« Quelle guerre la France compte-t-elle mener en Irak et Syrie ? »- Lettre à Madame Adam, présidente de la Commission défense à l’Assemblée nationale

Madame,

Vous avez été invitée en tant que député et Présidente de la Commission Défense de l’Assemblée nationale, aux informations de France Culture jeudi 25 septembre (12h30)[1] sur le thème « quelle guerre la France compte-t-elle mener en Irak et Syrie ? ».

Vous y avez notamment déclaré « d’abord il est important de dire qu’il n’y a plus aucun pays qui souhaite qu’Assad reste au pouvoir, ça c’est clair » ; ah ? Rien de tel n’a filtré des réunions diplomatiques, communiqués ou interventions des représentants de la plus grande partie de la population mondiale aux Nations Unies. Peut-être confondez-vous avec la résolution 2178 sur les « combattants terroristes étrangers » votée à l’unanimité du Conseil de sécurité, et appréciée à sa juste mesure par le ministre syrien des Affaires étrangères et des expatriés[2].

Vous ajoutez ensuite « Bachar al Assad doit partir ». L’époque coloniale du « protectorat » français en Syrie -où des élus, ici, pouvaient dire qui devait gouverner là-bas- est terminée et il n’est ni légitime ni réaliste pour un Français (élu ou pas) de dire aux Syriens qui doit les gouverner. Le président Assad a été élu, aux dernières consultations  (juin 2014), par plus de 88% des voix et un taux de participation supérieur à 74%. Cette élection, à laquelle le gouvernement socialiste français a empêché les citoyens syriens résidant en France de participer, a été qualifiée par le ministre des Affaires étrangères Fabius de « simulacre d’élections » et de « farce tragique » [3], oubliant que le farceur avait jusque très récemment été un partenaire tellement sérieux qu’il était au premier rang pour assister au défilé militaire de notre fête nationale. L’Otan, en mai 2013, donnait à B. Al Assad en cas d’élection un score à 70%, et sa popularité se maintient depuis à un indice inversement proportionnel à celui de ses homologues occidentaux qui le traitent de dictateur.

Avez-vous émis la même opinion sur le départ d’autres chefs d’Etat ? Avez-vous, par exemple, déclaré ou écrit que les émirs, rois, princes etc. de monarchies du Golfe, nos alliés et partenaires dans la Coalition actuelle « contre le terrorisme en Irak et Syrie », doivent rester au pouvoir ou partir ? Remarquez, personne n’ira dire qu’ils sont en poste grâce à une farce ou à un simulacre électoral, puisque chez eux il n’y a pas d’élection.

Vous avez vous-même été élue député en 2012 pour la 3ème fois, avec 66% de voix, mais précisément par un électeur inscrit sur trois, à cause d’un taux d’abstention record dans votre circonscription : 48, 9%, soit 10 points environ d’abstention de plus qu’à votre élection antécédente de 2007, et 10 points d’abstention de plus, en 2012, que dans les circonscriptions voisines. Au moins, personne n’ira dire que dans votre circonscription on oblige les gens à aller voter pour vous.

Quelle que soit votre représentativité, en tant qu’élue ici, et opérant à un haut niveau de responsabilité[4], vous avez par contre le droit (le devoir ?) de vous prononcer sur ceux qui exercent le pouvoir à vos côtés ; et l’on serait en droit d’attendre que votre avis ait quelque effet dans la réalité de cet exercice. Vous avez récemment déclaré à l’Assemblée nationale « C’est avec consternation que j’ai découvert dans les medias qu’un membre du Gouvernement avait pu être un député oublieux de ses plus élémentaires obligations »[5]. On aura compris malgré la discrétion de vos propos, que vous parlez de Thomas Thévenoud, ancien camarade de parti et toujours collègue député ; vous avez ici plus de retenue qu’envers le président Assad. Si à aucun moment vous n’avez déclarez « Thévenoud doit partir », est-ce parce que la consternation ne vous empêche pas d’imaginer qu’il peut rester à son poste ou parce que vous pensez que ces choses-là ne se disent pas d’un proche, ou parce que vous savez que ça n’aura aucun effet ? Thomas Thévenoud est toujours député. Mais cela ne vous a pas incitée, comme cela aurait été logique,  et  raisonnable, à davantage de réserve concernant des personnes qui exercent une fonction politique, au plus haut niveau, à 3200 Kms de chez vous.

Je ne discuterai pas ici des raisons de votre consternation concernant votre collègue et ancien camarade mais de celles pour lesquelles, d’après vous, le président Assad doit partir : « il avait franchi une frontière interdite par tous les règlements internationaux (…) utilisé les gaz contre sa propre population » ; d’après la « Synthèse nationale de renseignement déclassifié » « l’analyse des renseignements dont nous disposons aujourd’hui conduit à estimer que, le 21 août 2013, le régime syrien a lancé une attaque sur certains quartiers de la banlieue de Damas tenus par les unités de l’opposition […] ». Quelles preuves fournissez-vous aujourd’hui à vos concitoyens pour garantir et confirmer cette estimation ? Aucune, pas plus que Colin Powell n’en a jamais fourni sur les prétendues armes de destruction massive de S. Hussein. Faute de preuves vos propos relèvent de la propagande de guerre, et vous trompez vos concitoyens. Avez-vous, d’ailleurs, dénoncé aussi d’autres chefs d’Etat qui, dans la même région, « ont franchi des frontières interdites par tous les règlements internationaux » ?

Autre raison invoquée pour le départ d’Assad : « aussi, nous avions bien compris qu’il instrumentalisait les djihadistes […] en faisant croire que son opposition était les djihadistes, que c’était les mêmes alors que ça n’est absolument pas le cas et nous le savons aujourd’hui. Nous avons laissé faire Assad qui a instrumentalisé ce mouvement et aujourd’hui nous en voyons les résultats, ce mouvement bien évidemment il ne l’a plus contrôlé et ce mouvement se répand aujourd’hui en Irak » où le gouvernement va  « dans le cadre d’opérations majeures de coercition empêcher un acteur régional de s’en prendre à nos intérêts de sécurité ou à ceux de nos alliés ou partenaires »[6]. Mais pourquoi, Madame Adam, ce « mouvement » « se répand-il aujourd’hui en Irak » au lieu de rester en Syrie avec ce farceur d’Al Assad ?

Le représentant de la Syrie à l’Onu, B. Al Jaafari, a résumé la position syrienne : « La Syrie est fermement déterminée à poursuivre la guerre qu’elle mène depuis des années contre le terrorisme takfiri sous toutes ses formes et elle appuiera tout effort international sincèrement engagé dans la lutte contre le terrorisme de n’importe quelle façon qu’il se manifeste, quel que soit le nom qu’il se donne et quels que soient les dangers qu’il représente, à condition que cet effort épargne la vie des civils innocents, respecte la souveraineté nationale et soit conforme aux chartes internationales»[7]. Sur la raison et la nature de l’intervention française actuelle dans la zone, vous invoquez à France Culture « l’urgence de la situation. Est-ce que nous voulons que se développe aujourd’hui un Etat totalitaire [pas ici, en Syrie et Irak] ? ». Car « il faut se rappeler l’histoire, ce mouvement, cette idéologie remontent aux années 1920 » : on mesure l’urgence.

Notre intervention armée en urgence, mais qui sera longue paraît-il, vous ne voulez pas la nommer guerre mais « « opération militaire tout simplement (sic)» dont nous avons « les capacités, oui, c’est écrit dans le Livre blanc de la défense [dont vous êtes une des rédactrices] je le rappelle haut et fort ». Vous êtes en effet bien placée, Madame la présidente de la Commission Défense pour nous dire, dans le respect du secret défense, quel est, par exemple, le coût d’une sortie de Rafale pour un « vol de reconnaissance » en Irak[8] ou celui d’un bombardement dans la même zone. Ou ce que nous coûte, depuis 2008, en dehors même de toute « opération militaire tout simplement », la base d’Al Dhafra[9] d’où décollent les avions militaires français. Coût financier mais aussi politique : donnant-donnant,  en termes d’indépendance vis à vis de nos « alliés ou partenaires » hébergeurs.

Vous aviez déclaré la veille au Parlement que « l’augmentation de nos capacités militaires est désormais indispensable en attendant […] de pouvoir retrouver meilleure fortune ainsi que les 2 % du PIB», « normes Otan » rappeliez-vous, puisqu’en effet, ce pourcentage a été défini non pas par le parlement français mais par l’Otan[10].

« Il faut maintenant –dites-vous- que l’ensemble des pays qui ont instrumentalisé [les terroristes], qui les ont soutenus même à un moment et qui font maintenant partie de la Coalition, qu’ils prennent jusqu’au bout leurs responsabilités, il va falloir que les autorités de la zone et les autorités internationales prennent le pas de la décision politique». Vous ne désignez pas plus précisément ces « autorités de la zone », qui auraient changé d’instruments, mais qui gardent le même objectif : détruire la Syrie et liquider ses gouvernants légitimes. Le représentant syrien à l’Onu –que vous ne reconnaissez pas comme légitime- est plus clair que vous : « dans la guerre contre le terrorisme il est impensable que les Coalitions comptent, aux premiers rangs, des États qui ont été et demeurent les principaux soutiens du terrorisme et des terroristes qu’ils ont accueillis, financés et armés ; avec, parmi ceux-là, des États comme la Turquie, le Qatar et l’Arabie Saoudite devenus les principales portes ouvertes au transfert des terroristes en Syrie et en Irak »[11].

Vous parlez, vous, d’ « opposants modérés à Assad » que vous voulez réunir, une fois de plus, et soutenir : de quels modérés parlez-vous ? Ou vous êtes mal renseignée –ce qui est impossible à votre poste- ou là aussi vous trompez vos concitoyens parce que vous savez justement que ces « opposants » n’ont jamais été modérés et très rarement syriens[12]. L’opposition politique au gouvernement syrien s’est constituée en partis et présentée aux élections sans votre soutien.

En début d’émission vous avez été interrogée sur l’assassinat d’Hervé Gourdel et indiqué que la France était prête à fournir de l’aide à l’Algérie « en termes de renseignement sur le terrain ». Cocasse quand on sait comment des présumés terroristes présentés par nos ministres (Premier, Intérieur et Affaires étrangères) comme très dangereux, ont dû en revenant de Syrie aller toquer au commissariat pour prévenir qu’ils étaient là ; anticipant d’ailleurs dans leur démarche certains aspects de la loi anti-terroriste exposée par le Premier ministre, que vous rappelez dans l’émission : « soutenir les forces de l’ordre », « leur permettre de faire leur travail en toute tranquillité » ; « peut-être livrer des informations –poursuivez-vous- oui, c’est sensible…ça appelle à la vigilance de chacun, avec discernement et avec âme ».

Pour faire passer en procédure d’urgence cette loi[13], dont vous rappelez qu’elle émane de votre Délégation parlementaire au renseignement, vous utilisez vous aussi « la peur et les horreurs » et appelez à l’union sacrée ou/et républicaine en prétendant découvrir à présent des vidéos macabres tournées « par les terroristes ».

Madame Patricia Adam, j’étais en Syrie en novembre 2011, invitée par les Eglises d’Orient pour une mission d’observation. Dans un dispensaire de quartier de Homs, des blessés, civils, m’ont montré sur leur téléphone une vidéo filmée, diffusée et signée par les groupes terroristes présents non loin de là : la mise à mort par égorgement, dans une posture obscène, d’un jeune conscrit de l’Armée arabe syrienne. La détresse que j’ai vue sur le visage de celui qu’on allait supplicier, filmé pour ajouter à l’outrage, m’a fait quitter la pièce, sans regarder davantage. Cette détresse suffit à empêcher d’oublier les crimes qui se commettent là-bas et ceux qui en sont les commanditaires ici.

Madame la Présidente de la Commission défense et déléguée parlementaire au renseignement, si moi, simple citoyenne présente en Syrie pendant 8 jours seulement, j’ai vu une de ces vidéos, il est impossible, sauf à être incompétents, que 1) nos agents DGSE (et agents des Affaires étrangères –IFPO compris- en poste à Damas, pendant des années) sur le terrain avant même mars 2011, 2) ceux qui les dirigent ici, et 3) vous et vos collègues qui êtes chargés de veiller à « l’efficacité et la cohésion »[14] des services en question, n’en ayez pas eu connaissance aussi.

Que faites-vous de cette connaissance, « avec discernement et avec âme » ?

Salutations,

Marie-Ange Patrizio

psychologue clinicienne (retraitée) et traductrice

 

Copie en Cc à quelques uns de vos collègues commissaires.

Et aux membres de ma liste de diffusion.



[4] Présidente de la Commission Défense à l’AN, membre -de droit- de la Délégation parlementaire au Renseignement, vice-présidente du Groupe d’étude sur l’industrie de l’armement, etc.

[5] « Les élus doivent se comporter comme des citoyens exemplaires » : http://www.patricia-adam.fr/?p=2725

[6] Loi de programmation militaire, Rapport annexe 1.1.3 : la gestion des crises  http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000028338825&dateTexte&categorieLien=id

[8] Loi de programmation militaire, Rapport annexe, chapitre 1er, art. 4 « La dotation annuelle au titre des opérations extérieures est fixée à 450 millions d’euros […] » etc. Avec ajustement en cours d’opérations par un financement interministériel. 

[9] Loi de programmation militaire, Rapport annexe, article 1.2.2: « La sécurité de la zone qui s’étend des rives de la Méditerranée orientale au golfe arabo-persique et jusqu’à l’océan Indien revêt une importance majeure pour l’Europe et l’équilibre international. La France est engagée par des accords de défense à Djibouti, aux Emirats arabes unis, au Koweït et au Qatar. Elle entretient une base interarmées à Abou Dabi, met en œuvre un accord de coopération avec Bahreïn et souhaite développer des relations étroites avec l’Arabie saoudite ».

[10] Rappelées à ses alliés par le Président Obama, 4 septembre 2014, à la réunion Otan de Newport.



Articles Par : Marie-Ange Patrizio

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