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Quelle est la marge de manœuvre des citoyens dans le conflit qui oppose l’«Occident» à la Russie?
Par Karl Müller
Mondialisation.ca, 24 avril 2014
horizons-et-debats.ch
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https://www.mondialisation.ca/quelle-est-la-marge-de-manoeuvre-des-citoyens-dans-le-conflit-qui-oppose-loccident-a-la-russie/5379107

Suite aux prises de position sur l’Ukraine, la Russie et l’«Occident» au cours des dernières semaines, sont apparues une fois de plus, de grandes différences entre les informations publiées et l’opinion des citoyens. Il semble bien que la campagne de dénigrement de la presse contre la politique russe et notamment contre le président Poutine, est trop ostensible et donc peu crédible. Les commentaires et les articles étaient, à de multiples égards, unilatéraux et occultaient trop d’événements connus par une grande partie de la population.

Il nous est impossible de prévoir la suite de cet affrontement politique. On ne peut pas, non plus, prévoir avec certitude quelles seront les stratégies et les tactiques applicables dans les semaines et les mois à venir et où cela aboutira.

La grande majorité de la population n’a aucune idée de ce que concoctent les laboratoires d’idées proches des gouvernements, quels plans inconnus du public ont déjà été élaborés, de quelle manière certains groupes d’influence tentent de faire pression sur l’actualité et à quelles manipulations les populations doivent encore s’attendre. Tout cela reste dans le flou, mais est caractéristique d’un processus historique où les acteurs principaux se trouvent en plein centre, mais sont mus par des objectifs très divers.

Les citoyens, doivent-ils rester sans réactions? Non, il y a des possibilités de réagir.

Voici un extrait d’une lettre de lecteur parue dans la «Frankfurter Allgemeine Zeitung» du 17 mars: l’auteur se réfère à l’une des photos présentées dans ce quotidien, où l’on voyait diverses insignes avec le sous-titre: «Du fourbi: insignes sur le marché de Simféropol au temps de l’URSS, alors que pour Poutine le monde était encore en ordre.» Et le lecteur d’écrire: «Il était inutile que je me pose la question de savoir ce qu’en pensaient les Russes comprenant l’allemand en regardant cette photo: indignation, colère ou pire. Les noms lisibles sur ces insignes ne parlent pas aux Allemands et n’ont de ce fait aucune signification pour eux. Il n’en va pas de même pour les Russes: Nakhimov était l’amiral légendaire lors de la guerre de Crimée (1853–1856); Borodino, le village russe, où les Russes apprirent aux troupes de Napoléon ce que c’est que d’avoir peur; Bohdan Khmelnytsky, l’hetman cosaque qui intégra l’Ukraine à la Moscovie (Russie) en 1654, mais aussi l’acronyme CCCP, l’avion tout autant réputé que le navire – tous ces noms sont connus des Russes et leurs sont chers, tout comme pour les Allemands les noms de Blücher, Wallenstein, Königsgrätz, Paulskirche, Freiherr von Stein, Scharnhorst, Humboldt.

Les noms qu’on retrouve sur la photo sont aujourd’hui encore des points de cristallisation pour l’identité nationale russe […]. En dénigrant de la sorte ce qui compte le plus pour les Russes, nous contribuons à élargir le fossé qui nous sépare d’eux.»

L’auteur de la lettre de lecteur répond à un prénom russe, ce qui fait qu’on ne peut lui en vouloir de surestimer ce qui est particulièrement précieux dans l’histoire, notamment en Allemagne. Si, en Allemagne de l’Ouest, on demandait à des passants les noms cités par lui, la plupart ne sauraient de quoi on parle. Voici un exemple:

Il existe encore des professeurs d’universités allemands qui travaillent scientifiquement et consciencieusement sur des personnalités de l’histoire allemande, qui mériteraient d’être retenus en mémoire. Par exemple le scientifique Klaus Hornung: il a, une nouvelle fois, publié en troisième édition et chez un nouvel éditeur un livre consacré à la vie et l’œuvre de Gerhard von Scharnhorst.* Jusqu’à présent la nouvelle édition de ce livre est ignorée. On la passe sous silence sous prétexte que cela n’intéresse plus personne. C’est ainsi que nous Allemands traitons ce qu’il y a de mieux dans notre histoire et dans nos sciences. Mais cela, uniquement en passant.

Il se peut cependant que ce soit quand-même plus important qu’on ne le pense au premier abord. Ce comportement antéhistorique de larges franges de la population pourrait être une raison du manque d’empathie des Allemands et des Occidentaux en général, pour la forte conscience historique et culturelle d’autres pays et d’autres peuples. Cela peut avoir des conséquences fatales dans une situation comme celle que nous vivons actuellement.

Peut-être que certains se souviennent encore de ces leçons d’histoire et de la propagande de guerre diffusées de toute part, avant et au début de la Première Guerre mondiale. En Allemagne, on avait publié une infographie intitulée «Comparaison concernant l’ampleur de la méchanceté de nos ennemis». En grand apparaissait un soldat russe avec épée, fusil, bonnet de fourrure et une bouteille de vodka à la main. C’était en 1914. Mais 52 ans plus tard, avant la demi-finale de la coupe mondiale de football en Angleterre, l’équipe allemande devait jouer contre l’équipe russe. Le journal allemand «Bild-Zeitung» titra: «Nous pouvons aussi battre Ivan». On attise les préjugés et on continue à les répandre. A quoi bon?

Lors d’une émission télévisée du Westdeutscher Rundfunk intitulée «Hart aber fair» du 17 mars, un journaliste russe, à qui on avait présenté une citation tronquée tirée d’un discours du président Poutine, avait répondu que cela n’avait pas de sens de citer une phrase en dehors de son contexte, car cela ne correspondait nullement à la véritable pensée du président. L’animateur de l’émission l’a interrompu en disant: «Nous ne sommes pas ici pour citer des pages entières des discours de politiciens russes comme le faisait la ‹Pravda› de l’époque.» A quoi bon une telle polémique?

Selon le journaliste renommé Peter Scholl-Latour: «Nous vivons une époque de tentative d’abrutissement des masses, notamment de la part des médias. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les publications de la ‹taz› jusqu’à la ‹Welt›. Suite à leurs comptes-rendus des événements en Ukraine, on peut parler réellement de désinformation massive.» Erhard Eppler, une grande figure du parti socialiste, s’est exprimé ainsi: «L’Occident devrait s’abstenir de diaboliser Vladimir Poutine et plutôt tenter de comprendre sa position au sujet de l’Ukraine. Aucun président russe n’observerait le cœur tranquille le fait qu’à Kiev un gouvernement clairement antirusse fait tout pour entrainer l’Ukraine en direction de l’OTAN. Le gouvernement ukrainien est plein de radicaux d’extrême-droite, mais chez nous, personne n’en parle.»

Nombreux sont les gens qui l’ont remarqué. Mais il s’agit de plus que cela. En fait, tout citoyen et toute citoyenne dans une démocratie et dans un monde aussi interdépendant que le nôtre, se trouvent devant la tâche de comprendre sa propre histoire et sa culture, de saisir les valeurs de son pays et de son peuple, mais aussi, à partir de là, de comprendre les autres peuples et leur cultures. Cela exige une bonne formation qui est actuellement déconstruite de manière ciblée. Alors une fois de plus la question: à quoi cela sert-il?

Il n’y a aucune honte à ne pas connaître grand-chose à propos d’un pays comme la Russie. D’où pourrais-je tirer mon savoir alors que personne ne se préoccupe, ni dans les médias ni dans les écoles, de me fournir les connaissances nécessaires?

Néanmoins, il est possible d’agir immédiatement. Il faut d’abord se reprendre et être très prudent aussitôt qu’on ressent le moindre doute concernant son objectivité personnelle. C’est alors qu’il faut se décider de vouloir en savoir plus. Je ne puis tolérer qu’on dresse à nouveau dans notre monde des barrières, qu’on imagine des ennemis et qu’en même temps on tente de nous bloquer l’accès à d’autres peuples, à d’autres hommes, à leurs cultures, leurs histoires et leurs valeurs. •

«Les Etats-Unis sont en train de forger de toutes leurs forces un bloc américain»

km. Le professeur d’économie et de finances Max Otte de Worms était, outre le professeur Eberhard Hamer du «Mittelstandsinstitut» de Basse-Saxe, l’un des rares économistes allemands, qui avaient prédit la crise financière et le crash de 2008. Il est intéressant de prendre connaissance de sa réponse à la question de savoir qui, dans le monde, a un intérêt à un conflit avec la Russie et à une nouvelle formation de blocs comme lors de la guerre froide. Max Otte s’est exprimé de la manière suivante dans une interview accordée au Deuschlandfunk du 21 mars 2014:

«La Crimée a été une région fondamentalement russe. Après la désintégration des pays de la CEI, elle a fait partie de l’Ukraine. Mais la situation y est beaucoup, beaucoup plus complexe, la Russie est de plus en plus encerclée et en Occident, on tente depuis longtemps de tenir la Russie en dehors de l’Europe. […]
Cette formation de blocs, nous l’avons déjà depuis un certain temps, et maintenant nous sommes confrontés à une accentuation de la situation, ce qui ne peut être favorable à l’économie mondiale. […]

Les Etats-Unis sont en train de forger de toutes leurs forces un bloc américain, d’adapter l’Europe aux Etats-Unis, d’adapter le système financier européen aux Etats-Unis. Ils créent avec force un nouveau bloc.

[…] Au cours des siècles que dure le capitalisme, les marchés financiers ont toujours suivi les centres financiers, et dans les centres financiers, se trouvent les établissements financiers particulièrement puissants qui […] donnent le ton. C’est là, que se concentrent également un certain pouvoir de la communication et le pouvoir décisionnel. Ce sont ces marchés financiers abstraits qu’il faudrait désagréger pour en analyser les mécanismes et comprendre où sont prises les décisions importantes.»
Puis le journaliste demande à Max Otte si l’Allemagne sera perdante si elle se rapproche trop de Washington ou des marchés financiers de New York? Sa réponse: «Nous le faisons tout le temps déjà, et nous perdons aussi tout le temps. […] En Allemagne, comme d’ailleurs dans toute l’Europe continentale, nous avions un système financier structuré de manière un peu différente, un système basé sur les crédits, qui nous a rendu de bons services pendant 150 ans. Actuellement nous l’abandonnons à pas de géant, et ce n’est certainement pas seulement à notre avantage.»

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