Que savons-nous de la pauvreté dans le monde ?
Les instruments que mobilise la Banque mondiale pour mesurer la pauvreté dans le monde sont-ils satisfaisants ? Réponse du philosophe Thomas Pogge (Columbia University, New York).
Depuis douze ans, la Banque mondiale fournit régulièrement des statistiques sur l’étendue, la répartition géographique et l’évolution de l’extrême pauvreté. Ces statistiques sont mille fois citées et utilisées comme des faits. L’ONU s’en sert pour démontrer de prétendus progrès dans la voie du premier « objectif de développement du millénaire » qui vise à réduire de moitié la pauvreté dans le monde de 1990 à 2015.
Or les méthodes de calcul de la Banque Mondiale sont extrêmement douteuses. Il y a des raisons de penser qu’avec une méthode plus plausible on observerait une tendance plus négative et une pauvreté beaucoup plus étendue.
La Banque Mondiale définit la pauvreté par le pouvoir d’achat que procure une certaine somme en dollars durant une année donnée (« année de réference »). Elle détermine cette somme selon les seuils de pauvreté domestique déjà en usage dans les différents pays étudiés. Elle a d’abord choisi le seuil de pauvreté intérieur le « plus typique » pour les pays en voie de développement, défini par un budget mensuel par personne possédant un pouvoir d’achat équivalent à celui de 31 dollars aux Etats-Unis en 1985. Plus tard, ce montant fut arrondi vers le bas à 30,42$, soit « un dollar par jour ».
Pour appliquer sa définition, la Banque Mondiale convertit d’abord ce seuil de pauvreté défini en dollars dans d’autres devises et le transpose ensuite de l’année de référence (1985) à d’autres années. Son procédé pour opérer cette double conversion est extrêmement problématique.
Pour la première conversion, la Banque mondiale utilise les parités de pouvoir d’achat publiées régulièrement par l’International Comparison Program (ICP). Selon le pays en voie de développement en question, ces parités sont trois à sept fois supérieures aux taux de change correspondants. La Banque Mondiale part donc de l’hypothèse selon laquelle, dans les pays en voie de développement, on peut acheter avec 4,50 à 10$ autant qu’avec 30,42$ aux Etats-Unis.
Cette hypothèse est pourtant intenable. Le rapport entre les prix dans les pays riches et les prix dans les pays pauvres varie énormément selon les marchandises. Les prix des biens facilement négociables par-delà les frontières sont à peu près les mêmes dans tous les pays. Les biens et les services qu’on ne peut pas exporter facilement peuvent coûter dans les pays riches jusqu’à cent fois plus que dans les pays pauvres. Lorsque l’ICP fixe le pouvoir d’achat de la roupie indienne à 5,3 fois son taux de change par rapport au dollar, l’ICP nous fournit donc une valeur moyenne dans le calcul de laquelle, en gros, chaque marchandise est prise en considération selon sa part moyenne dans la consommation domestique.
Ceci est judicieux lorsqu’on veut comparer le PNB de l’Inde à celui des USA. Pour ce faire, on estime par exemple que les biens et prestations de service produits en Inde en 2001 et qui y ont coûté 460 milliards de dollars au total, auraient coûté aux USA 2450 milliards de dollars.
C’est toutefois commettre une erreur grave que de multiplier les revenus des Hindous pauvres par cette valeur moyenne de 5,3. Car la consommation des pauvres ne reflète pas la consommation mondiale, mais se concentre sur les produits alimentaires de base et autres produits de nécessité vitaux. Ceux-ci sont certes meilleur marché dans les pays pauvres, mais leur prix n’est de loin pas aussi modique que ne le suggèrent les parités de pouvoir d’achat établies par l’ICP. La raison en est évidente. Ce n’est pas pour les prestations de service non exportables qu’il existe les plus grandes différences de prix entre pays riches et pays pauvres. Dans les pays très pauvres, on peut obtenir une aide ménagère, un chauffeur ou une coupe de cheveux pour seulement un centième de nos tarifs. Des différences de prix aussi gigantesques tirent les parités de pouvoir d’achat de l’ICP de ces pays vers le haut. Mais elles ne concernent absolument pas leurs pauvres, qui ne peuvent pas s’offrir de telles prestations de service. Le résultat de la première conversion, à savoir qu’on vit mieux en Inde avec 6$ par mois qu’avec 30,42$ aux USA, est donc absurde si on reçoit pour cette somme beaucoup moins de biens de première nécessité.
De fait, lorsqu’on convertit le seuil de pauvreté dans d’autres devises, on doit prendre en considération les prix locaux des biens et des prestations de service, non pas à proportion de leur part de la consommation mondiale, mais en fonction de leur importance pour la satisfaction des besoins fondamentaux de l’homme.
Nous n’avons pas encore les informations sur les prix qui nous seraient nécessaires pour entreprendre de manière plausible des comparaisons internationales entre les pouvoirs d’achat. Les informations existantes relatives aux prix des produits alimentaires dans leur ensemble, au pain et aux céréales, ainsi qu’à d’autres biens de première nécessité, montrent toutefois que dans les pays pauvres, ceux-ci sont en moyenne 30 à 40% plus chers que ne le suggèrent les parités de pouvoir d’achat de l’ICP (cf. Center for International Comparisons (Université de Pennsylvanie) et Institute of Social Analysis). Si la Banque Mondiale basait sa conversion du seuil de pauvreté dans les devises des pays en voie de développement sur un index des prix des produits de première nécessité vitaux, elle devrait donc probablement réviser très considérablement à la hausse ses seuils de pauvreté domestiques, et par conséquent aussi ses estimations relatives au nombre de personnes vivant dans la pauvreté.
La Banque mondiale obtient de cette première conversion les seuils de pauvreté nationaux pour les différents pays pour l’année de référence (1985). Dans un second temps, on calcule pour ces pays les seuils de pauvreté nationaux pour d’autres années. La Banque Mondiale prend ici pour base pour chaque pays l’index national des prix à la consommation. Cet index prend en considération les variations de prix de tous les biens et prestations de service selon la part de la consommation nationale qu’ils représentent. Il est, par conséquent, complétement inapte à mesurer l’évolution du pouvoir d’achat des revenus extrêmement bas. A quoi cela sert-il aux Hindous pauvres que leur revenu augmente par rapport au prix des ordinateurs, des chaînes stéréo et des billets d’avion lorsqu’il décroît par rapport au prix du riz ? Pour juger de l’évolution du pouvoir d’achat réel de leur revenu, on devrait se concentrer sur le prix des biens de première nécessité vitaux. Or, ceux-ci représentent, même dans les pays pauvres, seulement une fraction de la consommation domestique des particuliers. Aussi l’évolution de leur prix peut-elle être entièrement différente de l’évolution du prix moyen de tous les biens de consommation. C’est pourquoi la deuxième conversion n’est pas crédible, elle non plus. En outre, il est significatif que ces deux conversions opérées par la Banque Mondiale ne s’accordent pas. Car dans le première, les marchandises sont prises en considération selon leur part dans la consommation internationale des particuliers, tandis que dans la seconde elles le sont selon leur part dans la consommation domestique des particuliers. Il en résulte que, plus une année est éloignée de l’année de référence, moins les seuils de pauvreté domestiques de l’année considérée correspondent aux parités de pouvoir d’achat de l’ICP valables pour cette année-là.
Si nous reconvertissons par exemple en dollars, au moyen des parités de pouvoir d’achat calculées par l’ICP pour 1993, les seuils de pauvreté domestiques calculés par la double conversion, il s’avère qu’ils diffèrent de manière considérable. Au seuil de pauvreté mauritanien correspond en 1993 le pouvoir d’achat de 78,20$ aux USA, au seuil de pauvreté nigérian le pouvoir d’achat de 21,30$, aux autres seuils de pauvreté domestiques le pouvoir d’achat d’un montant compris entre ces deux extrêmes. A un intervalle de seulement huit ans, on ne peut donc plus parler d’un seuil de pauvreté uniforme.
Pour remédier à ce problème, la Banque mondiale entreprend parfois une redéfinition en adoptant une année de référence plus récente. La fixation de seuil la plus récente choisit 1993 comme référence et définit le seuil de pauvreté international comme la somme médiane des dix plus bas seuils de pauvreté domestiques de cette année-là, à savoir comme représentant un budget mensuel par personne équivalent au pouvoir d’achat de 32,74$ aux USA cette année-là.
Ce nouveau seuil de pauvreté est-il supérieur ou inférieur aux anciens ? La réponse diffère d’un pays à l’autre. Aux USA, le niveau général des prix a augmenté de 34,3% de 1985 à 1993. L’ancien seuil de pauvreté équivalait donc en 1993 à un pouvoir d’achat de 41,63$, si bien que le nouveau seuil de pauvreté représente une considérable révision vers le bas. La même chose vaut pour plus de 80% des être humains et des pays pour lesquels des statistiques publiques sont disponibles. Qui révise ainsi le seuil de pauvreté international vers le bas restreint l’étendue officielle de la pauvreté mondiale, sans soulager la détresse en quoi que ce soit.
Dans ses dernières données sur les tendances actuelles, la Banque Mondiale adopte un nouveau seuil de pauvreté uniforme. Elle a ainsi déclaré que le nombre de personnes dont le budget mensuel représente un pouvoir d’achat inférieur à 32,74$ de l’année 1993 aux USA est tombé de 1,18319 milliards en 1987 à 1,17514 en 1998 (soit un cinquième de l’humanité).
Malgré leur impressionante précision, ces chiffres n’ont aucune valeur. Premièrement, parce que la Banque mondiale a utilisé pour sa conversion du montant en dollars en 1993 dans d’autres devises les parités de pouvoir d’achat de l’ICP qui surestiment fortement ce que les foyers pauvres peuvent acheter comme produits de première nécessité vitaux. Deuxièmement, parce que, dans la conversion depuis les seuils de pauvreté domestiques qui en résultent pour 1993 vers les années 1987 et 1998, la Banque Mondiale a pris en considération les prix de tous les produits selon leur part dans la consommation domestique des particuliers, au lieu de se limiter aux prix des produits de première nécessité qui sont les seuls à être pertinents dans le cas des foyers pauvres. Troisièmement, parce que les seuils de pauvreté domestiques pour 1987 et 1998 – années situées à un intervalle de respectivement cinq et six ans de la référence – ont perdu jusqu’à l’uniformité apparente (la parité des pouvoirs d’achat de l’ICP) de l’année de référence. A cela s’ajoute également le fait que la Banque Mondiale, en définissant ses seuils de pauvreté, part d’un montant en dollars qui est fixé assez arbitrairement et qui n’est guère compatible avec la signification normale du mot « pauvreté ». Nous disons d’une personne qu’elle est pauvre lorsqu’elle ne peut subvenir à ses besoins humains normaux de base. Il est naturellement judicieux de préciser davantage ce mot en le rapportant à un budget mensuel. Mais, ce faisant, il faut encore se demander ce dont les êtres humains ont besoin pour survivre. Le seuil de pauvreté de la Banque Mondiale le plus récent correspond aujourd’hui aux USA à un budget mensuel par personne de 41 dollars. Essayez donc de vous en sortir pendant un mois avec ce seul montant, accompagné de la consolation de ne pas faire officiellement partie des pauvres. Car, d’après la Banque Mondiale, seuls sont pauvres ceux qui disposent d’un revenu inférieur (en moyenne inférieur de 30%).
Ces quatre problèmes pourraient être résolus d’un seul coup. La détermination d’un concept de pauvreté plausible doit partir d’une conception des besoins fondamentaux des êtres humains, puis rechercher quels sont les différents produits à l’aide desquels nous pouvons satisfaire ces besoins. Nous devons alors considérer comme pauvres ceux qui ne peuvent pas s’offrir un assortiment suffisant de ces produits. Pour prendre une décision dans chaque cas concret, on aurait besoin avant tout de données précises sur les prix, en particulier sur les biens de première nécessité les moins chers, données qui pourraient être collectées aisément et sans surcoût notable dans le cadre des relevés de l’ICP qui ont lieu de toutes les façons.
Un tel concept de pauvreté est conforme à la signification usuelle du terme « pauvreté » et garantit en outre que les seuils de pauvreté calculés sur cette base pour différentes années et différents lieux ont une signification uniforme. C’est seulement en développant une telle méthode alternative que l’on peut étudier de manière fiable les dimensions chiffrées du problème de la pauvreté mondiale. Tant que la méthode actuelle de la Banque Mondiale et les données qui se basent sur elle conserveront leur monopole dans les organisations internationales et dans la recherche universitaire sur la pauvreté, on ne pourra pas prétendre prendre ce problème réellement au sérieux.
Traduit de l’anglais par Jean-Christophe Merle.