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Quelques clés pour démêler la crise kenyane : spoliation, autochtonie et privatisation foncière
Par Claire Médard
Mondialisation.ca, 05 février 2010
Cetri/Les cahiers de l’Afrique de l’Est 5 février 2010
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Au Kenya, comme ailleurs, il n’est pas inhabituel de traduire des injustices ressenties en des termes xénophobes. Concernant la terre, les doléances s’expriment dans le langage de l’autochtonie par des revendications territoriales à caractère ethnique. Ne pas se laisser piéger par les discours permet de prendre la mesure d’injustices réelles.

Afin de cerner le problème foncier au Kenya, nous en donnerons une définition, simple à première vue. Nous limiterons notre objet aux cas de spoliation des résidents habituels d’une terre. Plusieurs cas de figure existent : des paysans sans terre ou squatters chassés de terres gouvernementales comme des forêts protégées (forêt du Mt Elgon, du Mt Kenya, par exemple) ; des paysans qui perdent leur accès à la terre dans un processus de privatisation foncière légale (dans un contexte où l’immatriculation des terres est progressivement étendue) ; des paysans qui ont perdu leur terre suite à des conflits politiques à caractère ethnique [1] ; les paysans spoliés suite à un processus de redistribution de terres initié par l’État pour remédier à des épisodes de spoliation.

Dans l’ensemble, au Kenya, les jeunes issus des communautés rurales sont de plus en plus nombreux à ne disposer d’aucune terre cultivable. Certains, qui ont été scolarisés, aspirent à une autre vie et rares sont ceux qui subviendront aux besoins d’une famille uniquement par la terre. Il en est ainsi depuis plusieurs années, comme en témoignent les migrations de travail sous la colonisation. Mais aujourd’hui une étape semble être franchie car les plus pauvres sont de moins en moins nombreux à disposer d’une terre, ne serait-ce que comme ressource d’appoint. C’est le cas en ville mais également en milieu rural. Éclairer les crises récentes par la croissance démographique ou la pénurie en terre fait l’objet d’un projet à part entière [2]. Ici, nous avons fait le choix de nous en tenir à une analyse politique et légale de la crise foncière, afin d’en souligner les dynamiques proprement politiques. En dépit de contraintes structurelles, liées au contexte démographique et foncier, le recours à la violence ne va pas de soi, de même que sa légitimation par des idéologies politiques xénophobes [3]. La violence prend le relais d’intenses négociations autour de l’appropriation foncière depuis l’indépendance, forme de marchandage ethnique assez inéquitable auquel se rattache aujourd’hui la crise de légitimité de l’État. Le Kenya ne vit plus, autant que dans les années 1960 et 1970, au rythme des redistributions de terres qui le caractérisaient et qui permettaient à l’Etat néo-patrimonial [4] de se perpétuer malgré des pratiques corrompues et autoritaires.

À partir de la définition simple que nous avons énoncée au départ, force est de constater que la problématique des spoliations foncières n’est pas si évidente. Dans un premier temps, on examinera la question de l’autochtonie distinctement de la question des injustices et des inégalités foncières, ce qui permettra dans un second temps de comprendre comment les revendications autochtones et les pratiques néo-patrimoniales des dirigeants politiques ont contribué à la crise foncière actuelle.

Des Ogiek vivant dans la région de Nessuit, où se trouve la forêt Mau, montre des titres de propriété qu’ils revendiquent au gouvernement qui a tenté de les chasser de leurs terres. Photo : Joseph Kiheri . Source de la photo : Daily Nation.

La question de l’autochtonie

Alors que, précisément, le langage de l’autochtonie cherche à nous enfermer dans une vision essentialiste de l’identité, il est inconcevable d’appréhender un phénomène identitaire de cette nature sans l’envisager de façon dynamique. L’apparition de nouvelles platesformes identitaires s’interprète, dans leur dimension stratégique, par rapport au contexte politique local, national et parfois même international.

L’autochtonie se caractérise, au Kenya, par des revendications territoriales qui défendent l’idée d’une appartenance exclusive de ressources locales limitée aux seuls originaires d’une terre. La communauté autochtone et l’accès aux ressources se définissent en des termes territoriaux. Transposée à l’échelle de l’État-nation, la défense du fondement territorial d’une communauté n’a rien pour nous surprendre, mais l’autochtonie se définit à une échelle infra nationale. Comment l’expliquer ? Au Kenya, le raccourci opéré entre terre, territoire et ethnicité n’a rien d’ancestral et se retrouve, en premier lieu, dans une tradition administrative. Sous la colonisation, l’administration contribue à territorialiser l’ethnicité par l’introduction de réserves ethniques, y compris par la délimitation d’un domaine foncier européen. Dans le même temps, les frontières internes introduites en viennent à jouer un rôle dans la définition territoriale et ethnique de l’appartenance de ressources locales, en particulier foncières. Cet héritage s’est transmis jusqu’à aujourd’hui par l’habitude administrative du rattachement de tout citoyen à une région d’origine, rattachement en grande part fictif dans un contexte de migrations à l’échelle nationale. Cette logique territoriale implacable de l’administration est reprise, dans sa forme tout au moins, dans le langage de l’autochtonie. L’idéologie majimbo qui apparaît dans les années 1960, pour ressurgir durant les années 1990, à la fin du régime de Daniel arap Moi, et à nouveau en 2007, au moment de la campagne présidentielle, défend l’autochtonie sur un plan politique. Elle préconise une définition territoriale et ethnique de l’accès aux ressources, prenant appui sur des régions administratives. Elle prône, pour ainsi dire, la préférence régionale.

Revendications autochtones

La liste des revendications autochtones est très longue, même si le nombre de celles qui sont à l’origine de violences à caractère ethnique est plus réduit. Les exemples sont nombreux et peuvent surprendre car ces demandes ne se situent pas toujours à un niveau de regroupement ethnique repéré sur un plan national. Au Kenya, certaines identités s’emboîtent comme des poupées gigognes, d’autres s’enferment dans des oppositions binaires. Dans le cas d’identités emboîtées, à l’exemple, principalement, des ethnicités kalenjin, luhya et mijikenda, qui se divisent en de multiples micros ethnicités qui peuvent se subdiviser à leur tour, l’identité ethnique est à géométrie variable, suivant le niveau d’appartenance privilégié dans un contexte donné. Ces identités évoquées ici ont toutes acquis un fondement territorial. Décliner son identité nationale, son identité ethnique générique, son appartenance à une micro ethnicité suppose de ne pas y voir de contradiction. Ces niveaux d’identités emboîtés peuvent également, dans certains contextes, devenir incompatibles, comme l’illustre par exemple la dénonciation d’une ethnicité kalenjin englobante par différents sous groupes censés se rassembler sous sa bannière. Cela se produit particulièrement dans les cas où il y a concurrence territoriale. Ces affirmations identitaires à géométrie variable se comprennent à leur tour par rapport à des antagonismes emboîtés (par exemple Kalenjin contre Luhya ou, un cran plus bas, Sabaot contre Bukusu) qui contribuent généralement à fixer ces niveaux d’appartenances identitaires : en temps de crise, les Kalenjin sont unis dans leur opposition aux Kikuyu ou aux Luhya et, un cran plus bas, malgré leurs conflits internes, les Sabaot font front contre les Bukusu. L’ethnicité devient plastique ou rigide selon les circonstances, et c’est ce qu’il convient de conserver à l’esprit, tout comme l’importance d’enjeux territoriaux sous-jacents centrés sur les ressources.

Dans la province de la Rift Valley, il existe principalement une revendication kalenjin sur les anciennes terres européennes, et une demande maasai sur d’anciennes terres de parcours situées dans leurs districts, mises en culture par des migrants venus d’autres régions du Kenya. Si ces deux communautés ont de fortes traditions pastorales, elles revendiquent à présent la terre dans le but de contrôler elles mêmes leur mise en valeur agricole. Elles font référence à une spoliation foncière dont elles font porter la responsabilité collective à un groupe ethnique (Européens, Kikuyu, Luhya, etc.). A une autre échelle, à l’intérieur de la province de la Rift Valley, se démarquant des demandes du groupe kalenjin dans son ensemble, il existe également des revendications territoriales séparées des différentes micros ethnicités kalenjin : Sabaot, Pokot, Nandi, Keiyo, Marakwet, Tugen, Kipsigis, etc. Celles-ci entrent parfois directement en compétition les unes avec les autres, à l’exemple des épisodes de conflit entre Pokot et Marakwet dans le nord de Marakwet, et la rivalité entre Nandi et Keiyo dans le district de Uasin Gishu autour de la réappropriation des terres européennes. Un conflit interne aux Sabaot [5], avec une polarisation autour de micros ethnicités définies comme les Ndorobo (ou Ogiek) et les Bok, a abouti à un épisode de violence sans précédent au Mont Elgon dans la période qui a précédé les élections de décembre 2007. L’enjeu en est le contrôle de certaines ressources foncières. Le passage d’un conflit intra sabaot à un conflit entre Sabaot et voisins Bukusu semble se présenter comme un exutoire. Il permettrait de satisfaire le besoin en terre des Sabaot en expulsant les Bukusu, rappelant en cela les conflits des années 1990.

La revendication ogiek ou ndorobo, apparue au Mont Elgon, n’est pas isolée dans la province de la Rift Valley. L’affirmation identitaire ogiek insiste sur une différence qui se situe également sur le plan de l’autochtonie, mais cette fois-ci par rapport au reste des groupes de langue kalenjin. Une alliance entre les différents groupes qui se réclament de cette identité de « chasseurs-cueilleurs » dans la province de la Rift Valley se dessine. Les Sengwer des Cherangani, les Ogiek du Mont Elgon ou des forêts du Mau seraient en quelque sorte plus autochtones que les autres, discours qui sous-tend la revendication d’un accès privilégié à des ressources forestières, sans préjuger de leur conversion en des terres agricoles.

Durant les années 1990, d’autres revendications de type autochtone ont existé, sur la côte, dans le centre (pays meru, embu) et également dans l’ouest du Kenya. Si à une autre époque la frontière luo-luhya a été disputée, elle ne l’est plus, même si quelques revendications subsistent. Dans la région administrative à majorité luo du Nyanza, les revendications basuba, le séparatisme kuria, ont été provoqués par le régime Moi. Les revendications teso dans la province de l’ouest, à majorité luhya, a suscité une crise. Toutes ces tensions se sont davantage situées sur le plan de revendications administratives (redéfinition de limites et création de districts) que foncières. Sur la côte, des revendications concernant l’appartenance des terres ont également eu lieu. Le niveau d’ethnicité mijikenda, a été défini par rapport à une identité swahilie dans un contexte urbain, à Mombasa [6]. Au cours des années 1990, un conflit, orchestré par des puissants du régime Moi, qui exploitait une fibre xénophobe, a opposé les Mijikenda aux populations de l’intérieur. Un cran plus bas, des rivalités entre différents sous-groupes mijikenda se sont manifestées. Ainsi sur la côte, comme dans la province de la Rift Valley, l’idéologie majimbo, qui se fonde sur l’idée de préférence régionale est défendue par des politiciens locaux.

Toutes ces affirmations identitaires, de type autochtone, qu’elles soient plus ou moins manipulées ou instrumentalisées, sont de nature politiques.

Autochtonie et spoliations foncières

Parmi les discours autochtones apparus depuis les années 1980, certains résultent du croisement entre des doléances foncières locales et des plates-formes internationales qui s’intéressent aux peuples indigènes, en particulier aux Ogiek et aux Maasai. D’autres, qui se situent davantage à la jonction entre stratégies politiques nationales et locales, se sont fait connaître par la violence durant les années 1990.

Au cours des années 1980, Xavier Péron souligne qu’il existe plusieurs groupes défendant des plates-formes indigènes parmi les Maasai, liés à différentes communautés d’intérêt. Les autorités locales de Narok cherchent à être présentes dans les instances internationales qui défendent le droit des peuples autochtones au même titre que des associations non gouvernementales qui au quotidien se battent contre lui [7]. Pour ne citer qu’un exemple, les actions du pouvoir local jouent en défaveur des communautés dans la gestion de la forêt des Loita, que les instances du pouvoir local aimeraient transformer en un Maasai Mara bis à l’exclusion de ses résidents habituels. Les exemples d’abus de pouvoir, de corruption ayant conduit à l’enrichissement personnel des dirigeants politiques locaux et à la spoliation foncière ne manquent pas et la voix de certaines ONG les dénonce. La question de la réappropriation de cette plate-forme indigène par des dirigeants politiques dont l’objectif est simplement de se maintenir au pouvoir et de garantir leur propre accès à certaines ressources apparaît plus clairement encore au cours des années 1990.

À cette époque, menacé par la réintroduction du multipartisme, le régime Moi cherche à se perpétuer par tous les moyens, y compris par l’encouragement à la violence xénophobe avec une alliance politique autour des Kalenjin et des « minorités ». Cette jonction entre une stratégie politique nationale et des revendications foncières locales s’est traduite par la revendication KAMATUSAK [8] sur la province de la Rift Valley, à laquelle différents épisodes de violence organisée par des dirigeants maasai, kalenjin et samburu sont affiliés durant les années 1990. Les Kikuyu et les Gusii, établis dans les districts maasai ont été la cible d’expulsions orchestrées par des leaders maasai avec une forme de complicité de l’administration. Les Kikuyu, les Luhya, les Gusii et les Luo, principalement, installés dans des localités situées à l’ouest de Nakuru ont été la cibles de violences organisées par des dirigeants kalenjin avec encore une fois une dose de complicité de l’administration Moi.

Les dérives violentes des revendications autochtones ne s’expliquent pas tant par leur caractère inventé, qu’il convient néanmoins de souligner, que par leur instrumentalisation politique. Sur le plan des discours, l’autochtonie politique permet de présenter des doléances foncières comme justifiant le recours à la violence. Une définition territoriale de l’appartenance de la terre, défendue par certains dirigeants politiques, est présentée comme un moyen pour lutter contre des spoliations comprises en des termes ethniques.

Le principe d’autochtonie politique, défendu par certains dirigeants, a permis de légitimer une violence sans nom. Piégées par les discours politiques locaux et nationaux de l’autochtonie, certaines instances internationales servent d’alibi à cette violence. Aucun dirigeant n’est prêt à se suicider politiquement en admettant que c’est la mainmise du politique sur l’accès à la terre qui est à l’origine de problèmes fonciers majeurs, à moins de dénoncer un rival politique ou mieux encore d’accuser une communauté ethnique qui porterait le blâme pour ses dirigeants, d’où l’instrumentalisation de revendications autochtones. La position politique de défense de l’autochtonie permet à un dirigeant d’avancer masqué en se faisant le champion d’une cause foncière collective. Mais la demande est collective, le bénéfice individuel : les dirigeants de ces communautés ont mangé en premier, à l’exemple de D. arap Moi et de William ole Ntimama, dirigeant maasai encore en activité en 2008.

L’accaparement de terre est l’activité la mieux partagée parmi les dirigeants politiques qui se sont succédé à la tête du Kenya. Combinée à une stratégie territoriale qui mise sur l’idéologie de l’autochtonie, ses dégâts n’en ont pas encore été mesurés. À différents moments de l’histoire récente du Kenya, au lieu de dénoncer des pratiques politiques corrompues, les mobilisations politiques xénophobes ont été privilégiées par certains dirigeants, quelle que soit leur communauté ethnique d’appartenance. En sens inverse, l’impact de mobilisations trans-ethniques contre des pratiques politiques corrompues demeure encore limité, malgré des rapports parlementaires qui établissent les faits [9]. Dans le district de Trans Nzoia, il existe un mouvement autour de Father Dolan qui rencontre de vives oppositions de la part d’une classe politico-administrative locale. Les inégalités dans l’accès à la terre sont généralement présentées en des termes ethniques alors qu’avant tout elles résultent de choix et pratiques politiques.

Situtions foncières locales et processus de spoliation

La privatisation légale des terres est présentée comme une solution à tous les problèmes. Il convient de mettre en exergue l’importance de ce paradigme du titre foncier dans un contexte de tensions évidentes autour de la terre et l’apparition d’opportunités proprement territoriales, non légales, d’accès à la terre.

La première atteinte à la reproduction des sociétés africaines a été d’ordre territorial. Par l’introduction de frontières internes, la colonisation entrave des fronts de peuplement. Le dispositif clé qui se trouve à l’origine des spoliations foncières coloniales est légal (par la création de cette fiction juridique que représentent les terres de la couronne) [10]. Les domaines africains sans possibilité d’extension finiront par obtenir le statut légal de terre communautaire (trustland). Dans un deuxième temps, la transformation de l’accès à la terre s’est caractérisée par un processus légal d’immatriculation foncière.

L’ancienneté de la réforme de privatisation légale de la terre n’est sans doute pas étrangère au succès du paradigme de la privatisation légale aujourd’hui. L’appropriation privée légale de la terre a été étendue, à partir du domaine foncier européen, aux domaines africains à partir des années 1950. Le titre foncier est présenté comme une sécurité. Pourtant, son introduction a contribué à créer de nouvelles règles d’accès à la terre qui ont déstabilisé les formes de régulation antérieures. Le fait que, dans les discours, privatisation légale soit devenue synonyme de sécurisation masque les injustices auxquelles sa mise en place a donné lieu et oblitère le fait que les deux termes sont loin d’être équivalents. Dans le contexte des conflits ethniques récents, le titre foncier ne sert à rien face à des revendications territoriales qui le dépassent et définissent la légitimité d’un accès à la terre sur un registre non légal. Il convient, malgré tout, de noter que la situation des personnes qui disposaient d’un titre foncier, par rapport aux autres, a été différente à moyen terme. Le titre, là où il existait, a constitué une forme de garantie, dans la mesure où la terre n’a pas pu être réappropriée par un tiers sans autre formalité. En 2008, dans un contexte urbain, un pas a été franchi avec la prise de conscience de cet obstacle légal : certains gangs se sont efforcés d’extorquer le titre foncier en plus de la propriété. Sécurisation n’est pas forcément synonyme de privatisation, si ce n’est qu’aujourd’hui le titre foncier est devenu la panacée. Pourtant, l’étendue de la privatisation légale et son caractère opératoire est une autre fiction qu’il convient de dénoncer. Issues d’histoires locales, il existe une grande variété de situations au Kenya. Elles se rapportent à des régimes fonciers et des formes d’appropriation de la terre spécifiques qui contribuent également à expliquer des formes particulières de spoliation apparues localement.

Certaines régions ont fait l’objet d’un processus de privatisation légale de la terre, d’autres, principalement les régions arides, en sont dans les régions les plus fertiles, dans les hautes terres du quart sudouest du pays. Pourtant, par endroit, même dans ce secteur du pays, le processus est bloqué. Dans les régions qui possèdent des registres fonciers, s’il est en théorie possible d’obtenir un titre, en pratique, dans bien des secteurs, les résidents n’y ont pas accès. Les zones où il est possible d’obtenir un titre entrent, pour schématiser, dans deux catégories : là où l’immatriculation des terres a été introduite depuis plus de trente ans ; là où les grandes exploitations sont conservées en bloc.

Dans les anciennes terres communautaires immatriculées depuis la fin des années 1950 et jusqu’aux années 1970, dans les provinces du Centre, de l’Ouest, du Nyanza et dans certains districts de la province de la Rift Valley, il existe à présent une terre familiale définie, connue, au nom du grand-père. Les titres n’ont pas forcément été retirés auprès de l’administration à moins d’une opération de revente de la terre. La terre du grand-père est généralement devenue trop réduite pour tous ses descendants, mais considérée à présent comme la terre « clanique » elle sert pour les enterrements, lorsque aucune autre terre n’a pu être achetée. Les grandes exploitations qui ont changé de main en bloc ou encore celles qui n’ont été que faiblement subdivisées disposent également de titres.

provoque des tensions violentes, car l’individualisation et la privatisation légale des terres semblent aller de pair avec la redéfinition territoriale de l’appartenance foncière. Le droit à la terre de certains résidents de longue date n’est pas reconnu au cours de l’immatriculation, qui a été précédée par l’individualisation des terres dans les régions où la réforme foncière a été introduite en premier. Pourtant, même dans ce cas de figure, certaines spoliations ont été organisées, d’autres n’ont pu être empêchées. Lorsqu’une occupation effective, au sol, ne peut servir de référence, comme c’est souvent le cas dans des régions à dominante pastorale, les possibilités de spoliations sont démultipliées. Dans les zones pastorales, le processus d’immatriculation des terres s’est fait par étapes, qui ont constitué autant d’occasions de spoliation [11]. Dans un premier temps, des ranchs collectifs sont mis en place. Mais ceux-ci n’excluent pas la possibilité de créer des ranchs individuels. Ce que des personnes influentes se sont empressées de faire, sabotant du même coup l’esprit des ranchs collectifs. Dans un deuxième temps, le mot d’ordre a été à la privatisation légale de toute la terre avec de nouvelles conséquences en terme d’inégalités de partage et d’accès aux ressources. Le cadre d’une réforme légale, les dispositifs légaux, a été instrumentalisé par une classe dirigeante à son profit.

Les anciens domaines fonciers européens ont connu eux aussi un processus de subdivision, parfois en plusieurs temps. Certaines fermes sont divisées en quelques portions seulement, il faut alors compter au bas mot quatre ans pour obtenir un titre foncier lorsque l’acheteur est un avocat spécialisé dans le foncier. D’autres fermes ont été loties pour un grand nombre de bénéficiaires dans le cadre de compagnies d’achat de terres. Différents problèmes de gestion, d’usurpation, des difficultés de paiement font que le simple détenteur de parts a peu de chances d’obtenir un titre foncier. D’après une source officielle, en 2007, sur les

Obtenir un titre foncier est quasiment impossible dans d’autres secteurs des hautes terres : dans les zones de terres communautaires non encore immatriculées ou bien là où le programme est bloqué par des rivalités et par des lenteurs bureaucratiques ; dans les régions des anciennes terres européennes dont les grandes exploitations agricoles sont subdivisées en de nombreux lots ; dans d’anciennes terres gouvernementales également loties.

Au cours des années 1980 et 1990, le processus d’immatriculation des terres se poursuit dans certaines régions du Kenya comme Meru, Marakwet ou le Trans Mara et connaît des blocages importants. Il restées à l’écart. Les terres immatriculées se trouvent principalement vingt coopératives d’achat de terre situées à proximité des réserves naturelles du Mt Elgon dans le Trans Nzoia, seulement deux sont parvenues à obtenir des titres fonciers individuels pour leurs membres. Acquérir un titre foncier relève d’un parcours du combattant et seules des personnes bien en fonds et déterminées peuvent y parvenir. L’inégalité est flagrante de ce côté-là. Les compagnies d’achat sont particulièrement vulnérables aux manipulations et dans leur cadre un petit propriétaire est facilement évincé. Durant les conflits ethniques des années 1990, les coopératives d’achat de terre, partout dans la province de la Rift Valley ont été des lieux où l’appropriation foncière a été âprement disputée, sans réelle garantie légale.

Les forêts, contrôlées directement par les pouvoirs publics, ont largement été considérées comme une réserve foncière, à différentes époques, et en particulier à la fin du régime Moi. Bien que classées, certaines d’entre elles ont fait l’objet de reconversions agricoles de façon temporaire ou permanente. Qu’elles soient classées comme terres gouvernementales (placées sous la juridiction du pouvoir central) ou comme terres communautaires (placées sous la juridiction des autorités locales), elles ont été gérées sans beaucoup de continuité, et de façon discrétionnaire. Conformément à une logique néopatrimoniale, l’État semble pouvoir décider d’appliquer ou non certaines règles concernant la protection des forêts ou de les détourner à son profit ou pour un gain politique. En conséquence, par moment, les populations sont autorisées à engager des activités dans la réserve forestière et, à d’autres moments, elles sont refoulées, créant un fort ressentiment. Ce mode de gestion a laissé son empreinte au Mont Elgon et au Mont Kenya. Il est responsable d’une catastrophe écologique dans l’escarpement du Mau. Des paysans kipsigis ont pu acheter de la terre dans la région forestière du Mau par l’entremise de dirigeants kipsigis et maasai corrompus de 1997 à 2004. Le régime Kibaki a mis du temps à stopper cette colonisation. Ces petits exploitants ont fini par être chassés, après avoir pillé et détruit la forêt [12]. Ainsi, au Kenya, celui qui a acheté la terre finit par être spolié, alors que l’intermédiaire bénéficiant de bonnes protections politiques et qui s’est enrichi au cours des transactions, n’est pas inquiété. Le cas des terres forestières qui dépendaient des autorités locales, une partie de cette forêt du Mau détruite, est particulièrement édifiant : ces ressources ont été littéralement pillées, alors que le pouvoir local est censé les gérer pour le bénéfice des résidents habituels de la localité.

Conclusion

L’idée d’une appartenance territoriale de la terre, qui prend appui sur des limites administratives et qui ne se fonde pas sur une mise en valeur mais sur une revendication autochtone, est présentée par certains dirigeants politiques comme un moyen pour lutter contre des spoliations comprises en des termes ethniques. Ce type de discours a servi de justification à la violence et a contribué, par les conflits qu’il a entraînés, à créer d’autres spoliations foncières. Un règlement territorial du problème foncier dans une optique pacifique est-il envisageable ? Les pressions pour traduire le point de vue de l’autochtonie politique dans la loi ont été fortes par le passé et risquent d’être présentes dans la gestion de la crise post-électorale.

Sur cette question de l’appartenance territoriale et ethnique de certaines ressources, force est de constater, au fil des ans, une certaine hésitation de la part de l’État. Ce dernier a officiellement soutenu une position légaliste de défense du droit à la propriété individuelle. Dans son principe, le titre foncier ne tient compte ni du lieu ni de la personne et ne suppose pas de s’interroger sur la manière dont il a été acquis. Durant les années 1990, l’autochtonie politique, soutenue par le régime Moi, a provoqué la confusion.

Le projet constitutionnel Bomas [13] faisait transparaître cette hésitation, réaffirmant la protection des droits individuels et évoquant dans le même temps des droits ancestraux à la terre. Ceci semble limiter la portée de cette forme de légitimation des revendications autochtones, en les circonscrivant aux populations se déclarant chasseurs- cueilleurs. Toutefois la contradiction est là en germe.

Si l’État tient à soutenir ces deux positions, en théorie irréconciliables, il devra concevoir un système de compensation pour les acquisitions légales hors « territoire » et pour les personnes spoliées par d’autres au cours de l’achat d’une terre. Dans ce second cas, les personnes en cause sont les intermédiaires corrompus appartenant à la classe politico-administrative et le mieux serait de faire payer les voleurs pour permettre cette compensation.

Les revendications autochtones défendent l’idée d’une responsabilité collective dans une spoliation qui n’est pas opératoire et qui porte en elle l’injustice. Les cas de confiscations individuelles se doivent d’être documentés, c’est de cette façon que justice peut être faite dans des cas précis de spoliation démontrée. Pourquoi est-il si important de protéger le droit des plus pauvres et leur accès à la terre ? Considérer la terre comme une ressource d’appoint, un filet de sécurité, un moyen de lutter contre la pauvreté paraît tout à fait raisonnable. C’est une croyance bien ancrée localement que cette nécessité d’acheter une parcelle, rêve qu’à présent seule une classe moyenne et aisée peut espérer réaliser, en prenant bien soin de choisir le lieu d’implantation et en tenant compte de considérations ethniques et territoriales

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Notes

[1] Que l’on peut appeler pour simplifier, sans perdre de vue leur dimension essentiellement politique, « conflits ethniques » (durant les années 1990 et 2007- 2008 en particulier).

[2] J. Oucho 2002, V. Golaz 2008.

[3] Ce terme s’applique parfaitement au Kenya pour désigner la haine de l’autre dans un contexte national.

[4] Le pouvoir de l’État néo-patrimonial se fonde sur la confusion entre privé et public. Voir D. Bourmaud, 1988.

[5] C. Médard, 2008.

[6] J. Willis, 1993

[7] X Péron, 1996.

[8] Alenjin, MAasai, TUrkana, SAmburu.

[9] Republic of Kenya, 2002 et 2004.

[10] H.W.O. Okoth-Ogendo, 1991.

[11] X. Péron, 1996.

[12] D. Ruysschaert, 2007.

[13] Le projet de Constitution Bomas est celui qui avait été élaboré par la Commission Kenyane de Révision Constitutionnelle, avant d’être modifié, pour devenir le projet Wako, celui qui fut soumis à référendum le 21 novembre 2005.

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