Québec, Canada – Les revenus de l’État, une priorité

On se demande comment l’idéologie dominante arrive encore à faire passer des évidences d’ordre logique pour des bizarreries de l’esprit. Ainsi en va-t-il de la nécessité absolue pour le gouvernement du Québec d’augmenter radicalement ses revenus s’il souhaite que son action ait encore un sens dans la vie publique.
On saura gré à Québec solidaire d’avoir bravé les injonctions à la restriction mentale d’éditocrates et « experts » de la planète médiatique en faisant de ce thème un enjeu central de la campagne électorale en cours. Il s’agit là d’un acte politique plus que politicien, dans la mesure où cet enjeu suppose un positionnement fondamental sur des questions d’organisation sociale, plus que de simples manoeuvres stratégiques pour satisfaire tel ou tel public cible.
Depuis une quarantaine d’années maintenant, on voit les autorités publiques de nombreux pays d’Occident se livrer à une prétendue concurrence fiscale qu’ils présentent comme une fatalité alors qu’ils l’organisent soigneusement. Les paradis fiscaux sont évidemment l’emblème de cette supercherie : peut-on croire sérieusement que Philippe Couillard, qui en a profité à Jersey, François Legault, dont la société Air Transat avait une filiale à la Barbade, pleurent l’existence de législations ultrapermissives auxquelles le Canada permet un accès légal et facile depuis les années 1960 et qui répondent pour la plupart directement de la Couronne britannique ?
Il est étonnant qu’il soit si difficile d’inscrire cet enjeu de manière centrale dans le débat public alors que les puissants se targuent de traiter des “vraies affaires” et d’arguer continuellement au nom du “gros bon sens.
Une dette étouffante
Or ce sont des dizaines de milliards de dollars que les entreprises multinationales et les individus richissimes de notre pays transfèrent dans ces États anomiques, tandis qu’ici, les petites et moyennes entreprises, la classe moyenne et les prolétaires se saignent en payant taxes et impôts pour des services publics qui perdent en qualité. Pis, nous nous sommes donné une dette étouffante pour tenter de boucler des budgets, notre gouvernement empruntant des sommes colossales auprès de multinationales et d’organisations financières qu’il n’impose plus. C’est le monde à l’envers : au titre du service de la dette, voilà les citoyens du Québec qui versent des intérêts à des pouvoirs privés largement exonérés d’impôts de façon à financer seuls des services publics qui, paradoxalement, profitent surtout aux détenteurs de capitaux et aux grandes entreprises. N’est-ce pas à leur profit que se trouvent ainsi administrés des universités, routes, aéroports et subventions à l’entreprise ?
S’il importe de chiffrer, calculer, comptabiliser ce qu’il en est de ces enjeux, l’important réside bien entendu au demeurant dans le diagnostic politique. Car les chiffres ne pensent pas, ne délibèrent pas et n’agissent pas. Ils sont le reflet de décisions humaines que l’on prend ou — hélas trop souvent — ne prend pas, pour garantir à l’État la capacité d’assumer sa mission sociale. Les économistes feraient oeuvre utile s’ils nous épargnaient une fois pour toutes leurs doctes études en considérant, hormis quelques variables, que « toute chose est égale par ailleurs ». L’heure est venue de penser politiquement, quand « toute chose » se trouve agencée autrement que dans le cadre idéologique actuel, pour converger vers un résultat chiffré, de l’ordre de celui que Québec solidaire vient d’estimer. Dans un pays où on serait conscient de l’importance de l’évitement fiscal, les titulaires et fonctionnaires des ministères du Revenu, de l’Économie, des Affaires intergouvernementales et des Relations internationales ne penseraient plus en fonction du cadre étriqué dans lequel on analyse actuellement les chiffres officiels. Ce changement de paradigme produirait évidemment de nouveaux résultats.
Une vache à lait
Ainsi en va-t-il de la corruption, si on la considère comme autre chose que le simple trafic d’influence. Combien d’argent l’État épargnerait pour le compte des femmes et des hommes de ce pays s’il n’était plus l’apanage de gens d’affaires qui ont laissé l’État se corrompre en en faisant plus qu’une agence de développement des grandes entreprises du secteur privé ? C’est tout le poids de cette idéologie qui pèse sur la gestion controversée des finances publiques, et corrompt l’État au sens profond du terme, en en faisant une vache à lait pour des entrepreneurs de la construction, des spéculateurs immobiliers et autres affairistes près de partis dits de gouvernement. On pourra associer à ce phénomène de corruption le favoritisme dont bénéficient des groupes sociologiques particuliers, lequel se traduit par la disproportion scandaleuse de revenus entre les médecins spécialistes et les infirmières, les professeurs et les chargés de cours, les gestionnaires et les puéricultrices.
Il est étonnant qu’il soit si difficile d’inscrire cet enjeu de manière centrale dans le débat public alors que les puissants se targuent de traiter des « vraies affaires » et d’arguer continuellement au nom du « gros bon sens ».
Québec solidaire n’a pas le monopole de l’entendement et le débat qu’il lance enfin dans l’espace public est une affaire commune, par rapport à laquelle tous sont libres de se positionner. Il reste seulement à souhaiter que la population ne se laissera pas intimider par de pseudo-experts qui estimeront qu’il n’y a là aucun débat potentiel sous prétexte que les chiffres, leurs chiffres, auraient parlé.
Alain Deneault
Alain Deneault : Directeur de programme au Collège international de philosophie (Paris) et auteur d’«Une escroquerie légalisée. Précis sur les “paradis fiscaux”» (Écosociété)