangère américaine car, dans la mesure où elle représente une opposition à Israël, elle se heurte également à une partie de l’appareil sur lequel comptent les États-Unis pour installer sa domination sur le Moyen-Orient. Mais à quelle fin, cette domination ?

On a souvent dit que les États-Unis cherchaient à amener les Etats voyous sous leur contrôle, soit pour des raisons complètement douteuses (introduire la démocratie et le respect des droits de l’homme, par exemple) ou, là où ces raisons ont perdu tout crédit et se sont avérées fallacieuses, pour des raisons souvent non déclarées. Pouvoir, contrôle, domination – ces éléments représentent le point final de l’analyse, comme si les puissances impérialistes recherchaient le pouvoir pour le simple plaisir de le détenir.
 

Mais qu’y a-t-il du côté des États voyous qui amènent les puissances occidentales à les amener sous leur contrôle ? La rébellion, certes, mais contre quoi ? Contre les intérêts économiques des puissances occidentales. Non pas en raison de leur hostilité vis-à-vis de l’Occident en tant que ligne de conduite, mais en raison de leur engagement dans leur propre développement indépendant et de leur souveraineté. La propriété par l’État de certains secteurs clés – et dans certains cas, de tous, même – de l’économie, l’intervention dans les marchés internes afin de poursuivre des objectifs en politique sociale, le contrôle ou une certaine influence sur les prix, y compris le prix de la main-d’œuvre, et l’usage de barrières commerciales afin de favoriser le développement industriel interne, telles sont les mesures susceptibles d’améliorer de façon significative les conditions de vie des populations domestiques, mais ces mesures empêchent nécessairement la poursuite, par les investisseurs et les transnationales, d’activités relatives à l’accumulation de capitaux. Puisque les mêmes investisseurs et transnationales détiennent le pouvoir presque exclusif sur la politique des États occidentaux, ils sont en mesure de mettre la pression sur l’appareil de l’État afin d’en faire un service censé débloquer des voies aux investissements à l’étranger et aux exportations. Subversion, déstabilisation, étranglement économique et guerre sont utilisés pour établir un contrôle politique et militaire sur les États économiquement réfractaires, pour définir un espace au sein duquel les investisseurs et les transnationales de n’importe quelle alliance ou pays industrialisé avancé ayant entrepris l’intervention seront libres de leurs mouvements, économiquement parlant, de vendre des produits et des services sans restriction, de posséder industrie et infrastructure, d’accumuler du capital et de faire tout cela sans la moindre contrainte, libres de toute condition de performance et avec le profit passant avant toute autre considération.

Pourquoi l’Iran ? (1) Pour étouffer le développement économique du pays en le privant de l’énergie nucléaire ; (2) pour l’empêcher d’acquérir un moyen nucléaire lui permettant de dissuader une agression occidentale ; (3) pour l’empêcher de devenir assez puissant pour défier le chien d’attaque des États-Unis dans la région, Israël ; et, enfin, la raison à laquelle sont subordonnées les trois précédentes : (4) mettre un terme à l’affirmation par l’Iran de sa souveraineté économique, laquelle est en contradiction avec les intérêts bénéficiaires des investisseurs et des transnationales des États-Unis.

Réaliser ces objectifs est un projet requérant plusieurs phases. Le projet est désormais passé à la phase de préparation de l’opinion publique à une certaine forme d’intervention de plus en plus imminente, susceptible même de culminer par un bombardement terrifiant de cuibles iraniennes. Cela n’apportera certainement pas davantage de sécurité aux peuples de l’Occident et d’Israël, mais cela augmentera grandement les chances qu’il y ait des frappes de représailles contre des cibles occidentales et israéliennes. Ceci, toutefois, n’a que très peu de poids aux yeux de l’élite économique des pays industrialisés avancés, qui sont forcés par la logique du capitalisme à poursuivre avec vigueur le projet de l’accumulation de capital. L’Iran, à l’instar d’autres pays voués à se muer en préoccupation pour la politique étrangère américaine, est un obstacle multiforme à des possibilités pour l’étranger d’investir et d’exporter sans entrave. Un État dominé par des intérêts d’affaires, sillonnant le monde de long en large en quête de possibilités d’investissements et d’exportations, choisira tout naturellement une direction qui lui permettra de détruire et de violer la souveraineté de pays fermés ou souverains sur le plan économique, d’ouvrir des marchés et d’améliorer les climats d’investissement. La diabolisation d’Ahmadinejad est tout simplement la partie la plus publiquement visible de ce projet.
 

Traduction J-M Flemal



Articles Par : Stephen Gowans

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