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Quand l’Occident tirera-t-il enfin les leçons de l’histoire?
Par Lord Lothian et Amir Nour
Mondialisation.ca, 22 novembre 2017

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« Je regrette les années perdues durant lesquelles ‘l’Occident a perdu le Moyen-Orient’, mais je pense que le temps est peut-être venu maintenant pour mettre tout cela derrière nous. En cette ère moderne de communication horizontale, nous nous devons de dialoguer et d’interagir davantage les uns avec les autres. Il nous est encore possible de construire un monde meilleur »[1]

 Amir Nour[2]: Votre pamphlet de l’Université de Georgetown intitulé «Comment l’Occident a perdu le Moyen-Orient» est devenu une partie essentielle d’un livre[3] qui a été bien accueilli en Algérie et suscite un intérêt croissant ailleurs dans le monde. Un tel intérêt s’explique très probablement par les évènements tragiques qui se déroulent actuellement au Moyen-Orient, mais aussi par les critiques «inhabituelles» émises par un politicien occidental à l’égard de la politique étrangère de l’Occident en général vis-à-vis du Moyen-Orient. Qu’est-ce qui vous a poussé à adopter la position que vous avez exprimée à Washington D.C. en Octobre 2013?

Lord Lothian[4]: J’ai passé une grande partie de ces quinze dernières années plongé dans la politique du Moyen-Orient et du Maghreb, ainsi que de l’ensemble de la région environnante. Mon intérêt était aiguisé par le nombre de conflits réels, potentiels et naissants, que j’ai trouvés dans la région, commençant par l’évident conflit israélo-palestinien, mais s’étendant aux divisions internes au Liban, au clivage sectaire en Irak, au conflit épisodique plus large entre Sunnites et Chiites; et bien entendu aux retombées sécuritaires pour l’Occident mises en évidence de manière spectaculaire par le 11 Septembre 2001. Les évènements actuels confirment les raisons de mon inquiétude, et ont également pour effet de recentrer mes préoccupations croissantes quant au fait que personne parmi nous ne semble tirer des enseignements des évènements passés et que nous commettons encore des erreurs évitables et susceptibles d’aggraver nos erreurs précédentes. Mon objectif initial en donnant ma conférence à l’université de Georgetown était non seulement de démontrer à quel point l’Occident s’était fourvoyé au Moyen-Orient, mais aussi comment nous avons raté une occasion historique pour construire une communauté d’intérêts entre l’Occident et les peuples arabes au moment où l’Empire ottoman se désintégrait et comment nous continuons à dilapider le peu qui reste de cette opportunité. Bien que tardivement, je crois en la nécessité d’être honnête au sujet de notre passé, dans l’espoir que ceux qui viendront après nous sauront éviter de commettre les mêmes erreurs et pourront malgré tout construire dans notre monde moderne intégré une nouvelle relation entre l’Occident et le Moyen-Orient élargi, y compris le Maghreb (MENA). Au regard des développements récents, il devient impérieux d’établir une communauté d’intérêts et de renforcer la coopération mutuelle dont le besoin se fait sentir aujourd’hui bien plus qu’hier. Ce serait une tragédie pour nous tous si nous venions à ignorer cela.

AN: A en juger par l’approche irréductible envers la région prévalant en Occident tant parmi les politiciens – comme illustré par le récent discours de votre compatriote Tony Blair à Bloomberg sur le thème «Pourquoi le Moyen-Orient est important»[5] – que parmi les élites intellectuelles, n’est-on pas fondé de vous étiqueter comme un «Robinson Crusoe» de la politique occidentale avec peu, ou pas, d’influence sur les centres de décision aux Etats-Unis et en Europe ?

LL: Mon opinion personnelle sur Tony Blair exprimée depuis des années maintenant est qu’il n’a jamais eu une solide connaissance des faits et qu’il s’est toujours montré davantage préoccupé par l’effet produit par ses déclarations que par la réalité à laquelle il est supposé faire face. D’où son incapacité de comprendre que sa position fortement pro-israélienne (comme celle de George W. Bush) durant la guerre de juillet 2006 au Liban, pendant que Beyrouth, où je me trouvais, se déchirait, pouvait avoir un effet dommageable sur la perception que les Arabes pouvaient avoir de lui, lorsqu’il a été nommé émissaire de la paix du Quartette pour le Proche-Orient. Toute sa carrière –excepté concernant l’Irlande du Nord par rapport à laquelle je dois saluer son rôle majeur dans la conclusion de l’Accord du Vendredi saint- a été basée sur ce qui s’apparente à un aveuglement dont sa justification de l’invasion de l’Irak n’est pas la moindre des illustrations. Je me sens tout particulièrement sensible à ce sujet dans la mesure où Tony Blair m’avait personnellement assuré au Parlement à l’époque que son action en Irak n’était pas liée à un objectif de changement de régime par la force (ce qui était illégal au regard du droit international) mais plutôt à l’existence de preuves solides sur la détention par ce pays d’armes de destruction massive. C’est sur cette seule base que j’avais demandé à mon parti de soutenir Tony Blair avant de réaliser que j’ai été induit en erreur. Par conséquent, tout ce qu’il dit à propos du Moyen-Orient, je le prends avec des pincettes, tout autant d’ailleurs que sur la plupart des justifications qu’il a avancées sur les évènements subséquents. Je me dois aussi de m’interroger gentiment sur ce qu’il a réalisé en sa qualité d’émissaire du Quartette pour le Moyen-Orient. La réponse est : « pas beaucoup ». Quant à l’étiquette d’un « Robinson Crusoe », je ne saurais juger de l’impact que pourraient avoir mes idées et conférences. Cela ne veut pas dire pour autant que dans le monde interconnecté d’aujourd’hui celles-ci ne méritent pas d’être pensées et exposées. Certes, il serait plus aisé de garder le silence sur plusieurs de ces questions ; cela ne signifie pas que l’on a raison d’agir ainsi et une telle attitude n’est certainement pas courageuse. Une voix solitaire ne se fait pas forcément entendre immédiatement, mais avec le temps elle pourrait s’avérer utile.

AN: Que répondez-vous à ceux parmi les critiques qui considèrent que votre position «courageuse» est conçue selon une perspective de «realpolitik» ; en d’autres termes, du titre choisi déplorant la «perte» du Moyen-Orient, à l’insistance sur les «perceptions» plutôt que sur les «réalités», et jusqu’aux remarques finales mettant en avant le vœu de «regagner» un jour la «région perdue», votre pamphlet se borne à reproduire les idées reçues occidentales par rapport aux affaires du Moyen-Orient ?

LL: Le cynisme et le scepticisme sont les armes traditionnelles et faciles des critiques. Après quarante ans d’expérience dans l’arène politique, ceux-ci ne me dérangent guère. Les griefs énumérés dans cette question proviennent d’une incompréhension des nuances, lesquelles ont bien été saisies par mon auditoire de l’université de Georgetown, lui dont la perception historique de la façon de gagner des amis et d’influencer les gens est connue. J’avais aussi besoin de trouver un titre qui puisse «accrocher» l’intérêt des Américains ; ce qui fut fait. En utilisant le terme «regagner», je fais référence aux cœurs, aux esprits et à la confiance que nous avions sans doute gagnés en 1916, mais que nous avons considérablement gâchés à travers nos actions ultérieures. Il est à souhaiter qu’il ne soit pas trop tard de commencer à les regagner. Ce qu’il faut dire, ce n’est pas tant que l’Occident a perdu le Moyen-Orient, mais qu’il ne se devait pas du tout de le perdre. «Incapacité de gagner» aurait pu être une description plus précise de ce qui s’est passé, mais une telle qualification n’aurait pas permis de capter l’attention comme a pu le faire le titre que j’ai choisi. Prétendre comme le font les critiques que ma conférence reprend simplement les idées reçues occidentales par rapport aux affaires du Moyen-Orient concorde étrangement avec les reproches qui m’ont été faits par certains experts occidentaux qui ont le sentiment que j’ai été particulièrement injuste à l’endroit de l’Occident. En définitive, il ne me déplaît pas trop de me retrouver dans cette situation où je me vois critiqué par les deux parties en même temps.

AN: Pour paraphraser une célèbre citation de votre autre illustre compatriote, Lord Palmerston[6], les relations internationales sont basées essentiellement sur la défense des intérêts nationaux. Ne pensez-vous donc pas que l’Occident ne se soucie que de ses propres intérêts, qu’il s’allie avec quiconque lui garantit la prédominance de ces intérêts, et que peu lui importe à cet effet que son «partenaire» soit sunnite ou chiite ?

LL: Il est vrai que les relations internationales sont traditionnellement fondées sur la poursuite des intérêts nationaux, mais il est communément admis que c’est une erreur de considérer cela comme synonyme de satisfaction d’intérêts égoïstes ou simplement matériels. L’erreur commise par l’Occident dans la région durant le siècle dernier s’explique en partie par le fait d’avoir satisfait ses intérêts matériels, au prix du sacrifice d’amitiés inestimables. Je soutiens que cela n’a pas marché et qu’au bout du compte, les intérêts nationaux n’ont pas été servis. Je considère toutefois qu’il n’est pas et qu’il ne devrait jamais être, dans l’intérêt de l’Occident de prendre parti dans le vieux clivage religieux entre Sunnites et Chiites. C’est la raison pour laquelle je tiens tellement à ce que nous ne nous trouvions pas mêlés à ce conflit qui refait surface aujourd’hui.

AN: Vous critiquez l’emploi par l’Occident d’une terminologie malheureuse comme, par exemple, la «guerre contre la terreur», «choc et effroi» et «dommages collatéraux». Or, selon certains, vous semblez vous-même tomber dans ce piège des excès de langage quand vous utilisez des vocables comme «islamisme», «djihadisme» – souvent assimilés au «terrorisme» d’ailleurs – et «rue arabe». Qu’en pensez-vous ?  

LL: J’ai toujours critiqué l’emploi de l’expression «guerre contre la terreur». Les guerres sont menées entre des armées et des protagonistes. La réaction au 11 Septembre a été de poursuivre des individus ayant perpétré un crime haineux dont les victimes n’étaient pas des ennemis, mais des personnes innocentes de nationalités et de confessions religieuses différentes. Décrire la poursuite de ces criminels maléfiques comme étant une guerre leur a conféré un statut et une crédibilité auxquels ils aspiraient certainement, mais qu’ils ne méritaient tout aussi certainement pas. Le terrorisme est l’emploi de la terreur résultant d’un acte violent pour satisfaire des fins politiques. C’est une forme de chantage. Ce n’est pas une guerre, et le désigner ainsi lui a donné un prestige qui, à son tour, lui a permis de se radicaliser et de recruter des jeunes naïfs pour servir une cause diabolique. J’ai décrié l’expression «choc et effroi» car je la trouve abusivement propagandiste et conçue pour faire peur. De plus, elle fait partie d’une rhétorique aliénante et inutile. Et je condamne l’expression «dommages collatéraux» car étant une tentative doucereuse destinée à dissimuler la vérité selon laquelle des personnes innocentes sont prises sous des feux croisés et s’en trouvent soit grièvement blessées soit tuées. C’est tout à fait le cas s’agissant de l’utilisation des drones de guerre. Cette expression sert essentiellement à tromper. Je dois dire par ailleurs que j’ai été surpris de voir figurer le concept de «rue arabe» parmi la terminologie qui a fait l’objet de critiques. C’est en fait une expression proposée il y a longtemps par nombre d’intellectuels arabes afin de distinguer l’Arabe ordinaire – que l’on appellerait en Grande-Bretagne l’homme de la rue– de ses dirigeants qui, eux, sont susceptibles d’être motivés par des ambitions plus personnelles.

AN: Vous dénoncez de la même manière la politique des «deux poids, deux mesures» et d’autres incohérences politiques pratiquées par l’Occident en matière de démocratie, de droits de l’Homme et de primauté du droit. Mais ne tombez-vous pas vous-même dans les mêmes travers lorsque vous cautionnez la «démocratie obstinée» en Israël -qualifiée d’Apartheid par l’ancien Président américain Jimmy Carter[7]– en ne tenant pas compte du soi-disant «Printemps arabe» que vous réduisez à une «aventure» (en Libye) et à une «dérive djihadiste» (en Syrie) et en ne mentionnant même pas l’expérience démocratique tunisienne ? Cette dernière remarque semble d’autant plus significative que vous co-présidez la «Conférence d’Hammamet» du British Council.[8]

LL: La critique que je fais du “Printemps arabe” ne concerne pas tant sa signification conceptuelle que le résultat auquel il a abouti et les espoirs inconsidérés que l’Occident y a investis sans faire preuve, au préalable, de la moindre diligence raisonnable. La Tunisie s’en est sortie, assurément, non sans difficulté il est vrai ; et elle continue de faire des progrès constants. Au départ, l’Occident a applaudi le phénomène car y voyant l’avènement de la démocratie libérale dans la région. En Egypte ? En Libye ? En Syrie? Je pense pour ma part que les faits aujourd’hui sont malheureusement suffisamment éloquents et n’ont pas besoin de moi comme avocat.

AN: Le livre met en garde, à juste titre, contre les dangers de désintégration territoriale et de conflits sectaires au sein du monde musulman. Au vu de l’actuelle partition de facto de l’Irak, la sonnette d’alarme est en train d’être tirée un peu partout dans la région. Quelle est, selon vous, la meilleure manière de faire face efficacement à ces menaces imminentes ?

L.L: La situation en Syrie et en Irak est tellement mouvante et indécise que je me suis gardé d’en faire des commentaires substantiels, sinon que d’affirmer que l’Occident commettrait une erreur s’il s’engageait militairement dans l’un ou l’autre des deux pays précités, dès lors qu’une pareille intervention serait de nature, une fois de plus, à aggraver le problème plutôt qu’à le régler. L’EIIL[9] est devenu une préoccupation pour l’Occident en raison de sa capacité de recruter dans ses rangs des musulmans établis dans les pays occidentaux, d’où la possibilité d’extension à ces derniers du risque sécuritaire. Le problème de l’EIIL est dans une large mesure un problème régional et doit être résolu dans et par la région elle-même. Toute intervention occidentale y serait contreproductive.                                                                        

AN: Après le succès de votre conférence de Georgetown, envisagez-vous d’écrire une espèce de suite à cette conférence à l’avenir ?

LL: Je viens effectivement de donner une plus longue conférence à Washington D.C, intitulée «Quand allons-nous vraiment apprendre : la fin des interventions militaires ?». Le texte de cette conférence peut être téléchargé à partir du site web de Global Strategy Forum[10].

AN: Un mot de la fin à l’adresse des publics algérien et international ?

LL: Je regrette les années perdues durant lesquelles «l’Occident a perdu le Moyen-Orient», mais je pense que le temps est peut-être venu maintenant pour mettre tout cela derrière nous. En cette ère moderne de communication horizontale, nous nous devons de dialoguer et d’interagir davantage les uns avec les autres. Il nous est encore possible de construire un monde meilleur.

 

Pour la version en anglais :

When Will the West Ever Learn from History?, le 18 novembre 2017

 

Photo : Graffiti denouncing strikes by US drones in Yemen. (Photo: Khaled Abdullah/Reuters)

Notes                                                                               *

[1] Entretien réalisé le 5 juillet 2014.

[2] Chercheur algérien en relations internationales, auteur, notamment du livre “L’Orient et l’Occident à l’heure d’un nouveau Sykes-Picot”, Editions Alem El Afkar, avril 2014. Il est un fervent défenseur du désormais vital «dialogue des civilisations», dont l’alternative, dans le monde de plus en plus mondialisé et polarisé d’aujourd’hui, est un catastrophique “choc des civilisations”.

[3] Téléchargeable gratuitement en format PDF en cliquant sur les liens suivants

Http://www.mezghana.net/amir-nour.pdf (version française)

and Http://www.mezghana.net/Sykes-Picot.jadeed-REAL.LAST.pdf ( version arabe).

[4] Lord Lothian (anciennement, Michael Ancram) est un politicien, membre du parti conservateur britannique. Il est né à Londres en 1945. Il a été élu au Parlement britannique en 1974 et y a servi comme député conservateur jusqu’à sa retraite à l’élection générale de mai 2010. Il a ensuite été nommé à la Chambre des Lords en tant que pair à vie. Entre 2001 et 2005, il a occupé les postes de président du Parti conservateur, Leader adjoint, Secrétaire d’Etat aux Affaires Etrangères et Secrétaire d’Etat à la Défense dans le cabinet fantôme (opposition). Il est le premier Président du Forum de Stratégie Globale (un forum politique indépendant et non partisan dédié à la promotion d’idées nouvelles et d’un débat actif sur les affaires étrangères, la défense et la sécurité internationale) qu’il a fondé en mai 2006.

[5] http://blogs.spectator.co.uk/coffeehouse/2014/04/full-text-tony-blairs-speech-on-why-the-middle-east-matters/

[6] Henry John Temple Palmerston: «Nous n’avons pas d’alliés éternels et nous n’avons pas d’ennemis perpétuels. Nos intérêts sont éternels et perpétuels, et il est de notre devoir de les suivre» (remarques faites à la Chambre des Communes le 1er mars 1848).

[7] Jimmy Carter, «Palestine: Peace not Apartheid», éditions Simon and Schuster, 2006.

[8] http://www.britishcouncil.ly/en/programmes/society/hammamet-conference

[9] L’Etat Islamique en Irak et au Levant, aujourd’hui appelé l’Etat Islamique (IS).

[10] http://www.globalstrategyforum.org/wp-content/uploads/Lord-Lothian-EI-lecture-2June2014.pdf

 

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