La menace terroriste est devenue la justification passe-partout du gouvernement conservateur pour défendre les contours flous de la mission en Irak et dénigrer quiconque ose critiquer ses initiatives, en particulier le projet de loi antiterroriste C-51.
Jeudi, en comité, il fallait voir les conservateurs à l’oeuvre. Ils ont passé leur temps à faire la leçon aux témoins, tentant même à maintes reprises de mettre en doute leur crédibilité. La tactique a fait chou blanc parce que tous, y compris ceux plus ouverts aux arguments du gouvernement, avaient des problèmes à souligner.
Cette attitude conservatrice révèle un malheureux aveuglement devant les dangers réels que pose ce projet de loi. Pour la protection de la vie privée, pour le droit d’être à l’abri de mesures arbitraires, pour le respect de l’État de droit et de l’ordre constitutionnel, au dire même des plus éminents juristes canadiens en matière de sécurité.
Le gouvernement refuse de le reconnaître, trop heureux de compter sur l’appui d’une majorité de Canadiens que le contexte actuel inquiète. Mais les citoyens doivent savoir qu’on ne leur propose pas un juste équilibre, loin de là, entre la protection contre le terrorisme et la préservation de leurs droits et libertés.
Impossible ici d’en faire le portrait complet, mais voici un court, très court, échantillon des véritables dangers posés par ce projet de loi. Et encore, ce n’est qu’un résumé.
L’atteinte à la vie privée d’abord. Le projet de loi permettra à 17 ministères et agences d’échanger toute information personnelle déjà en leur possession s’ils l’estiment nécessaire pour protéger la sécurité du pays. Le commissaire à la vie privée, Daniel Therrien, a sonné l’alarme avec son mémoire transmis au comité. Selon lui, « l’ampleur de la communication d’information proposée est sans précédent, la portée des nouveaux pouvoirs conférés par la loi est excessive, d’autant plus que ces pouvoirs touchent les Canadiens ordinaires, et les garanties juridiques propres à assurer le respect de la vie privée laissent grandement à désirer ».
L’avocat Paul Champ lui a fait écho, notant que le projet de loi « transformerait en espions tous les fonctionnaires des ministères cités et faciliterait la création de dossiers secrets sur des Canadiens simplement parce qu’un fonctionnaire inconnu trouverait suspects ou inhabituels leurs comportements, mode de vie, opinions ou associations ».
Professeur de droit spécialiste des questions de sécurité, Craig Forcese a, avec son collègue de l’Université de Toronto Ken Roach, décortiqué C-51. Ensemble, ils ont produit plus de 200 pages d’analyse. Les deux juristes trouvent trop large la définition de ce qui constitue une menace à la sécurité du Canada pouvant justifier cet échange d’informations (de votre déclaration de revenus à votre dossier de voyageur). Elle dépasse largement le terrorisme pour inclure, par exemple, l’entrave au fonctionnement d’infrastructures essentielles. Selon ces experts, la définition plus étroite déjà contenue dans la loi du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) aurait suffi.
De plus, en vertu de la nouvelle définition, quiconque se livre à de la désobéissance civile non violente pour défendre un point de vue légitime pourrait se retrouver pris dans ce filet d’échange de données. Cette personne n’aurait aucun véritable recours, pas même celui de poursuivre le gouvernement advenant une erreur lui causant du tort. De toute l’affaire Arar, c’est à peu près tout ce que le gouvernement a retenu, se protéger contre les poursuites coûteuses.
C-51 a aussi une incidence sur l’ordre constitutionnel et sur la protection des citoyens contre des mesures arbitraires en accordant au SCRS le pouvoir de perturber une menace au moyen d’actes illégaux ou en contravention de la Charte des droits et libertés. Pour s’y livrer, le SCRS devra obtenir un mandat d’un juge de la Cour fédérale.
En d’autres mots, on crée un système pour permettre de contrevenir à la Charte sans avoir recours à la disposition de dérogation (« clause nonobstant »). Et sans grands garde-fous. Les gestes illégaux posés au Canada ou à l’étranger devraient être tout au plus « justes et adaptés aux circonstances », ne pas causer la mort ou de lésions corporelles, ne pas porter atteinte à l’intégrité sexuelle d’un individu et ne pas « volontairement » contrecarrer le cours de la justice.
Rien n’interdit la détention secrète ou le kidnappage. Tant Paul Champ que Craig Forcese ont noté que rien n’empêcherait de mettre sur pied un système de détention parallèle et secret. À l’image de ce qu’a fait la CIA.
« Cette idée que le Parlement pourrait autoriser une violation de la Charte […] est tout à fait inconstitutionnelle », a tranché le professeur Ron Atkey, premier président du Comité de surveillance des activités de renseignement de sécurité (CSARS).
Ce projet de loi est du jamais vu. Pourtant, une majorité de Canadiens l’appuient. Avons-nous peur au point d’être prêts à donner pareille carte blanche au gouvernement et à ses espions ? Sommes-nous conscients du prix à payer ? Le gouvernement ne tient pas à nous le rappeler. Au contraire, il espère notre capitulation satisfaite.
Manon Cornellier
ledevoir.com
14 mars 2015