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Qu’est-ce qui se passe au juste avec le pétrole?
Par F. William Engdahl
Mondialisation.ca, 12 février 2016
New Eastern Outlook 24 janvier 2016
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S’il y a un prix d’une matière première lié à la croissance ou au ralentissement de notre économie, c’est bien le prix du pétrole brut. Trop de facteurs ne concordent pas dans la chute spectaculaire des prix mondiaux du pétrole que nous observons actuellement. En juin 2014, le pétrole se transigeait à 103 $ le baril. L’expérience que j’ai acquise en suivant la géopolitique du pétrole et des marchés pétroliers m’amène à penser qu’il y a anguille sous roche. Je vous fais donc part de certaines choses qui clochent à mon avis.

À la clôture des marchés le 15 janvier, le prix de référence du pétrole brut aux USA, le WTI (West Texas Intermediate), se transigeait à 29 $, son prix le plus bas depuis 2004.

Il est vrai qu’il y a une surproduction d’au moins un million de barils de pétrole par jour dans le monde depuis plus d’un an.

Il est vrai aussi que la levée des sanctions en Iran va augmenter l’offre de pétrole dans un marché déjà saturé, ce qui s’ajoutera à la pression à la baisse sur les prix en cours.

Cependant, quelques jours avant que les USA et l’UE ne lèvent leurs sanctions contre l’Iran le 17 janvier, Seyed Mohsen Ghamsari, le directeur des affaires internationales de la Société nationale du pétrole iranien, a déclaré que l’Iran « (…) tentera d’intégrer le marché d’une manière à empêcher que la production accrue n’entraîne une nouvelle chute des prix (…). Nous allons produire la quantité que le marché est capable d’absorber. » L’entrée de l’Iran libéré des sanctions dans les marchés pétroliers ne serait donc pas la cause de la dégringolade des prix du pétrole depuis le 1er janvier.

Une autre fausseté est que la demande d’importation de pétrole par la Chine s’est effondrée parallèlement à une prétendue chute de l’économie de ce pays. En un an jusqu’à novembre 2015, la Chine a importé bien du pétrole, 8,9 % de plus de pétrole en fait, pour atteindre 6,6 millions de barils par jour et en faire le principal importateur de pétrole du monde.

Ajoutons dans ce chaudron bouillonnant qu’est aujourd’hui le marché pétrolier mondial le risque politique qui a nettement augmenté depuis septembre 2015, et la décision de la Russie de répondre à l’appel du président légitimement élu de la Syrie Bachar al Assad par de puissantes frappes aériennes contre les infrastructures terroristes. Ajoutons aussi la rupture radicale des relations entre le président Recep Tayyip Erdoğan de la Turquie et Moscou depuis que la Turquie, qui est membre de l’Otan, a commis un acte de guerre effronté en abattant un avion de chasse russe au-dessus de l’espace aérien syrien. Tous ces facteurs devraient entraîner les prix du pétrole à la hausse, et non à la baisse.

La province de l’Est de l’Arabie saoudite : un lieu stratégique

Pour combler la mesure, incorporons au mélange la décision provocatrice du ministre de la Défense saoudien et roi de facto, le prince Mohammed ben Salmane, d’exécuter le cheikh Nimr al-Nimr, un citoyen saoudien. Ce chef religieux chiite respecté était accusé de terrorisme pour avoir demandé en 2011 que les chiites saoudiens bénéficient de plus de droits. L’Arabie saoudite compte environ 8 millions de musulmans fidèles aux enseignements chiites plutôt qu’à ceux du wahhabisme sunnite ultra-radical. Son crime a été de soutenir les protestations visant à obtenir plus de droits pour la minorité chiite opprimée, qui forme peut-être 25 % de la population saoudienne. Les chiites de l’Arabie saoudite sont majoritairement concentrés dans la province de l’Est du royaume.

La province de l’Est du Royaume d’Arabie saoudite est peut-être le bien immobilier le plus précieux de la planète. Sa superficie est le double de celle de l’Allemagne, mais elle compte à peine 4 millions d’habitants. Saudi Aramco, la société d’État pétrolière de l’Arabie saoudite, est basée à Dhahran, dans la province de l’Est.

Les principaux champs pétrolifères et gaziers saoudiens se trouvent pour la plupart dans la province de l’Est, à terre et en mer, dont le plus grand champ pétrolifère au monde, Ghawar. Le pétrole tiré des champs saoudiens, dont Ghawar, est livré à des dizaines de pays à partir du complexe Ras Tanura, le plus grand terminal d’entreposage de pétrole brut au monde. Environ 80 % des quelque 10 millions de barils de pétrole par jour produits par l’Arabie saoudite sont acheminés à Ras Tanura dans le golfe Persique, puis transbordés dans des superpétroliers à destination de l’Occident.

C’est aussi dans la province de l’Est que se trouve l’usine d’Abqaïq d’Aramco, sa plus grande installation de traitement du pétrole et de stabilisation du pétrole brut, d’une capacité de 7 millions de barils par jour. C’est la principale usine de transformation de pétrole brut arabe ultraléger et léger. Elle assure le traitement du pétrole brut pompé à partir du champ pétrolifère de Ghawar.

Il s’avère aussi que la majorité des ouvriers des champs pétrolifères et des raffineries de la province de l’Est sont… chiites. On dit aussi qu’ils sont favorables aux vues du cheikh Sheikh Nimr al-Nimr, ce religieux chiite que l’on vient d’exécuter. À la fin des années 1980, le Hezbollah al-Hijaz (saoudien) a lancé plusieurs attaques contre l’infrastructure pétrolière, en plus de tuer des diplomates saoudiens. Ils auraient prétendument suivi un entraînement en Iran.

Mais voici maintenant qu’un nouvel élément déstabilisateur s’ajoute aux tensions politiques qui montent entre l’Arabie saoudite et la Turquie d’Erdogan d’une part (flanqués de leurs acolytes arabes serviles membres du Conseil de coopération du Golfe), et la Syrie d’Assad, l’Irak (dont 60 % de sa population est chiite) et l’Iran voisin d’autre part, qui comptent aujourd’hui sur l’appui militaire russe. On rapporte que Mohammed ben Salmane, ce prince erratique de 30 ans, est sur le point d’être nommé roi.

Le 13 janvier, le Gulf Institute, un groupe de réflexion (think tank) au Moyen-Orient, a indiqué dans un rapport exclusif que le roi Salmane Al-Saud, qui a 80 ans, prévoit abdiquer et céder le trône à son fils Mohammed. Le rapport affirme que le roi actuel « est allé voir ses frères à tour de rôle pour obtenir leur soutien à l’égard de l’initiative, qui aurait pour effet de désigner son fils à la place du prince héritier actuel, le ministre de l’Intérieur et favori des USA, le pur et dur Mohammed ben Nayef. Selon des sources bien informées des délibérations, Salmane a dit à ses frères que pour assurer la stabilité de la monarchie, il fallait modifier l’ordre de succession en le faisant passer d’un mode adelphique (d’un frère à l’autre) à un mode fondé sur la descendance, qui permettrait au roi de léguer ses pouvoirs à son fils le plus apte. »

Le 3 décembre 2015, le BND (les services secrets allemands) a transmis secrètement à la presse une note de service faisant état d’inquiétudes à propos du pouvoir grandissant du prince Salmane, qui est décrit comme imprévisible et émotif. À propos des incursions de l’Arabie saoudite en Syrie, au Liban, au Bahreïn, en Irak et au Yémen, le BND signalait, parlant du prince Salmane, que « la diplomatie prudente que préconisaient auparavant les dirigeants plus âgés au sein de la famille royale cède la place à une nouvelle politique interventionniste impulsive ».

Pourtant, les prix du pétrole baissent encore

L’élément le plus inquiétant de cette situation plus qu’alarmante au Moyen-Orient, là où sont concentrées les principales réserves mondiales de pétrole et du gaz, c’est qu’au cours des dernières semaines, les prix du pétrole, qui s’étaient stabilisés temporairement à 40 $ environ en décembre (ce qui était déjà peu), ont plongé de 25 % depuis, autour de 29 $, ce qui n’augure rien de bon. Citigroup prévoit qu’ils pourraient descendre à 20 $. Goldman Sachs a récemment affirmé qu’il faudrait peut-être atteindre un creux de 20 $ le baril pour stabiliser de nouveau les marchés pétroliers mondiaux et mettre fin à la surabondance de l’offre.

J’ai maintenant la conviction profonde que quelque chose de vraiment gros et déterminant va se passer sur les marchés pétroliers mondiaux au cours des prochains mois, une chose à laquelle la majeure partie du monde ne s’attend pas.

La dernière fois que Goldman Sachs et ses acolytes de Wall Street ont fait une prévision étonnante à propos des prix du pétrole, c’était à l’été 2008. À l’époque, au milieu des pressions croissantes sur les banques de Wall Street pendant que la tourmente sur le marché des prêts hypothécaires prenait de l’ampleur, soit juste avant la faillite de Lehman Brothers en septembre de cette année-là, Goldman Sachs écrivait que le prix du pétrole se dirigeait vers 200 $ le baril. Il venait d’atteindre un sommet de 147 $.

J’ai alors rédigé une analyse qui disait exactement le contraire, en me basant sur le fait qu’il y avait un surplus considérable sur les marchés pétroliers mondiaux qui, curieusement, n’avait été rapporté que par Lehman Brothers. Une source chinoise bien informée m’avait dit que des banques de Wall Street comme JP Morgan Chase faisaient tout un battage à propos du prix du baril à 200 $, pour convaincre Air China et d’autres gros acheteurs de l’État chinois d’acheter chaque goutte de pétrole à 147 $ avant que le prix n’atteigne 200 $, un conseil qui alimentait la hausse des prix.

En décembre 2008, le prix de référence du Brent était descendu à 47 $ le baril. Dans l’intervalle, la faillite de Lehman, une décision politique délibérée de Henry Paulsen, secrétaire au Trésor des USA et ancien président de Goldman Sachs, prise en septembre 2008, avait plongé le monde dans une crise financière et une récession profonde. Les acolytes de Paulsen chez Goldman Sachs et dans les autres méga-banques de Wall Street, comme Citigroup ou JP Morgan Chase savaient-ils à l’avance que Paulsen planifiait la faillite de Lehman pour forcer le Congrès à lui donner carte blanche et un pouvoir de renflouement sans précédent à même les 700 milliards de dollars du fonds de sauvetage TARP? Goldman Sachs et ses amis auraient apparemment fait des profits faramineux en pariant contre leurs propres prédictions de prix du baril à 200 $ en se servant d’instruments financiers à effet de levier sur les marchés à terme du pétrole.

Rompre d’abord le cou des cowboys de l’industrie du pétrole de schiste

Aujourd’hui, l’industrie du pétrole de schiste aux USA, à qui l’on doit la majeure partie de l’augmentation de la production pétrolière au pays depuis 2009, est à deux doigts de sombrer dans une mer de faillites massives. Ces derniers mois, la production de pétrole de schiste a à peine commencé à décliner, de quelque 93 000 barils en novembre 2015.

Le grand cartel du pétrole (ExxonMobil, Chevron, BP et Shell) a commencé à liquider ses baux de pétrole de schiste sur le marché il y a deux ans. Aujourd’hui, l’industrie du pétrole de schiste aux USA est dominée par ce que BP et Exxon appellent les cowboys, qui sont des sociétés pétrolières dynamiques de taille moyenne qui ne font pas partie des grands. Des banques de Wall Street comme JP Morgan Chase et Citigroup, qui ont toujours financé les « supermajors » du pétrole, ainsi que les supermajors elles-mêmes, ne devraient pas trop verser de larmes maintenant que le boom dans la production de pétrole de schiste tombe à plat, car elles redeviendront ainsi les seules aux commandes du plus important marché au monde. Les institutions financières qui ont prêté des centaines de milliards de dollars aux cowboys du schiste ces cinq dernières années feront leur prochain examen semi-annuel de leurs prêts en avril. Avec des prix avoisinant les 20 $, on devrait s’attendre à un nombre beaucoup plus élevé de faillites dans l’industrie du pétrole de schiste. Des sources de pétrole non conventionnelles, comme les énormes réserves des sables bitumineux de l’Alberta, au Canada, pourraient bientôt appartenir au passé aussi si la situation perdure.

Mais cela ne suffira pas à ramener les prix du pétrole autour de 70 à 90 $ le baril auxquels aspirent les grands joueurs de l’industrie pétrolière et leurs banquiers à Wall Street. Au Moyen-Orient, l’Arabie saoudite et ses alliés arabes du golfe Persique devront réduire considérablement leur surproduction. Mais les Saoudiens ne montrent aucun signe en ce sens. C’est ce qui me préoccupe le plus dans tout ce tableau.

Quelque chose de vraiment laid, qui fera bondir les prix du pétrole plus tard cette année, est-il en train de se préparer dans le golfe Persique? Est-ce qu’une véritable guerre entre les chiites et les États wahhabites producteurs de pétrole couve? Jusqu’à maintenant, c’est surtout d’une guerre par procuration en Syrie qu’il s’agit. Depuis l’exécution du religieux chiite et l’assaut porté contre l’ambassade de l’Arabie saoudite à Téhéran, qui a causé la rupture des relations diplomatiques par les Saoudiens et les autres pays du Golfe sunnites, la confrontation est beaucoup plus directe. Le Dr Hossein Askari, ancien conseiller du ministère des Finances saoudien, a affirmé que « s’il y a une guerre entre l’Iran et l’Arabie saoudite, les prix du pétrole pourraient du jour au lendemain grimper à 250 $, pour ensuite redescendre autour de 100 $. S’ils s’en prennent à leurs installations de chargement respectives, les prix du pétrole pourraient dépasser la barre des 500 $ et rester à ce niveau pour quelque temps, tout dépendant de l’étendue des dommages. »

Tout m’amène à croire que le monde se dirige vers un nouveau grand choc pétrolier. Tout semble toujours tourner autour du pétrole. Pour reprendre des propos qu’Henry Kissinger aurait apparemment dit lors d’un autre choc pétrolier dans les années 1970, lorsque l’Europe et les USA ont été confrontés à un embargo pétrolier causant d’immenses queues aux pompes d’essence, « si vous contrôlez le pétrole, vous contrôlez les nations ». Cette obsession du contrôle est en train de détruire rapidement notre civilisation. Il est temps de se concentrer sur la paix et le développement plutôt que de lutter les uns contre les autres pour devenir le plus grand magnat pétrolier de la planète.

F. William Engdahl

Article original en anglais : What’s Really Going on with Oil?, New Eastern Outlook, 24 janvier 2016

Traduit par Daniel pour Mondialisation.ca

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