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Pourquoi les Arabes ne veulent pas des Américains en Syrie ?
Par Robert F. Kennedy Jr
Mondialisation.ca, 04 mars 2016
politico.com
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https://www.mondialisation.ca/pourquoi-les-arabes-ne-veulent-pas-des-americains-en-syrie/5511980

En partie parce que mon père a été assassiné par un Arabe, je me suis efforcé de comprendre l’impact de la politique étasunienne au Moyen-Orient et en particulier les facteurs qui motivent parfois les réponses sanguinaires du monde islamique contre notre pays. Lorsque nous nous concentrons sur la montée d’État islamique et recherchons l’origine de la sauvagerie qui a pris tant de vies innocentes à Paris et San Bernardino, nous pourrions aller au-delà des explications confortables que sont la religion et l’idéologie. Nous devrions plutôt examiner les logiques plus complexes de l’Histoire et du pétrole – et comment elles pointent souvent notre continent du doigt.

Le record peu recommandable d’interventions violentes en Syrie – peu connues de la population américaine, mais encore bien présentes dans la mémoire des Syriens – a créé un terreau fertile pour le djihadisme islamique violent, ce qui complique aujourd’hui toute réponse efficace de notre gouvernement pour relever le défi que représente État islamique. Tant que l’opinion publique américaine et les décideurs ignorent ce passé, de nouvelles interventions ne feront qu’aggraver la crise. Le secrétaire d’État John Kerry a annoncé cette semaine un cessez-le-feu provisoire en Syrie. Mais comme l’influence et le prestige étasunien en Syrie sont minimes – et que le cessez-le-feu n’inclut pas les combattants essentiels que sont État islamique et Al Nusra – il est voué à rester une trêve fragile, au mieux. De même, l’intensification par le président Obama de l’intervention militaire en Libye – des frappes aériennes américaines ont visé un camp d’entraînement d’État islamique la semaine dernière – est de nature à renforcer les radicaux plutôt qu’à les affaiblir. Comme le New York Times l’a rapporté en première page le 8 décembre 2015, les dirigeants politiques et les stratèges d’État islamique s’appliquent à provoquer une intervention militaire américaine. Ils savent par expérience que cela gonflera leurs rangs de combattants volontaires, étouffant les voix appelant à la modération, et unifiera le monde musulman contre l’Amérique.

Pour comprendre cette dynamique, nous devons regarder l’Histoire du point de vue des Syriens et en particulier les racines du conflit actuel. Longtemps avant que notre occupation de l’Irak en 2003 ait déclenché l’insurrection sunnite transformée aujourd’hui en État islamique, la CIA avait encouragé le djihadisme violent vu comme une arme de la Guerre froide et avait empoisonné les relations américano-syriennes.

Cela ne s’est pas passé sans controverse dans le pays. En juillet 1957, à la suite d’un coup d’État manqué de la CIA en Syrie, mon oncle, le sénateur, a rendu furieuse la Maison Blanche d’Eisenhower, les dirigeants des deux partis politiques et nos alliés européens, avec un discours qui a fait date, appuyant le droit du monde arabe à s’autogouverner et appelant à la fin à l’ingérence impérialiste de l’Amérique dans les pays arabes. Au cours de ma vie, et en particulier pendant mes fréquents voyages au Moyen-Orient, d’innombrables Arabes m’ont rappelé affectueusement ce discours comme la déclaration la plus claire de l’idéalisme qu’ils attendaient des Etats-Unis. Le discours de Kennedy appelait l’Amérique à se réengager pour les fortes valeurs que notre pays avait défendues dans la Charte de l’Atlantique ; l’engagement formel que toutes les anciennes colonies européennes auraient le droit à l’auto-détermination après la Seconde Guerre mondiale. Franklin D. Roosevelt avait tordu le bras à Winston Churchill et aux autres dirigeants alliés pour qu’ils signent la Charte de l’Atlantique en 1941 comme condition préalable au soutien des Etats-Unis dans la guerre européenne contre le fascisme.

 

 

Le procureur général Robert Kennedy prononce un discours le 2 septembre 1964

 

 

Mais en grande partie à cause d’Allen Dulles et de la CIA, dont les intrigues de politique étrangère étaient souvent directement en contradiction avec les politiques déclarées de notre pays, ce n’est pas la voie idéaliste décrite dans la Charte de l’Atlantique qui a été empruntée. En 1957, mon grand-père, l’ambassadeur Joseph P. Kennedy, siégeait dans une commission secrète chargée d’enquêter sur les méfaits clandestins de la CIA au Moyen-Orient. Ce qui s’est appelé le Rapport Bruce-Lovett, dont il était un signataire, décrivait les complots de coups d’État de la CIA en Jordanie, en Syrie, en Iran, en Irak et en Egypte, ce que savait pertinemment la rue arabe, mais était pratiquement ignoré par la population américaine, qui croyait les dénégations de son gouvernement sur parole. Le rapport blâmait la CIA pour l’anti-américanisme rampant qui s’enracinait alors mystérieusement «dans de nombreux pays du monde aujourd’hui». Le rapport Bruce-Lovett soulignait que de telles interventions étaient contraires aux valeurs américaines et avaient compromis le leadership et l’autorité morale de l’Amérique, à l’insu du peuple américain. Le rapport disait aussi que la CIA n’avait jamais envisagé comment nous traiterions de telles interventions si quelques gouvernements étrangers devaient les fomenter dans notre pays.

C’est l’histoire sanglante que les interventionnistes modernes comme George W. Bush, Ted Cruz et Marco Rubio évitent lorsqu’ils débitent leur rhétorique narcissique selon laquelle les nationalistes du Moyen-Orient «nous haïssent pour nos libertés». Ce n’est pas vrai pour la plupart d’entre eux ; au contraire, ils nous haïssent pour la manière dont nous avons trahi ces libertés – nos propres idéaux – à l’intérieur de leurs frontières.

Pour que les Américains comprennent réellement ce qui se passe, il est important de passer en revue quelques détails de cette histoire sordide mais dont on se souvient si peu. Pendant les années 1950, le président Eisenhower et les frères Dulles — le directeur de la CIA Allen Dulles et le secrétaire d’État John Foster Dulles — ont repoussé les propositions soviétiques de laisser le Moyen-Orient être une zone neutre dans la Guerre froide et de permettre aux Arabes de gouverner l’Arabie. Au lieu de quoi, ils ont organisé une guerre clandestine contre le nationalisme arabe – qu’Allen Dulles assimilait au communisme – en particulier lorsque le gouvernement arabe autonome menaçait les concessions pétrolières. Ils pompaient de l’aide militaire américaine secrète pour les tyrans en Arabie saoudite, en Jordanie, en Irak et au Liban, favorisant des marionnettes aux idéologies djihadistes conservatrices, qu’ils considéraient comme un antidote fiable au marxisme soviétique.

Lors d’une réunion à la Maison Blanche entre le directeur des projets de la CIA, Frank Wisner, et John Foster Dulles, en septembre 1957, Eisenhower a conseillé à l’agence, selon une note rédigée par son secrétaire personnel, le général Andrew J. Goodpaster : «Nous devrions faire tout notre possible pour accentuer la dimension de guerre sainte».

La CIA a débuté son ingérence active en Syrie en 1949 – à peine un an après la création de l’agence. Les patriotes syriens avaient déclaré la guerre aux nazis, ils avaient expulsé leurs dirigeants coloniaux français vichystes et établi une fragile démocratie laïque basée sur le modèle américain. Mais en mars 1949, le président syrien démocratiquement élu, Shukri al-Quwatli, a hésité à approuver l’oléoduc trans-arabe, un projet américain conçu pour relier les champs pétroliers d’Arabie saoudite aux ports du Liban, via la Syrie. Dans son livre, Legacy of Ashes [Des cendres en héritage], l’historien de la CIA Tim Weiner raconte qu’en représailles au manque d’enthousiasme de al-Quwatli pour l’oléoduc étasunien, la CIA a manigancé un coup d’État visant à remplacer ce dernier par le dictateur choisi par la CIA, un escroc condamné nommé Husni al-Za’im. Al-Za’im a tout juste eu le temps de dissoudre le Parlement et d’approuver l’oléoduc américain avant d’être déposé par ses compatriotes, après quatre mois et demi au pouvoir.

À la suite de plusieurs contre-coups d’État dans le pays nouvellement déstabilisé, le peuple syrien a de nouveau tenté la démocratie en 1955, réélisant al-Quwatli et son Parti national. Al-Quwatli était neutre dans la Guerre froide, mais, piqué par l’implication américaine dans son éviction, il s’est tourné vers le camp soviétique. Cette position a conduit le directeur de la CIA Dulles à déclarer que «la Syrie est mûre pour un coup d’État» et à envoyer à Damas ses deux spécialistes des coups d’État, Kim Roosevelt et Rocky Stone.

 

 

Mohammed Mossadegh, Premier ministre iranien démocratiquement élu en 1951, et renversé par un coup d’État dirigé par les Etats-Unis, qui ont installé au pouvoir le Shah Reza Pahlavi.

 

 

Deux ans plus tôt, Roosevelt et Stone avaient orchestré un coup d’État en Iran contre le Président démocratiquement élu Mohammed Mossadegh, après que celui-ci avait tenté de renégocier les clauses des contrats déséquilibrés signés par l’Iran avec le géant pétrolier britannique, la Anglo-Iranian Oil Company (aujourd’hui BP). Mossadegh était le premier dirigeant élu, dans l’histoire quatre fois millénaire de l’Iran, et un défenseur de la démocratie populaire dans tout le monde en développement. Mossadegh a expulsé tous les diplomates britanniques après la découverte d’une tentative de coup d’État des services de renseignements du Royaume-Uni de mèche avec BP. Mossadegh, cependant, a commis l’erreur fatale de résister aux appels de ses conseillers d’expulser aussi la CIA qui, soupçonnaient-ils avec raison, était complice du complot britannique. Mossadegh idéalisait les Etats-Unis comme un modèle pour la nouvelle démocratie iranienne et comme incapable de telles perfidies. Malgré l’aiguillon de Dulles, le président Harry Truman avait interdit à la CIA de se joindre au coup britannique pour renverser Mossadegh. Lorsque Eisenhower est arrivé au pouvoir en janvier 1953, il a immédiatement déchaîné Dulles. Après avoir chassé Mossadegh dans l’Opération Ajax, Stone et Roosevelt ont installé le Shah Reza Pahlavi au pouvoir ; celui-ci a favorisé les compagnies pétrolières étasuniennes, mais deux décennies de brutalité, financées par les Etats-Unis, à l’égard de son propre peuple depuis le trône du Paon, finiront par faire flamber la révolution islamique de 1979 qui a tourmenté notre politique étrangère depuis 35 ans.

À la suite du succès de son Opération Ajax en Iran, Stone est arrivé à Damas en avril 1957 avec 3 millions de dollars destinés à armer et à inciter des militants islamistes et à corrompre des officiers de l’armée et des politiciens syriens afin de renverser le régime laïque démocratiquement élu d’al-Quwatli, selon Safe for Democracy : The Secret Wars of the CIA [en français : Guerres secrètes de la CIA, NdT], de John Prados. Travaillant avec les Frères musulmans et des millions de dollars, Rocky Stone a planifié d’assassiner le chef des renseignements de la Syrie, son chef d’état-major et le dirigeant du Parti communiste, et d’organiser des provocations de «conspirations nationales et diverses actions violentes» en Irak, au Liban et en Jordanie qui pourraient être imputées aux ba’athistes syriens. Tim Weiner décrit dans Legacy of Ashescomment le plan de la CIA visait à déstabiliser le gouvernement syrien et à créer le prétexte d’une invasion par l’Irak et la Jordanie, dont les gouvernements étaient déjà sous le contrôle de la CIA. Kim Roosevelt prévoit que le gouvernement fantoche de la CIA nouvellement installé «mise d’abord sur des mesures de répression et l’exercice arbitraire du pouvoir», selon des documents de la CIA déclassifiés cités dans The Guardian.

Mais tout cet argent de la CIA a échoué à corrompre les officiers de l’Armée syrienne. Les soldats ont rapporté les tentatives de corruption par la CIA du régime ba’athiste. En réponse, l’Armée syrienne a envahi l’ambassade américaine, faisant Stone prisonnier. Après un rude interrogatoire, Stone a fait une confession télévisée sur son rôle dans le coup d’État en Iran et la tentative avortée de la CIA de renverser le gouvernement syrien légitime. Les Syriens ont éjecté Stone et deux membres du personnel de l’ambassade des Etats-Unis – la première fois qu’un diplomate du Département d’État américain était interdit dans un pays arabe. La Maison Blanche de Eisenhower a vainement rejeté la confession de Stone comme inventions et calomnies, un déni gobé tout rond par la presse américaine, emmenée par le New York Times, et crue par la population américaine, qui partageait la vision idéaliste de Mossadegh sur son gouvernement. La Syrie a purgé tous les politiciens sympathisants des États-Unis et a exécuté pour trahison tous les officiers de l’armée associés au coup d’État. En représailles, les États-Unis ont déplacé la 6e Flotte en Méditerranée, menacé de guerre et poussé la Turquie à envahir la Syrie. Les Turcs ont rassemblé 50 000 hommes aux frontières de la Syrie et n’ont reculé que devant l’opposition unie de la Ligue arabe, dont les dirigeants étaient furieux de l’intervention étasunienne. Même après son expulsion, la CIA a poursuivi ses efforts secrets pour renverser le gouvernement ba’athiste démocratiquement élu. La CIA a comploté avec le MI6 britannique pour former un Comité de la Syrie libre et a armé les Frères musulmans pour assassiner trois membres du gouvernement syrien qui avaient aidé à révéler le complot américain, selon Matthew Jones dans The ‘Preferred Plan’: The Anglo-American Working Group Report on Covert Action in Syria, 1957 [Le ‘plan préféré’ : Le rapport du groupe de travail anglo-américain sur l’action clandestine en Syrie, 1957]. Les méfaits de la CIA ont éloigné encore plus la Syrie des États-Unis et ont prolongé ses alliances avec la Russie et l’Égypte.

Après la deuxième tentative de coup d’État en Syrie, des émeutes anti-américaines ont secoué le Moyen-Orient du Liban à l’Algérie. Parmi les répercussions, il y a le coup d’État du 14 juillet 1958, mené par la nouvelle vague d’officiers anti-américains dans l’armée, qui ont renversé le roi pro-américain d’Irak, Nuri al-Said. Les meneurs du coup d’État ont publié des documents secrets du gouvernement, révélant que Nuri al-Said était une marionnette grassement payée par la CIA. En réponse à la traîtrise américaine, le nouveau gouvernement irakien a invité des diplomates et des conseillers économiques soviétiques en Irak et tourné le dos à l’Ouest.

S’étant aliéné l’Irak et la Syrie, Kim Roosevelt a fui le Moyen-Orient pour travailler comme directeur pour l’industrie pétrolière qu’il avait si bien servie pendant sa carrière dans la fonction publique à la CIA. Le remplaçant de Roosevelt au poste de chef de station, James Critchfield, a tenté, et raté, d’assassiner le nouveau Président irakien au moyen d’un mouchoir empoisonné, selon Weiner. Cinq ans plus tard, la CIA a finalement réussi à déposer le Président irakien et à installer le parti Ba’ath au pouvoir en Irak. Un jeune meurtrier charismatique du nom de Saddam Hussein était l’un des éminents chefs de l’équipe ba’athiste de la CIA. Le secrétaire du parti Ba’ath, Ali Saleh Sa’adi, qui a pris ses fonctions aux côtés de Saddam Hussein, dirait plus tard : «Nous sommes arrivés au pouvoir dans un train de la CIA», selon A Brutal Friendship : The West and the Arab Elite [Une amitié brutale : l’Occident et l’élite arabe], de Said Aburish, un journaliste et écrivain. Aburish a raconté que la CIA a fourni à Saddam et à ses acolytes une liste de gens à assassiner qui «devaient être éliminés immédiatement afin de garantir le succès». Tim Weiner écrit que Critchfield a reconnu plus tard que la CIA avait, en substance, «créé Saddam Hussein». Pendant les années Reagan, la CIA a fourni à Hussein des milliards de dollars pour la formation, le soutien aux Forces spéciales, l’armement et le renseignement sur le champ de bataille, tout en sachant qu’il utilisait les gaz moutarde toxiques et neurotoxiques et les armes biologiques – y compris l’anthrax obtenu du gouvernement étasunien – dans sa guerre contre l’Iran. Reagan et son directeur de la CIA, Bill Casey, considéraient Saddam comme un ami potentiel pour l’industrie pétrolière étasunienne et un rempart solide contre la diffusion de la Révolution islamique iranienne. Leur émissaire, Donald Rumsfeld, s’est présenté à Saddam avec des éperons dorés de cow-boy et un menu d’armes chimiques/biologiques et conventionnelles, lors d’un voyage à Bagdad en 1983. En même temps, la CIA approvisionnait illégalement l’ennemi de Saddam, l’Iran, avec des milliers de missiles anti-blindés et anti-aériens, pour combattre l’Irak, un crime devenu célèbre lors du scandale Iran-Contra. Les djihadistes des deux côtés ont ensuite tourné beaucoup de ces armes fournies par la CIA contre le peuple américain.

Au moment même où l’Amérique envisage une nouvelle intervention violente au Moyen-Orient, la plupart des Américains sont inconscients des diverses façons dont le retour de flamme des précédentes bévues de la CIA a contribué à la crise actuelle. Les répercussions de dizaines d’années de manigances de la CIA continuent à résonner au Moyen-Orient aujourd’hui dans les capitales des pays, et des mosquées aux écoles coraniques, sur le paysage en perdition de la démocratie et de l’islam modéré que la CIA a contribué à anéantir.

Un défilé de dictateurs iraniens et syriens, y compris Bachar al-Assad et son père, ont invoqué l’histoire des coups d’État sanglants de la CIA comme prétexte à leurs régimes autoritaires, leurs méthodes répressives et leur besoin d’une alliance forte avec la Russie. Ces histoires sont par conséquent bien connues des peuples de Syrie et d’Iran, qui interprètent naturellement ce qui se raconte de l’intervention des États-Unis dans le contexte de cette histoire.

Tandis que la presse américaine aux ordres récite comme un perroquet que notre soutien militaire à l’insurrection syrienne est purement humanitaire, beaucoup d’Arabes voient la crise actuelle comme une simple nouvelle guerre par procuration pour les oléoducs et la géopolitique. Avant de se précipiter plus profondément dans la conflagration, il serait sage que nous considérions les innombrables faits qui confortent cette perspective.

De leur point de vue, notre guerre contre Bachar al-Assad n’a pas commencé avec les manifestations citoyennes pacifiques du Printemps arabe en 2011. Au contraire, elle a commencé en 2000, lorsque le Qatar a proposé de construire, pour 10 milliards de dollars, un oléoduc de 1500 kilomètres à travers l’Arabie saoudite, la Jordanie, la Syrie et la Turquie. Le Qatar partage avec l’Iran le champ gazier South Pars/North Dome, le dépôt de gaz naturel le plus riche au monde. L’embargo sur le commerce international a interdit jusqu’à tout récemment à l’Iran de vendre du gaz à l’étranger. Pendant ce temps, le gaz du Qatar peut atteindre les marchés européens uniquement s’il est liquéfié et transporté par mer, un trajet qui limite le volume et augmente énormément les coûts. L’oléoduc proposé aurait relié le Qatar directement aux marchés européens de l’énergie via des terminaux de distribution en Turquie, ce qui permettrait d’encaisser de juteux frais de transit. L’oléoduc qatari-turc donnerait aux royaumes sunnites du golfe Persique une domination décisive sur les marchés du gaz naturel et renforcerait le Qatar, l’allié le plus proche de l’Amérique dans le monde arabe. Le Qatar héberge deux énormes bases militaires américaines et le siège du Commandement central au Moyen-Orient des États-Unis.

L’Union européenne, qui obtient 30% de son gaz de la Russie, était également avide de cet oléoduc, qui aurait donné à ses membres de l’énergie bon marché et la soulagerait de l’influence économique et politique étouffante de Vladimir Poutine. La Turquie, le deuxième plus grand client de la Russie pour son gaz, était particulièrement soucieuse de mettre fin à sa dépendance à l’égard de son ancien rival et de se positionner comme la plaque tournante pour les flux de pétrole venant d’Asie vers les marchés européens. L’oléoduc qatari aurait bénéficié à la monarchie sunnite conservatrice d’Arabie saoudite en lui donnant un point d’ancrage dans la Syrie dominée par les chiites. L’objectif géopolitique des Saoudiens est de contenir la puissance économique et politique du principal rival du royaume, l’Iran, un État chiite, et un proche allié de Bachar al-Assad. La monarchie saoudienne considérait la prise de contrôle chiite soutenue par les États-Unis en Irak (et, plus récemment, la fin de l’embargo commercial de l’Iran) comme une rétrogradation de son statut de puissance régionale et elle était déjà engagée dans une guerre par procuration contre Téhéran au Yémen, mise en évidence par le génocide saoudien contre la tribu des Houthis soutenus par l’Iran.Évidemment, les Russes, qui vendent 70% de leurs exportations de gaz à l’Europe, ont vu l’oléoduc qatari-turc comme une menace existentielle. Du point de vue de Poutine, l’oléoduc du Qatar est un complot de l’Otan pour modifier le statu quo, priver la Russie de son unique point d’ancrage au Moyen-Orient, étrangler l’économie russe et mettre fin à l’influence russe sur le marché de l’énergie européen. En 2009, Assad a annoncé qu’il refusait de signer l’accord permettant à l’oléoduc de passer par la Syrie « afin de protéger les intérêts de notre allié russe ».

Assad a ensuite rendu furieux les monarques sunnites du Golfe en appuyant un oléoduc islamique approuvé par les Russes passant du côté iranien du champ gazier par la Syrie jusqu’aux ports du Liban. L’oléoduc islamique ferait de l’Iran chiite, et non du Qatar sunnite, le fournisseur principal du marché de l’énergie européen et augmenterait considérablement l’influence de Téhéran au Moyen-Orient et dans le monde. Israël était aussi, de manière compréhensible, déterminé à faire dérailler l’oléoduc islamique, qui enrichirait l’Iran et la Syrie et renforcerait sans doute leurs affiliés, le Hezbollah et le Hamas.

Des câbles et des rapports secrets émis par les services de renseignement étasuniens, saoudiens et israéliens indiquent qu’au moment où Assad a refusé l’oléoduc qatari, des planificateurs militaires et de renseignement se sont rapidement mis d’accord sur le fait que fomenter une insurrection sunnite en Syrie pour renverser un Bachar al-Assad récalcitrant était une voie possible pour atteindre l’objectif partagé de mettre en place la connexion gazière turco-qatarie. En 2009, selon WikiLeaks, peu après que Bachar al-Assad avait rejeté l’oléoduc qatari, la CIA a commencé à financer des groupes d’opposition en Syrie. Il est important de noter que c’était bien avant le soulèvement contre Assad engendré par le Printemps arabe.

La famille de Bachar al-Assad est alaouite, une secte musulmane largement perçue comme en phase avec le camp chiite. «Bachar al-Assad n’a jamais été prévu pour être Président, m’a dit le journaliste Seymour Hersh dans une interview. Son père l’a rappelé de son école de médecine à Londres lorsque son frère aîné, le successeur présumé, a été tué dans un accident de voiture.» Avant le début de la guerre, selon Hersh, Assad s’apprêtait à libéraliser le pays. «Ils avaient internet et des journaux et des guichets automatiques, et Assad voulait se rapprocher de l’Ouest. Après le 9/11, il a donné à la CIA des milliers de fichiers précieux sur les djihadistes radicaux, qu’il considérait comme leur ennemi commun.» Le régime de Assad était délibérément laïc et la Syrie était d’une impressionnante diversité. Le gouvernement et l’armée, par exemple, étaient sunnites à 80%. Assad maintenait la paix entre ses diverses populations par une forte armée disciplinée, loyale à la famille Assad, une allégeance garantie par un corps d’officiers estimé nationalement et très bien payé, un appareil de renseignement froidement efficace et un penchant pour la brutalité qui, avant la guerre, était plutôt modéré comparé à ceux d’autres dirigeants au Moyen-Orient, y compris nos alliés actuels. D’après Hersh, «il ne décapitait pas des gens tous les mercredis comme les Saoudiens le font à La Mecque».

Un autre vétéran du journalisme, Robert Parry, confirme cette appréciation. «Personne dans la région n’a les mains propres, mais en termes de torture, de meurtres de masse, de [suppression] des libertés civiles et de soutien au terrorisme, Assad est beaucoup mieux que les Saoudiens.» Personne n’a pensé que le régime était vulnérable à l’anarchie qui a frappé l’Égypte, la Libye, le Yémen et la Tunisie.

Au printemps 2011, il y avait de petites manifestations pacifiques à Damas contre la répression pratiquée par le régime de Assad. C’étaient principalement les effluves du Printemps arabe qui s’était diffusées de manière virale dans tous les pays de la Ligue arabe l’été précédent. Cependant, les câbles de WikiLeaks indiquent que la CIA était déjà sur le terrain en Syrie.

Mais les royaumes sunnites, avec des montagnes de pétrodollars en jeu, voulaient une implication plus forte de l’Amérique. Le 4 septembre 2013, le secrétaire d’État John Kerry a dit lors d’une audition au Congrès que les royaumes sunnites avaient offert de payer la facture d’une invasion des États-Unis en Syrie pour renverser Bachar al-Assad. «En fait, certains d’entre eux ont dit que si les États-Unis étaient prêts à se charger de tout, de la manière dont nous l’avions fait auparavant à d’autres endroits [Irak], ils prendraient les frais à leur charge.» Kerry a réitéré l’offre à la Républicaine Ileana Ros-Lehtinen (représentante de la Floride) : «En ce qui concerne les pays arabes offrant de supporter les coûts [d’une invasion américaine] pour renverser Assad, la réponse est oui, à fond, ils le font. L’offre est sur la table.»

Malgré la pression des Républicains, Barack Obama a rechigné à mobiliser de jeunes Américains pour mourir comme mercenaires au service d’un conglomérat d’oléoducs. Obama a sagement ignoré les clameurs des Républicains pour envoyer des troupes au sol en Syrie ou acheminer davantage de fonds pour les rebelles modérés. Mais vers la fin de 2011, la pression des Républicains et nos alliés sunnites avaient poussé le gouvernement américain dans la mêlée.

 

Barack Obama
WASHINGTON, DC – Le président américain Barack Obama (Photo Mark Wilson/Getty Images)

 

En 2011, les États-Unis ont rejoint la France, le Qatar, l’Arabie saoudite, la Turquie et le Royaume-Uni pour former la Coalition des Amis de la Syrie, qui a formellement exigé la destitution d’Assad. La CIA a fourni $6 millions à Barada, une chaîne de télévision britannique, pour la production de d’émissions implorant le départ d’Assad. Des documents des renseignements saoudiens, publiés par WikiLeaks, montrent qu’en 2012, la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite armaient, entraînaient et finançaient des combattants djihadistes sunnites radicaux venus de Syrie, d’Irak et d’ailleurs pour renverser le régime d’Assad allié aux chiites. Le Qatar, qui y avait le plus à gagner, a investi $3 milliards dans la construction de l’insurrection et a invité le Pentagone à entraîner les insurgés dans les bases étasuniennes au Qatar. Selon un article de Seymour Hersh d’avril 2014, les filières clandestines de la CIA pour les armes étaient financées par la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar.

L’idée de fomenter une guerre civile entre sunnites et chiites pour affaiblir les régimes syrien et iranien afin de garder le contrôle sur l’approvisionnement en produits pétroliers de la région n’était pas une nouveauté dans le lexique du Pentagone. Un rapport accablant du Pentagone financé par la Rand proposait un plan précis sur ce qui était sur le point de se passer. Ce rapport observe que le contrôle des dépôts de pétrole et de gaz du Golfe Persique resteront, pour les Etats-Unis, une «priorité stratégique» qui «va fortement interagir avec le fait de poursuivre une longue guerre». Rand recommandait de recourir à «l’action clandestine, aux opérations d’information, à la guerre non conventionnelle» pour renforcer une stratégie du diviser pour régner. «Les États-Unis et leurs alliés locaux pourraient utiliser les djihadistes nationalistes pour lancer une campagne par procuration» et «les dirigeants des États-Unis pourraient aussi choisir de capitaliser sur la trajectoire du conflit soutenu entre chiites et sunnites en prenant le parti des régimes sunnites conservateurs contre les mouvements d’émancipation chiites dans le monde musulman… en soutenant éventuellement les gouvernements sunnites autoritaires contre un Iran durablement hostile ».

Comme prévu, la réaction excessive d’Assad à la crise fabriquée à l’étranger – envoyant des bombes-barils sur les bastions sunnites et tuant des civils – a polarisé le fossé entre chiites et sunnites de Syrie et permis aux décideurs politiques étasuniens de vendre aux Américains l’idée que la lutte pour l’oléoduc était une guerre humanitaire. Lorsque les soldats sunnites de l’Armée syrienne ont commencé à déserter en 2013, la coalition occidentale a armé l’Armée syrienne libre pour déstabiliser la Syrie. Le portrait brossé par la presse de l’Armée syrienne libre comme composée de bataillons solidaires de Syriens modérés était délirant. Les unités dissoutes se regroupaient dans des centaines de milices indépendantes dont la plupart étaient commandées par, ou alliées à des militants djihadistes qui étaient les combattants les plus engagés et les plus efficaces. À ce moment-là, les armées sunnites d’al-Qaida en Irak franchissaient la frontière syro-irakienne et se joignaient aux escadrons de déserteurs de l’Armée syrienne libre, beaucoup d’entre eux étant entraînés et armés par les États-Unis.

Malgré le portrait répété dans les médias d’un soulèvement arabe modéré contre le tyran Assad, les planificateurs des renseignements étasuniens savaient dès le départ que leurs mandataires pour l’oléoduc étaient des djihadistes radicaux qui se tailleraient probablement la marque d’un nouveau califat islamique à partir des régions sunnites en Syrie et en Irak. Deux ans avant que les égorgeurs d’État islamique ne montent sur la scène mondiale, une étude de la Defense Intelligence Agency (Agence du renseignement de la Défense) étasunienne, publiée sur sept pages le 12 août 2012, obtenue par le groupe de droite Judicial Watch, a averti que grâce au soutien régulier des djihadistes sunnites radicaux par la coalition des sunnites et des États-Unis, «les salafistes, les Frères musulmans et AQI (aujourd’hui État islamique) sont les forces principales de l’insurrection en Syrie».

Utilisant le financement des États-Unis et des États du Golfe, ces groupes avaient tourné les manifestations pacifiques contre Bachar al-Assad dans une «direction clairement sectaire (chiite versus sunnite)». L’article note que le conflit est devenu une guerre civile sectaire soutenue par «des puissances religieuses et politiques» sunnites. Le rapport dépeint le conflit syrien comme une guerre mondiale pour le contrôle des ressources de la région avec «l’Ouest, les pays du Golfe et la Turquie soutenant l’opposition [à Assad], tandis que la Russie, la Chine et l’Iran soutiennent le régime». Les auteurs au Pentagone du rapport de sept pages semblent approuver l’avènement prédit du califat d’État islamique : «Si la situation se dénoue, il y a la possibilité d’établir une principauté salafiste, déclarée ou non, dans l’est de la Syrie (Hassaka et Deir ez-Zor) et c’est exactement ce que veulent les puissances qui soutiennent l’opposition afin d’isoler le régime syrien.» Le rapport du Pentagone avertit que cette nouvelle principauté pourrait franchir la frontière irakienne jusqu’à Mossoul et Ramadi et «déclarer un État islamique grâce à son union avec d’autres organisations terroristes en Irak et en Syrie».

Bien sûr, c’est précisément ce qui est arrivé. De manière non fortuite, les régions de la Syrie occupées par État islamique entourent exactement la route proposée pour l’oléoduc qatari.

Mais ensuite, en 2014, nos mandataires sunnites ont horrifié la population américaine en coupant des têtes et en poussant un million de réfugiés vers l’Europe. «Les stratégies basées sur l’idée que l’ennemi de mon ennemi est mon ami peuvent être une forme d’aveuglement», dit Tim Clemente, qui a présidé la Joint Terrorism Task Force du FBI (l’Equipe spéciale de lutte contre le terrorisme) de 2004 à 2008 et a opéré la liaison en Irak entre le FBI, la police nationale irakienne et l’armée des Etats-Unis. «Nous avons commis la même erreur lorsque nous avons formé les moudjahidines en Afghanistan. Au moment où les Russes sont partis, nos prétendus amis ont commencé à détruire les antiquités, à asservir les femmes, à sectionner des parties du corps et à tirer sur nous», m’a dit Clemente lors d’une interview.

Lorsque Djihadi John, d’État islamique, a commencé à assassiner des prisonniers à la télévision, la Maison Blanche a fait volte-face, parlant moins de destituer Assad et davantage de sécurité régionale. L’administration Obama a commencé à faire la distinction entre elle et l’insurrection que nous avions financée. La Maison Blanche a pointé un doigt accusateur sur nos alliés. Le 3 octobre 2014, le vice-président Joe Biden a dit aux étudiants, lors du forum John F. Kennedy Jr. à l’Institut de sciences politiques de Harvard, que «nos alliés dans la région étaient notre plus gros problème en Syrie». Il a expliqué que la Turquie, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis étaient  si déterminés à faire tomber Assad» qu’ils avaient lancé une «guerre par procuration entre chiites et sunnites» drainant «des centaines de millions de dollars et des dizaines de milliers de tonnes d’armes vers quiconque combattrait contre Assad. À part que les gens qui étaient approvisionnés étaient al-Nusra et al-Qaida» – les deux groupes qui ont émergé en 2014 pour former État islamique. Biden semblait furieux qu’on n’ait pas pu faire confiance à nos amis fidèles pour suivre l’agenda américain.

Dans tout le Moyen-Orient, les dirigeants arabes accusent régulièrement les Etats-Unis d’avoir créé État islamique. Pour la plupart des Américains, ces accusations semblent insensées. Pourtant, pour de nombreux Arabes, les preuves de l’implication des États-Unis sont si nombreuses qu’ils concluent que notre rôle dans la promotion d’État islamique doit avoir été délibéré.

En fait, la plupart des combattants d’État islamique et de leurs commandants sont les successeurs idéologiques et organisationnels des djihadistes que la CIA a nourris depuis plus de 30 ans, de la Syrie à l’Égypte et de l’Afghanistan à l’Irak.

 

L'ancien Président US George W Bush Jr
Le président américain George W. Bush en 2003 – Washington, DC. (Photo credit TIM SLOAN/AFP/Getty Images)

 

Avant l’invasion américaine, il n’y avait pas d’al-Qaida dans l’Irak de Saddam Hussein. Le président George W. Bush a détruit le gouvernement laïc de Saddam, et son vice-roi, Paul Bremer, dans un acte monumental de mauvaise gestion, a effectivement créé l’armée sunnite, aujourd’hui appelé État islamique. Bremer a installé les chiites au pouvoir et a interdit le parti dirigeant de Saddam, le parti Ba’ath, licenciant quelques 700 000 fonctionnaires, sunnites pour la plupart, du gouvernement et du parti, depuis les ministres jusqu’aux maîtres d’école. Il a ensuite dissout l’armée de 380 000 hommes, qui étaient sunnites à 80%. Les actions de Bremer ont dépouillé un million d’Irakiens sunnites de leur rang, de leur propriété, de leur richesse et de leur pouvoir, laissant une sous-classe de sunnites désespérés de rage, éduqués, capables, formés et lourdement armés sans grand chose à perdre. L’insurrection sunnite s’est nommée elle-même al-Qaida en Irak (AQI). À partir de 2011, nos alliés ont financé l’invasion de la Syrie par AQI. En avril 2013, une fois entrée en Syrie, AQI a changé de nom, devenant État islamique. Selon Dexter Filkins du New Yorker, «État islamique est dirigé par un conseil d’anciens généraux irakiens… Beaucoup sont des membres du parti Ba’ath laïc de Saddam Hussein, qui se sont convertis à l’islam radical dans les prisons américaines». Les $500 millions d’aide étasunienne qu’Obama a envoyés en Syrie ont presque certainement fini par bénéficier à ces militants djihadistes. Tim Clemente, l’ancien président de la Force conjointe du FBI, m’a dit que la différence entre les conflits en Irak et en Syrie, est que des millions d’hommes en âge de servir, fuient le champ de bataille pour rejoindre l’Europe, plutôt que de rester lutter pour leurs communautés. L’explication évidente est que les modérés du pays fuient une guerre qui n’est pas leur guerre. Ils veulent simplement éviter d’être écrasés entre l’enclume de la tyrannie d’Assad soutenue par la Russie, et le vicieux marteau djihadiste sunnite où nous avions une main, dans le maniement d’une bataille mondiale pour des oléoducs concurrents. Vous ne pouvez pas blâmer les Syriens de ne pas adhérer largement à un plan pour leur pays émis à Washington ou à Moscou. Les superpuissances n’ont laissé aucun choix pour un avenir idéaliste pour lequel les Syriens modérés pourraient envisager de se battre. Et personne ne veut mourir pour un oléoduc.

Quelle est la réponse ? Si notre objectif est la paix à long terme au Moyen-Orient, l’autonomie gouvernementale des pays arabes et la sécurité nationale à la maison, nous devons entreprendre toute nouvelle intervention dans la région avec un œil sur l’Histoire et un désir intense d’en tirer les leçons.

Ce n’est que lorsque les Américains comprendront le contexte historique et politique de ce conflit que nous exercerons un contrôle adéquat sur les décisions de nos dirigeants. En utilisant les mêmes images et le même langage que ceux qui ont appuyé notre guerre de 2003 contre Saddam Hussein, nos dirigeants politiques ont amené les Américains à croire que notre intervention en Syrie était une guerre idéaliste contre la tyrannie, le terrorisme et le fanatisme religieux. Nous avons tendance à rejeter comme simple cynisme les opinions de ces Arabes qui voient la crise actuelle comme une répétition des mêmes vieux complots à propos d’oléoducs et de géopolitique. Mais si nous voulons avoir une politique étrangère efficace, nous devons reconnaître le conflit syrien comme une guerre pour le contrôle des ressources, qui ne se distingue pas des innombrables guerres clandestines et non déclarées pour le pétrole que nous avons menées au Moyen-Orient depuis 65 ans. C’est seulement lorsque nous voyons ce conflit comme une guerre par procuration pour un oléoduc, que les événements deviennent compréhensibles. C’est le seul paradigme qui explique pourquoi le Parti républicain à Capitol Hill et l’administration Obama sont toujours fixés sur un changement de régime plutôt que sur la stabilité régionale, pourquoi l’administration Obama ne peut pas trouver de Syriens modérés pour faire la guerre, pourquoi État islamique a abattu un avion de ligne russe, pourquoi les Saoudiens n’ont exécuté un important religieux chiite que pour avoir leur ambassade incendiée à Téhéran, pourquoi la Russie bombarde des combattants qui ne sont pas État islamique et pourquoi la Turquie a pris soin d’abattre un avion de combat russe. Le million de réfugiés qui déferlent sur l’Europe sont les réfugiés d’une guerre pour un oléoduc et à cause des gaffes de la CIA.

Clemente compare État islamique aux FARC de Colombie – un cartel de la drogue avec une idéologie révolutionnaire pour inspirer ses fantassins. «Vous devez penser à EI comme à un cartel pétrolier, a dit Clemente. À la fin, l’argent est la logique dirigeante. L’idéologie religieuse est un instrument qui incite ses soldats à donner leur vie pour un cartel pétrolier.»

Une fois que nous avons dépouillé ce conflit de son vernis humanitaire et que nous reconnaissons le conflit syrien comme une guerre du pétrole, notre stratégie de politique étrangère devient claire. Comme les Syriens fuyant en Europe, aucun Américain ne veut envoyer son enfant mourir pour un oléoduc. Notre première priorité devrait plutôt être celle que personne n’évoque jamais – nous devons donner un coup de pied à nos fournisseurs de pétrole au Moyen-Orient, un objectif de plus en plus réalisable, comme les États-Unis deviennent plus indépendants sur le plan énergétique. Ensuite, nous devons énormément réduire notre profil militaire au Moyen-Orient et laisser les Arabes diriger l’Arabie. À part apporter une aide humanitaire et garantir la sécurité des frontières d’Israël, les États-Unis n’ont pas de rôle légitime à jouer dans ce conflit. Alors que les faits prouvent que nous avons joué un rôle dans la création de la crise, l’Histoire montre que nous avons peu de pouvoir pour le résoudre.

Lorsque nous regardons l’Histoire, cela coupe le souffle de considérer l’étonnante cohérence avec laquelle presque chaque intervention violente de notre pays au Moyen-Orient depuis la Seconde Guerre mondiale s’est soldée par un échec misérable et un retour de flamme épouvantablement coûteux. Un rapport de 1997 du Département de la Défense a trouvé que «les données montrent une forte corrélation entre l’engagement des États-Unis à l’étranger et une augmentation des attaques terroristes contre eux». Regardons les choses en face ; ce que nous appelons la guerre contre le terrorisme n’est en réalité qu’une autre guerre pour le pétrole. Nous avons dilapidé 6000 milliards de dollars dans trois guerres à l’étranger et pour construire un État guerrier centré sur la sécurité nationale depuis que le pétrolier Dick Cheney a déclaré la Longue guerre en 2001. Les seuls gagnants ont été les entrepreneurs militaires et les compagnies pétrolières qui ont empoché des profits historiques, les agences de renseignement qui ont monté de manière exponentielle en pouvoir et en influence au détriment de nos libertés, et les djihadistes qui ont invariablement utilisé nos interventions comme leur instrument de recrutement le plus efficace. Nous avons compromis nos valeurs, envoyé notre propre jeunesse à la boucherie, tué des centaines de milliers de gens innocents, perverti notre idéalisme et gaspillé nos trésors nationaux dans des aventures vaines et coûteuses à l’étranger. Au cours de ce processus, nous avons aidé nos pires ennemis et avons transformé l’Amérique, qui était autrefois le phare mondial de la liberté, en un État policier dédié à la sécurité nationale et en un paria moral aux yeux de la communauté internationale.

Les Pères fondateurs ont mis en garde les Américains contre les armées permanentes, les engagements en politique étrangère, et, selon les mots de John Quincy Adams, contre le désir de «partir à l’étranger en quête de monstres à détruire ». Ces hommes sages comprenaient que l’impérialisme à l’étranger est incompatible avec la démocratie et les droits civils au pays. La Charte de l’Atlantique a répercuté leur idéal américain fondateur selon lequel chaque nation devrait avoir le droit à l’auto-détermination. Au cours des sept dernières décennies, les frères Dulles, le gang Cheney, les néocons et leurs semblables ont détourné ce principe fondamental de l’idéalisme américain et ont déployé notre appareil militaire et de renseignement pour servir les intérêts mercantiles de grandes entreprises, en particulier des compagnies pétrolières et des marchands d’armes, qui ont littéralement fait de ces conflits une mise à mort.

Il est temps pour les Américains de détourner l’Amérique de ce nouvel impérialisme et de reprendre le chemin de l’idéalisme et de la démocratie. Nous devrions laisser les Arabes gouverner l’Arabie et consacrer nos énergies à la grande tâche de la construction nationale chez nous. Nous devons commencer ce processus, non en envahissant la Syrie, mais en mettant fin à la ruineuse addiction au pétrole qui a perverti la politique étrangère des Etats-Unis depuis un demi-siècle.

 Robert F. Kennedy Jr.

(1) La Rand Corporation est un des think tank américains les plus influents.

Texte original: Why the Arabs Don’t Want Us in Syria

Traduit par Diane, vérifié par Ludovic, relu par nadine pour le Saker francophone 

Ouvrages cités:

Legacy of Ashes, par Tim Weiner

The Secret Wars of the CIA, par John Prados

The Preferred Plan: the Anglo-American Working Group Report on Covert Action in Syria, 1957, par Matthew Jones

Robert F. Kennedy Jr est un avocat spécialisé dans le droit de l’environnement. Il est le président de Waterkeeper Alliance.

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