Québec : Laxisme dans la réglementation de l’énergie nucléaire
Au Japon, le 11 mars 2011, a commencé la saga interminable de la catastrophe liée aux explosions d’hydrogène à la centrale nucléaire de Fukushima. Plus de 100 000 personnes ont dû être évacuées et les pertes financières augmentent de jour en jour; elles étaient estimées en octobre 2013 à 74 milliards de dollars par la commission japonaise de sûreté nucléaire. En juillet 2012, une commission spéciale du Parlement japonais avait émis un rapport d’analyse des causes profondes de la catastrophe de Fukushima et avait établi que la structure réglementaire de sûreté nucléaire avait été inadéquate. Cette commission spéciale avait dénoncé le laxisme qui a régné pendant des années au niveau gouvernemental de la réglementation nucléaire japonaise. Aux dernières nouvelles, des problèmes similaires ont eu lieu en Corée du sud, laquelle possède 23 réacteurs nucléaires en opération.
Étant donné le caractère planétaire de l’énergie nucléaire, il est légitime pour un public prudent d’interroger les autorités sur la présence éventuelle de laxisme dans la réglementation nucléaire canadienne. La catastrophe ferroviaire à Lac-Mégantic, durant laquelle 47 personnes ont perdu la vie, a révélé un laxisme flagrant dans la réglementation ferroviaire exercée par le gouvernement fédéral. Les médias ont révélé que le gouvernement dans une grande mesure laissait les compagnies ferroviaires s’auto réglementer. L’exemple choquant de permettre un seul conducteur sur le train pétrolier de Lac-Mégantic a été maintes fois dénoncé.
À la fin de juillet 2013, Michel Duguay et Philippe Giroul ont soulevé dans les médias la question d’un lien entre le laxisme ferroviaire et le laxisme en réglementation nucléaire fédérale. Michel Duguay est professeur à l’Université Laval et Philippe Giroul est un enseignant à la retraite qui a été responsable des communications pour le Mouvement Sortons le Québec du nucléaire (MSQN) de 2008 à 2013. Duguay et Giroul ont abordé la question du laxisme nucléaire en formulant neuf questions adressées à la Commission canadienne de sûreté nucléaire (CCSN). Au lieu de répondre à ces questions légitimes, le président de la CCSN, le Dr Michael Binder a prétendu dans les médias que Duguay et Giroul ont propagé des «informations erronées», mais sans les spécifier. Il faut savoir que les affirmations de ces deux auteurs et de leurs collègues écologistes sont largement fondées sur l’excellente documentation technique écrite par les ingénieurs et physiciens nucléaires de la CCSN, de sorte qu’on peut s’interroger sur le niveau de crédibilité des propos du Dr Michael Binder.
Au cours des années 2012 et 2013, de nombreuses lettres ont été adressées à la CCSN par Michel Duguay et par de nombreux cosignataires. Deux lettres importantes *[i] ont aussi été adressées en 2013 au Ministre fédéral des ressources naturelles, l’Honorable Joe Oliver. La lettre du 11 avril 2013, comportant 3 000 mots et cosignée par 29 personnes, signalait au ministre que des problèmes importants touchaient la réglementation nucléaire au Canada et posait plusieurs questions à cet égard. Dans une très brève réponse, le ministre a choisi d’ignorer ces questions.
Le premier août 2013, une deuxième lettre, comprenant 12 000 mots, a été adressée à l’Honorable Joe Oliver. Cette lettre cosignée par 21 personnes documentait le fait que les réacteurs nucléaires canadiens de type CANDU ne rencontrent pas l’objectif de sûreté de l’Article 9 de la Loi sur la Sûreté et la réglementation nucléaire de 1997. L’article 9 stipule en premier lieu que la probabilité d’un accident nucléaire grave ne doit pas dépasser le niveau d’acceptabilité sociale, et en deuxième lieu que la CCSN doit informer le public de façon objective et scientifique sur les questions nucléaires.
La CCSN n’est pas en conformité avec l’Article 9 de la Loi de 1997. La lettre à l’Honorable Joe Oliver documentait que la probabilité d’accident grave près de Toronto est environ 100 fois plus élevée que le niveau d’acceptabilité sociale. La lettre montrait aussi que le refus systématique du Dr Michael Binder de répondre à de nombreuses questions de sûreté nucléaire renforce les plus vives inquiétudes quant à la probabilité d’un accident nucléaire grave, laquelle augmente constamment avec les effets cumulatifs de la corrosion. Plusieurs phénomènes de corrosion dans les six kilomètres de tuyaux à haute pression d’un réacteur nucléaire CANDU ont été très bien documentés par le personnel technique et scientifique de la CCSN.
Il est assez remarquable qu’en date du 14 novembre, la lettre du premier août 2013 adressée à l’Honorable Joe Oliver n’a pas encore reçu de réponse.
Un des points importants de nos lettres à l’Honorable Joe Oliver et au Dr Michael Binder est que l’ingénieur nucléaire John Waddington a publié un article en octobre 2009 qui argumentait en faveur d’améliorer la structure de réglementation nucléaire afin de réduire la probabilité d’un accident nucléaire grave par un facteur de 10. L’ingénieur nucléaire John Waddington avait travaillé auparavant pour Atomic Energy Canada Limited (EACL) et par la suite pour la CCSN. Dans son article Waddington citait les travaux de professeurs universitaires américains qui ont examiné les causes profondes des accidents majeurs dans plusieurs domaines de l’économie. Un consensus s’est développé au cours des deux dernières décennies que la défaillance institutionnelle (institutional failure) est responsable de la majeure partie des accidents graves. Il est inquiétant d’observer un refus de la part des gestionnaires de la CCSN de reconnaître la valeur de ces travaux qui s’applique à eux-mêmes. La reconnaissance de l’importance de ces travaux serait le premier pas pour atteindre l’objectif de John Waddington de réduire la probabilité d’accident nucléaire grave par un facteur de 10.
Malgré les affirmations de Michael Binder pour «rassurer» le public canadien sur la sûreté des réacteurs CANDU, il n’en reste pas moins que les nouveaux documents de réglementation post-Fukushima de la CCSN publiés le 20 août 2013, soit REGDOC-2.3.2 et REGDOC-2.10.1, stipulent que les firmes électronucléaires doivent apporter des changements aux équipements et procédures, qu’elles doivent démontrer leur capacité à gérer un accident nucléaire grave, et qu’elles doivent préparer des plans d’évacuation de la population environnante.
Avant la catastrophe de Fukushima, la CCSN prétendait que la probabilité d’un accident nucléaire grave était suffisamment faible que des mesures de sûreté plus strictes n’étaient pas nécessaires. Suite à la catastrophe nucléaire de Fukushima, la documentation récente de la CCSN montre que la probabilité d’un accident nucléaire grave est à la hausse. Les chiffres décrivant cette probabilité n’ont pas été publiés par la CCSN. Pour que le public Canadien puisse juger si l’aventure nucléaire n’est pas excessivement dangereuse, en plus d’être très coûteuse, la CCSN ne devrait-elle pas respecter pleinement l’Article 9 de la Loi de 1997 et informer le public de façon objective et scientifique ? Ne serait-ce pas également en conformité avec le bon fonctionnement d’une démocratie ?
La récente décision de la Première ministre de l’Ontario, Madame Kathleen Wynne, de faire marche arrière dans le projet de construire deux nouveaux réacteurs à Darlington en Ontario est un bon pas dans la bonne direction car le laxisme dans la réglementation nucléaire est inquiétant. Le Québec s’en est sorti de façon exemplaire, mais il reste encore bien du travail pour gérer tout le déclassement de Gentily-2 et -1. Un BAPE, demandé récemment au ministre Yves-François Blanchet, pourra, lui, informer adéquatement la population.
Michel Duguay, Professeur Philippe Giroul,
Dept. Génie Électrique et Génie Informatique Enseignant retraité
Université Laval, Sainte-Foy, Québec Trois-Rivières
[i] Les deux lettres adressées au ministre Joe Oliver se trouvent sur le site : www.canadaval.ca et sur le site : http://www.sortonsquebecnucleaire.org/index.php