Projet Northern Gateway – Un oléoduc nommé colère
Avec la hausse de la production pétrolière tirée des sables bitumineux de l’Alberta, les raffineries comme celle de Suncor, à Fort McMurray, fonctionneront à plein régime au cours des prochaines années. Mais les pétrolières cherchent aussi des moyens d’exporter leur production, d’où les projets d’oléoduc comme Northern Gateway ou Keystone XL. Elles pourraient aussi opter pour le pipeline qui passe par le Québec.
Voir notre carte sur le réseau de pipelines.
Aux yeux du ministre fédéral des Ressources naturelles, Joe Oliver, les groupes environnementaux qui s’opposent à la construction d’un long oléoduc dans l’Ouest canadien ne sont rien de moins que des «radicaux» qui veulent ramener le Canada au «Moyen Âge». Visiblement, le gouvernement conservateur tient à presser le pas pour trouver des débouchés pour le pétrole tiré des sables bitumineux, dont la production doit doubler d’ici 10 ans. Et puisque les projets actuellement sur la table pourraient être retardés pendant des années, il est de plus en plus plausible que l’or noir albertain voyagera plutôt vers l’Est, pour se rendre en sol américain, en passant par le Québec.
Les mots auraient difficilement pu être plus sévères. Dans une lettre ouverte publiée lundi, le ministre canadien des Ressources naturelles s’est lancé dans une attaque en règle contre ceux qui osent remettre en question le projet Northern Gateway, un oléoduc de plus de 1000 kilomètres entre Edmonton et Kitimat, sur la côte de la Colombie-Britannique. Cette nouvelle route de l’or noir permettrait d’exporter du pétrole vers l’Asie à bord de superpétroliers.
«Certains groupes environnementaux et radicaux cherchent à nous empêcher de saisir cette occasion de diversifier nos échanges commerciaux. Ils veulent faire obstacle à tout grand projet, quel qu’en soit le coût pour les familles canadiennes en matière de pertes d’emplois et de croissance économique», a plaidé Joe Oliver. Le ministre les a aussi accusés d’utiliser du financement étranger pour «saper les intérêts économiques nationaux du Canada». Une rhétorique reprise directement du lobby en faveur des sables bitumineux EthicalOil.org, et qui ne s’applique pas aux multinationales pétrolières qui ont les yeux rivés sur le pétrole albertain.
Reste qu’au-delà des prétentions du ministre, le projet de l’entreprise Enbridge est surtout controversé. Il traverse non seulement des milieux naturels de grande valeur, mais aussi des territoires autochtones reconnus comme tels par les tribunaux. Résultat: plus de 4000 personnes ont demandé à être entendues par la commission mandatée par l’Office national de l’énergie pour en étudier les impacts. Une tactique vicieuse fomentée pour ralentir le processus, a lancé le ministre conservateur.
Mais selon l’avocat Stephen Hazell, qui représente souvent des écologistes, Ottawa fait fausse route en accusant les environnementalistes de ralentir le système. En fait, les délais sont le plus souvent dus aux entreprises elles-mêmes, qui sont mal préparées ou qui retardent volontairement le mécanisme pour obtenir des avantages politiques ou financiers, a-t-il dit cette semaine, en citant l’exemple des audiences entourant l’oléoduc de la vallée du fleuve Mackenzie.
Le discours du ministre traduit en fait un «sentiment de panique», estime Steven Guilbeault, coordonnateur général adjoint d’Équiterre.
Selon lui, les conservateurs redoutent que des resserrements des normes sur les émissions de gaz à effet de serre du côté américain et en Europe nuisent aux exportations de pétrole tiré des sables bitumineux. Mais il ne s’étonne pas du discours tenu par ce gouvernement Harper désormais majoritaire.
«On accuse constamment les écologistes d’être contre le développement, alors que nous sommes contre CE modèle de développement. C’est quand la dernière fois où Stephen Harper a parlé d’énergies renouvelables?»
«Je ne me souviens pas d’avoir entendu, de la part d’un ministre, un discours aussi hargneux et partisan que celui tenu cette semaine par le ministre Oliver», a poursuivi M. Guilbeault.
Selon lui, cette vision «très autoritaire» devrait d’ailleurs déboucher sur un «démantèlement» progressif des mécanismes menant à l’autorisation de projets énergétiques.
Le gouvernement fédéral a modifié plusieurs fois le mécanisme d’approbation environnementale au cours des dernières années, principalement pour accélérer les procédures et simplifier le processus.
Le ministre Oliver souhaite maintenant raccourcir les audiences publiques afin d’accélérer l’approbation de projets.
Exporter par le Québec?
Le gouvernement Harper semble pressé de donner aux multinationales de l’énergie fossile les moyens d’exporter leur production croissante. Il faut dire que le Canada possède les plus importantes ressources pétrolières de la planète après l’Arabie saoudite. «Uniquement pour les sables bitumineux, les pétrolières comptent faire passer la production de 1,5 million de barils par jour aujourd’hui à 3 millions de barils par jour en 2020», a souligné Jean-Thomas Bernard, professeur au Département de science économique de l’Université d’Ottawa.
Le marché américain, qui consomme près du quart de la production mondiale, est évidemment une cible naturelle. D’où le projet de Keystone XL, un oléoduc qui devrait coûter 7 milliards de dollars et qui permettrait de transporter du pétrole de l’Alberta aux raffineries de Houston, au Texas. Le gouvernement Harper le défend d’ailleurs bec et ongles. Mais le projet fait face à une forte opposition. Au point où le gouvernement américain a repoussé à 2013 une décision concernant l’éventuel octroi d’un permis pour le projet, principalement en raison d’inquiétudes concernant son impact environnemental.
Quant au projet de Northern Gateway, il ouvre tout simplement la porte au marché le plus intéressant de la planète: l’Asie. «La demande est plutôt stagnante du côté américain, alors que, si on regarde du côté de pays comme la Chine, la demande est en forte croissance. Dans le contexte où on veut doubler la production des sables bitumineux, c’est un marché que les entreprises souhaitent développer le plus rapidement possible», a fait valoir Jean-Thomas Bernard. Mais aucune décision ne pourra être prise avant au moins un an et demi et des contestations judiciaires pourraient aussi survenir puisque des communautés autochtones qui seraient affectées s’y opposent.
Reste une autre option, «plus simple» selon M. Bernard, et qui permettrait de transporter le pétrole brut de l’Ouest canadien vers Portland, dans le Maine, en passant par le Québec. De là, il pourrait être transbordé à bord de navires pour être raffiné dans le sud des États-Unis. Il faudrait alors le faire voyager par l’oléoduc qui passe par Sarnia, dans le sud de l’Ontario, avant de le diriger vers Montréal, puis enfin vers Portland. Cette option impliquerait d’utiliser l’oléoduc qui part de Montréal et qui traverse le sud du Québec, en passant par Dunham. Tous les tronçons nécessaires existent déjà. Ce projet est connu sous le nom de Trailbreaker.
Suncor — propriétaire de la seule raffinerie montréalaise et gros joueur dans l’exploitation des sables bitumineux — a fait valoir en juin dernier qu’elle aimerait un jour faire couler son pétrole de l’ouest vers l’est du Canada. Il faudrait pour cela inverser le flux dans le pipeline qui relie Sarnia à Montréal. Enbridge, qui en est propriétaire, a d’ailleurs déposé une demande afin d’inverser une section du pipeline en sol ontarien.
Autorisation
Suncor est également l’unique utilisateur de l’oléoduc qui amène du brut de Portland à Montréal. Montréal Pipe-Lines, qui gère ce tronçon, est présentement devant la Cour du Québec afin d’obtenir l’autorisation de construire une station de pompage à Dunham, ce qui permettrait de faire couler le pétrole brut de Montréal vers Portland.
L’idée de voir du pétrole albertain couler vers les États-Unis en passant par le Québec n’a donc rien de farfelu. Jean-Thomas Bernard et Steven Guilbeault estiment même que ce projet pourrait se concrétiser avant les oléoducs Keystone et Northern Gateway. «Oui, il y aura de l’opposition, mais je crois que le projet a de bonnes chances de se réaliser, parce que les infrastructures sont déjà construites. Avec des ajustements mineurs, on pourrait le concrétiser», a soutenu M. Bernard.
«Le projet de transport vers l’Est est celui qui a le plus de chances de se réaliser, a affirmé lui aussi M. Guilbeault. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’enjeux environnementaux. On parle d’utiliser un oléoduc qui est âgé; il faudra augmenter la pression dans le tuyau pour transporter le pétrole des sables bitumineux, sans oublier qu’il faut inverser le flux. Je trouve ça inquiétant, surtout que tout cela se passe alors que le gouvernement fédéral a commencé un travail de démantèlement des outils de consultations publiques sur de tels enjeux. Et je pense qu’ils vont aller encore plus loin au cours des prochaines années.»