Quel boom des classes moyennes en Afrique ? (partie 2)

Photo : Lagos, Nigeria – CC Robert

Nul·le ne peut encore soutenir avec force que l’image de l’Afrique en cette deuxième décennie du XXIe siècle est demeurée celle qui a été présentée, au reste du monde et aux Africain·e·s, le long du XXe siècle, voire jusqu’aux toutes premières années du XXIe.

Première partie de l’article

Classe moyenne et consumérisme
En cohérence avec le choix fait de la définir par la dépense quotidienne (2 à 20 $ par personne), cette classe moyenne est essentiellement considérée comme une clientèle consumériste. La croissance soutenue du PIB africain, drainant celle supposée extraordinaire de la classe moyenne, a permis de juteux retours sur investissement, y compris dans l’importation des marchandises : « Selon les données du FMI, 25 % des IDE (investissements directs étrangers) arrivant en Afrique en 2003 étaient consacrés à l’extraction de matières premières – une part qui est passée à 5 % aujourd’hui. Au contraire, la part de ceux visant le commerce ou les affaires dépassait les 20 % en 2010, alors qu’elle était à moins de 10 % en 2003 ». Par conséquent, le marché de la consommation est censé avoir atteint 600 milliards de dollars en 2013 et pourrait s’élever à 1 000 milliards en 2020 |1|. De quoi attirer (Wal-Mart, par exemple) et attiser l’appétit (de CFAO, Nestlé et Unilever, vétérans de l’implantation en Afrique) d’autres investissements, extérieurs surtout : de la vente des voitures à l’ouverture d’écoles privées internationales pour la progéniture de la classe moyenne haute, en passant par la multiplication des temples du consumérisme petit-bourgeois que sont les supermarchés et centre commerciaux. À propos desquels le si consensuel Nelson Mandela, prophète de l’« Africa’s time has come », n’a pas manqué d’être instrumentalisé au pays des « buppies  » (black urban professionals, terme forgé sur le modèle des yuppies – young urban professionals – états-uniens du temps de l’administration Ronald Reagan) ou « black diamonds » : « Soweto’s vast Maponya mall was recently opened by Nelson Mandela |2| ». La critique du capitalisme n’était pas une des qualités du héros de la lutte anti-apartheid et ex- Chef de l’État sud-africain. D’ailleurs, l’un des investisseurs sud-africains les plus visibles en Afrique (150 magasins dans le reste de l’Afrique) est la chaîne de grande distribution Shoprite (désormais concurrencée en Afrique du Sud par Wal-Mart) qui « sold more cans of Red Bull, the energy drink, in five shops in Angola last year than in all its 382 outlets in South Africa » |3|. Ainsi, l’Afrique s’avère actuellement dans une période d’amorce de la concurrence entre les marchandises (de la nourriture industrielle aux automobiles, en passant par les fameux téléphones portables) importées du centre traditionnel du capitalisme et celles en provenance des puissances capitalistes nouvellement émergées et émergentes. L’Afrique n’est-elle pas le lieu où, faute d’information et d’association de consommateurs et consommatrices pouvant contrôler la qualité sanitaire des produits alimentaires importés et vendus dans les supermarchés, l’industrie agroalimentaire peut déverser ses marchandises (ne respectant pas les normes sanitaires, de plus en plus laxistes, de l’Union européenne ou des États-Unis) bourrées de sucre, de sel, de matières grasses, de microbulles (dans les crèmes glacées), de Bisphénol A dans les emballages, de ractopamine, d’ethoxyquine et autres merdes chimiques dont l’utilisation comme ingrédients n’est justifié que par la recherche d’une marge toujours grande de profit, solidarité patronale aidant ? 

Les douanes africaines auraient-elles été en mesure, comme leur collègue chinoise de déceler de la matière fécale dans les tartes au chocolat exportées par la firme suédoise Ikéa ? Avec la faiblesse de son pouvoir d’achat, la tranche flottante de la classe moyenne trouve souvent son compte dans les « occasions d’Europe » (discount) et dans les marchandises brésiliennes, chinoises, indiennes. Au-delà des boutiques dans les marchés populaires, on en trouve aussi désormais, de qualité relativement différente, dans des supérettes. Les normes hygiéniques ne sont pas non plus contrôlées, eu égard à certains scandales alimentaires chinois pendant ces dernières années.

Dans cette célébration propagandiste néolibérale, la grande quantité de téléphones portables consommés en Afrique est érigée en preuve, censée être irréfutable (eu égard à sa réitération), de la croissance extraordinaire de la classe moyenne, donc de l’amélioration du bien-être des Africain·e·s. C’est ainsi, par exemple, qu’un enseignant africain de Harvard, très branché sur le progrès néolibéral en général, en particulier celui porté par la puissance états-unienne (du commandement militaire états-unien pour l’Afrique dit Africom aux semences agricoles génétiquement modifiées de Monsanto et consorts), a pu commencer un article (d’un dossier consacré à la classe moyenne africaine par le magazine du FMI Finances & Développement) par ce constat : « L’une des choses que l’on remarque aujourd’hui en Afrique, c’est le nombre de propriétaires de téléphones portables : 71 % des adultes au Nigeria, par exemple, 62 % au Botswana et plus de la moitié de la population au Ghana et au Kenya […] La pénétration est évidemment la plus forte en Afrique du Sud, le pays le plus développé […] Constatant le succès de la téléphonie mobile, les banques et les entreprises de distribution cherchent à se développer en Afrique en ciblant une classe moyenne croissante de consommateurs |4|. » Cette preuve par le nombre de téléphones mobiles vendus en Afrique fait penser à une observation faite à propos de la célébration des classes moyennes en Amérique dite latine dans les années 1960-1970 : « on ne définit pas une classe sociale par les articles qu’elle consomme […] La majorité de la population – surtout urbaine peut profiter jusqu’à un certain point de ce genre de consommation sans que cela implique une transformation fondamentale dans la structure des classes et dans les inégalités qui existent dans les revenus, la position sociale, le pouvoir politique et les rapports de travail |5|. »

En effet, l’usage du téléphone portable s’est étendu à toutes les classes sociales en Afrique, comme ailleurs. En Afrique, où le courrier postal est devenu quasi inexistant suite à la privatisation ou la restructuration des entreprises d’État – dont les Postes et Télécommunications –, dictée par l’ajustement structurel néolibéral, le téléphone portable est arrivé à point nommé, aussi en supplantant les petits services d’appel téléphonique et cabines téléphoniques sur réseau fixe – le coût de l’installation à domicile étant en général assez prohibitif – en expansion dans de nombreuses villes africaines. Par ailleurs, l’usage du téléphone mobile ne nécessite qu’une instruction basique : savoir lire des chiffres, composer des numéros et pouvoir les identifier … Des ethnologues évoqueraient en plus la tradition orale africaine (n’ayant pas toutefois inventé la radio…), comme facteur d’un usage particulièrement fréquent. Ainsi, par exemple, le personnel de maison de la classe moyenne africaine en est aussi usager, comme le dit cette Sud-africaine, parlant de la prudence de sa femme de ménage à l’égard d’éventuels voleurs : « My girl would never open the gate not unless she phones me first |6| ». Certes, il existe encore des téléphones fixes dans les villas de la classe moyenne haute. La précision est apportée par une dirigeante du syndicat sud-africain du personnel de maison (1,25 million de personnes en Afrique du Sud), la South African Domestic Service and Allied Workers Union, luttant encore pour des salaires décents dans l’Afrique du Sud post-apartheid : « les travailleuses domestiques ont un portable, elles peuvent nous contacter, par exemple par sms |7| ». Une bonne chose : depuis 2010, elles peuvent aussi s’en servir pour appeler l’inspection du travail, compte tenu du mépris fréquent de leurs droits par grand nombre d’employeurs/employeuses. Dès lors, doit-on aussi classer ce personnel de maison dans la classe moyenne, sans ainsi nier le bien fondé de leurs revendications syndicales ?

L’importance quantitative de la consommation des téléphones portables ne s’explique pas que par l’engouement d’une certaine jeunesse africaine pour internet, la possibilité de s’en servir pour le transfert d’argent dans certaines sociétés d’Afrique orientale, mais aussi et surtout par la défectuosité des réseaux locaux qui pousse une grande partie des usager·e·s à posséder deux téléphones portables, voire trois, afin d’être connecté au moins sur un réseau qui fonctionne bien au bon moment. Y compris des gens au chômage (la moitié environ de la jeunesse sud-africaine est au chômage) – dans cette Afrique où la politique nationale d’allocation chômage est si exceptionnelle – qui arrivent à s’en procurer, vu la grande diversité de l’offre en matière de qualité et de prix, la surproduction mondiale aidant. Comme en écho à l’observation ancienne de Rodolfo Stavenhagen, ci-dessus citée, il a été relevé récemment, hors d’Afrique, que « les téléphones portables et les téléviseurs à écran plat remplacent depuis peu les chaussures de sport de marque comme figures ultimes des pratiques consommatoires “déraisonnables” voire “incompréhensibles” des ménages à bas revenus |8|. » En effet, il n’est pas rare de voir des jeunes qui portent des chaussures Nike ou autres, avec deux téléphones portables en main, mais qui sont régulièrement en insécurité sociale, surtout alimentaire. Le Nigeria cité par le professeur de Harvard pour ses 71 % d’adultes ayant un téléphone portable a au moins 60 % de la population vivant dans la pauvreté.

Jean Naga

Notes

|1| Bruno Alomar et Thierno Seydou Diop, « Refonder la relation Afrique-Europe autour de l’économie : pour un nouveau “Consensus de Bruxelles” », Le Monde, 25.08.2014, http://www.lemonde.fr/idees/article…. ; Roger Marveau, « L’Afrique partie pour être le nouvel eldorado du luxe », Africatime, 22 juillet 2014, http://fr.africatime.com.

|2| « The rise of the buppies », The Economist, November 1st 2007, http://www.economist.com/node/10064…. Cet article cite un sociologue sud-africain qui considère comme exagéré le nombre habituellement affirmé des buppies, plus de 2,6 millions (4,2 millions en 2012 selon Unilever Institute of Strategic Marketing) qu’il ramène à un peu plus de 300 000. Cf. aussi, Michaël Pauron & Joël Té-Léssia, « Portrait d’une famille de classe

|3| Javier Blas, « Inequality in Africa weighs on new class of consumers », Financial Times, 19 April 2014, http://ft.com.

|4| C. Juma, « Le nouveau moteur de l’Afrique », Finances & Développement, Décembre 2011, p. 6-11.

|5| Rodolfo Stavenhagen, Sept thèses erronées sur l’Amérique latine ou comment décoloniser les sciences humaines (1972), Paris, Anthropos, 1973. Il s’agit de la critique de la cinquième thèse. Le livre est en téléchargement gratuit sur le site : http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/C….

|6| Mohamed Motala (Community Agency for Social Enquiry), « Domestic Workers in South Africa : It’s Modern Day Slavery », The South African Civil Society Information Service, 3 May 2010, http://www.sacsis.org.za/site/artic….

|7| Samuel Grumiau (propos recueillis par), « Gros plan sur Myrtle Witbooi (SADSAWU – Afrique du Sud) », Confédération Syndicale Internationale, 25 janvier 2012, http://www.ituc-csi.org/gros-plan-s….

|8| Jeanne Lazarus, « Les pauvres et la consommation », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 2006/3, n° 91, (p. 137-152), p. 137.



Articles Par : Jean Nanga

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