Que veut vraiment l’Inde, membre du BRICS?

Vous n’avez peut-être jamais entendu parler de LEMOA. En jargon global du Sud, LEMOA – Logistics Exchange Memorandum Agreement [Accord sur les échanges logistiques] – est vraiment une grande affaire, signée à la fin août par le ministre indien de la Défense Mohan Parrikar et le capo du Pentagone Ash Carter.

Comme Carter l’a embobiné quatre mois avant la signature, LEMOA stipule que les forces américaines «peuvent» être déployées en Inde dans des circonstances particulières. Essentiellement, Delhi permettra à Washington de faire le plein, de garder des contingents et du matériel dans des bases indiennes, mais seulement en cas de guerre.

En théorie, l’Inde ne propose pas aux États-Unis de base militaire permanente. Pourtant, compte tenu du palmarès passé du Pentagone, cela peut évidemment changer en un éclair.

Pas étonnant que les nationalistes indiens soient outrés – insistant sur le fait qu’il n’y a aucun gain stratégique dans ce gambit, en particulier pour une nation qui est très fière d’être l’une des fondatrices du Mouvement des non-alignés (NAM).

Les mamours avec le Pentagone arrivent seulement quelques mois après que le Premier ministre Narendra Modi – qui avait refusé un visa américain pendant près d’une décennie – s’est exprimé dans une réunion conjointe du Congrès, déclarantdans une glorieuse envolée que l’Inde et les États-Unis sont «des alliés naturels» et appelant à un partenariat plus étroit.

Modi y est allé plein pot, se référant même à l’influence de Gandhi sur la stratégie de désobéissance civile non violente du révérend Martin Luther King – quelque chose qui ne pouvait que lui gagner une ovation debout sur la colline du Capitole.

Le partenariat «plus proche» porte sur des questions militaires et nucléaires. Comme Modi l’a rappelé au Congrès – qui avait besoin d’une piqûre de rappel – le montant des armes vendues par le complexe militaro-industriel US à l’Inde est «passé de presque zéro à $10 milliards en moins d’une décennie».

Ensuite, il y a l’accord de coopération nucléaire entre les États-Unis et l’Inde, qui ouvre une fenêtre aux sociétés américaines pour construire et fournir les réacteurs nucléaires indiens. Et finalement, Washington est disposé à partager «certaines» – le concept opératoire est le mot «certaines» – technologies militaires avec Delhi.

Géopolitiquement, tout cela se rapporte à ce qui est arrivé récemment dans la mer des Philippines, lorsque les États-Unis, le Japon et l’Inde ont effectué des manœuvres militaires de guerre anti sous-marines et de défense aérienne, la preuve d’une mise en pratique du «pivot vers l’Asie», comme dans le re-peaufinage de l’ordre naval sécuritaire en Asie pour contrer – qui d’autre ? – la Chine.

Modi et le yoga géopolitique

Pourtant, les choses ne sont pas aussi manichéennes – du point de vue indien. Ce n’est pas un secret que des secteurs clés de la diaspora indienne aux États-Unis sont tout à fait intégrés au consensus de Washington et aux mécanismes d’hégémonie des suspects habituels tels que le Conseil des relations étrangères et la Rand Corporation. Mais le jeu de Modi est beaucoup plus sophistiqué.

La priorité de Modi est d’installer l’Inde en tant que puissance sud-asiatique principale. Donc il ne peut pas se permettre de contrarier Washington. Au contraire, il embarque les États-Unis à bord dans sa très ambitieuse stratégie Make in India : «Une initiative nationale d’envergure visant à faciliter l’investissement, favoriser l’innovation, améliorer le développement des compétences, protéger la propriété intellectuelle et construire les meilleures infrastructure manufacturières du moment».

Naturellement, les sociétés américaines – lourdes supportrices du Traité Trans-Pacifique, le TPP – salivent devant les perspectives lucratives. Le chemin est similaire à celui suivi par la Chine depuis des décennies, mais maintenant avec l’accent sur la «protection de la propriété intellectuelle» pour attirer la foule des obsédés du TPP.

Un autre objectif géopolitique de Modi est de présenter avec force l’Inde – et non le Pakistan – à Washington comme le partenaire idéal, fiable et rationnel, en Asie du Sud. C’est risqué, parce que, pour le Pentagone, les multiples déclinaisons de la guerre contre la terreur en AfPak sont, de facto, configurées comme quelque chose d’éternel ressemblant à l’opération Enduring Freedom.

Et puis il y a encore une fois l’angle militaire : l’Inde, en diversifiant ses fournisseurs d’armes – la plupart du temps, elle achète à la Russie – vers les États-Unis, mais pas beaucoup, rétablit un juste équilibre.

C’est un équilibre entre les États-Unis et le BRICS, ce dernier en lui-même est la noix la plus difficile à casser. Comme Pékin l’admet en termes non équivoques, «La coopération du BRICS fait face à un risque de régression, plutôt que de progression, en raison de nouvelles circonstances complexes.»

C’est un euphémisme diplomatique d’anthologie. Ceci durera tant que Washington voudra par tous les moyens contenir la Chine derrière la première chaîne des îles de la mer de Chine du Sud alors qu’il n’y a pas grand chose que Delhi puisse faire pour empêcher le Myanmar d’ouvrir à Pékin un accès total à l’océan Indien via le Pipelineistan, les ports et les trains à grande vitesse.

Découvrez le corridor INSTC

Au prochain sommet du BRICS à Goa, le mois prochain, certaines de ces subtilités géopolitiques seront discutées tranquillement derrière des portes closes. Le BRICS peut être en désarroi, avec le Brésil en changement de régime, la Russie sous les sanctions et l’Inde flirtant avec les États-Unis. Mais le BRICS reste engagé dans des développements institutionnels sérieux, tels que la Nouvelle banque de développement (NDB), la poussée pour commercer dans leurs propres devises et plusieurs volets politico-économiques axés vers un monde multipolaire.

Ce mouvement en cours est illustré par une affaire importante – non diffusée –, l’intégration eurasienne par la symbiose entre l’Inde et l’Iran. Delhi compte sur Téhéran pour renforcer son jeu dans une économie propulsée par le gaz naturel, et pour profiter, à long terme, de la parfaite porte d’embarquement persane vers les marchés d’Asie centrale.

La plaque tournante est bien sûr le port de Chabahar. Le point culminant d’une visite de Modi à Téhéran, il y a quatre mois, a été le contrat signé entre l’Indien Ports Global Private Limited et l’Iranien Arya Banader. Il s’agit du «développement et de l’exploitation pendant dix ans de deux terminaux et cinq postes d’amarrage pour la manutention du fret».

Il y a beaucoup plus : le développement de zones économiques spéciales (ZES) et des liaisons route-rail essentielles de l’Iran vers l’Afghanistan et l’Asie centrale. L’Inde aura alors un accès direct à l’Afghanistan, en contournant le Pakistan. Cela ne choque pas car Delhi et Kaboul sont déjà des partenaires stratégiques.

Chabahar est à seulement 500 km à l’est du détroit ultra-stratégique d’Ormuz.

Dans un proche avenir, nous pourrions aussi bien voir une configuration dans laquelle la marine indienne aura le droit d’utiliser Chabahar tandis que la marine chinoise pourra mouiller à Gwadar, au Pakistan, à seulement 150 km par la mer à l’est de Chabahar. Toutes choses que les dialogues du BRICS – ou de l’Organisation de coopération de Shanghai (SCO) – peuvent garder sur un rythme de navigation en douceur.

Pour l’Iran, c’est un jeu certifié gagnant-gagnant. Non seulement l’Iran sera connecté à l’une des Routes de la soie – One Road (OBOR) – mais il consolidera aussi un autre corridor de transport en Eurasie, International North-South Transportation Corridor (INSTC) entre l’océan Indien et l’Asie centrale. Les membres principaux de ce corridor sont l’Iran, l’Inde et la Russie… Remarquez, encore une fois, l’interpénétration des BRICS et de l’OCS.

Le Grand Schéma dans la planification à long terme de Modi ne montre pas Delhi soumis au rôle de vassal flagrant de Washington. L’Inde a besoin de stabilité garantie avec tous les acteurs importants – des États-Unis à la Chine, étant donné que le plan directeur est d’amener 1,3 milliards d’Indiens près du niveau de vie de la classe moyenne chinoise.

La Chine a pris la tête. L’Inde a jusqu’à 2050 pour la rattraper. Pendant ce temps, il n’est pas dans l’intérêt de l’Inde de rejoindre activement la politique de confinement ou d’encerclement de la Chine par les États-Unis, que ce soit «pivot» ou «rééquilibrage». Il est plus probable que l’Inde, à la façon de Gandhi, pratiquera l’art de la non-violence, la neutralité énergique.

Pepe Escobar

Article original : What is BRICS member India really up to? Russia Today, 19 septembre 2016

Traduit et édité par jj, relu par Cat pour le Saker Francophone

 

Pepe Escobar est l’auteur de Globalistan : How the Globalized World is Dissolving into Liquid War (Nimble Books, 2007), Red Zone Blues : a snapshot of Baghdad during the surge (Nimble Books, 2007), Obama does Globalistan (Nimble Books, 2009), Empire of Chaos (Nimble Books) et le petit dernier, 2030, traduit en français.

 



Articles Par : Pepe Escobar

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