Qui a peur des théories du complot ?

Tim Hayward est professeur de théorie politique environnementale à l’université d’Édimbourg. Son inquiétude : actuellement, toute question gênante, toute demande d’informations ou d’enquêtes auprès du pouvoir, des médias ou de forums publics, si justifiées soient-elles, peuvent cataloguer leur auteur « théoricien du complot », donc fou.

Est-ce juste et raisonnable ?


Le terme « théorie du complot » est souvent utilisé dans un sens péjoratif. C’est un terme de dénigrement et une critique implicite. Un de ses effets est de décourager certains types de recherches critiques sérieuses. Mais sûrement, dans un monde où des complots existent, nous avons besoin de bonnes théories sur ce qui se passe réellement. Les seules personnes qui aient quelque chose à redouter des théories du complot sont les conspirateurs qui peuvent être découverts. Pour nous tous, les autres, si quelqu’un propose une théorie trop tirée par les cheveux, nous sommes sceptiques d’instinct ; si, en revanche, il propose une théorie qui éclaire des points confinés jusque-là dans l’obscurité, il peut être en train de nous aider à apprendre quelque chose.

Bien sûr, des gens peuvent parfois être trompés par des théories du complot, mais les gens peuvent également être trompés par les croyances que les théories du complot remettent en question. Ceci suggère qu’il faut examiner sérieusement les affirmations sujettes à controverse. De toute évidence, une théorie du complot reste une simple théorie tant qu’elle n’est pas étayée par des preuves. Mais demander qu’un théorie du complot soit prouvée est une chose ; déclarer qu’une telle théorie est inacceptable en soi en est une autre. Malheureusement, le distinguo n’est pas opéré par nombre de gens, y compris parmi les universitaires, dont quelques-uns vont jusqu’à condamner toutes les théories du complot à titre préventif. [1]

Pourtant, ce qui tombe sous l’appellation de « théorie du complot » consiste souvent en enquêtes légitimes menées dans un esprit critique citoyen, dans le but de mettre face à leurs responsabilités ceux qui exercent sur nous une influence dont nous ne réalisons pas toujours l’ampleur, et un pouvoir qui seraient, sans elles, dégagés de toute responsabilité et de comptes à rendre.

Mon argumentation, donc, est que le type d’enquête qui peut être intellectuellement respectable et socialement nécessaire est beaucoup trop souvent reléguée dans la catégorie « théorie du complot ». Malgré tout, puisque le terme a été adopté, je suggère que nous en fassions le meilleur usage et que nous le tirions de son obscurité en démontrant qu’il est possible d’énoncer des théories du complot en usant de méthodes de recherche crédibles.

Le problème qui déplaît aux critiques, en fait, est cette sorte d’activité spéculative déconnectée de la réalité qui implique de croire à des hypothèses non prouvées. Ce qui s’appelle, de façon appropriée, du complotisme. [2] Le complotisme désigne un mode de raisonnement fallacieux, qui réduit les questions et les explications à des complots, sans jamais enquêter sur les preuves ou même en demander. Les complotistes ont tendance à voir des complots partout et à croire ce qu’ils s’imaginent voir, sans donner la moindre chance à des explications alternatives. Le problème du complotisme peut être évalué à la lumière de la rigueur intellectuelles et de l’exigence des enquêtes (recherches de preuves ou au moins, d’éléments suffisamment probants) des bonnes théories du complot. Les deux choses ne peuvent donc pas être plus différentes. [Autrement dit, la paranoïa ou « complotisme » n’est qu’une exagération pathologique et déconnectée de la réalité de la tendance naturelle des humains à chercher des réponses et à enquêter sur ce qui semble échapper à leur compréhension. Ce qui est l’essence même de la police, du journalisme d’investigation ou de la science, par exemple ; or personne n’irait confondre le métier de policier, de journaliste ou de scientifique avec des manifestations de psychose paranoïaque, Ndt].

Il est particulièrement important d’être conscient de la différence, étant donnée qu’elle a été effacée du débat public. Les premières idées sur « la mentalité complotiste » d’Harold Laswell et Franz Neumann ont informé une étude influente de Richard Hofstadter sur les pathologies politiques de ‘style paranoïaque’ dans les années 60. Cette association entre soupçons de complot et irrationalité et paranoïa a ensuite été largement diffusée dans les États-Unis, notamment, comme le note le professeur de sciences politiques Lance deHaven Smith, par la Central Intelligence Agency (CIA) en tant que terme péjoratif dans le cadre d’un programme de propagande entamé en 1967. [3] Le programme, créé en réponse à des questions gênantes posées par des citoyens sur l’assassinat de Kennedy, ‘demandait aux grands groupes de médias et aux journalistes de critiquer les « théoriciens du complot » et de soulever des questionnements sur leurs motivations et leur jugement.’ Sa portée s’est considérablement étendue de nos jours.

Le professeur Peter Knight de l’université de Manchester, qui dirige un réseau de recherches interdisciplinaire majeur financé par l’UE pour arriver à une compréhension exhaustive des théories du complot, explique qu’il est aujourd’hui généralement compris que ‘quelques-unes des définitions de vues particulières comme « théories du complot » relèvent d’une technique de gouvernance.’ [4] Ainsi donc, qui a peur des théories du complot ? Serait-il possible que certains gouvernements veuillent que nous en ayons tous peur ?

Il est intéressant de noter que le professeur Knight pense que, si des théories du complot sérieuses peuvent parfois être sur la bonne piste, alors peut-être que ce qu’elles trouvent ne doit pas être compris comme des complots. Par exemple, il écrit, ‘il est possible que différents services du labyrinthe des agences de renseignement aient été impliqués avec les terroristes du 11 septembre de façons contradictoires et ambiguës, qui ne répondent pas à la définition du complot, mais qui écornent la notion d’une complète innocence américaine.’ Le fait est que ces contradictions et ambiguïtés méritent une étude, quel que soit le nom qu’on leur donne. La notion captivante de Knight d’« une implication qui ne répond pas à la définition du complot » me rappelle les questions de définitions soulevées par les descriptions données par Bill Clinton sur son ‘implication’ avec une stagiaire de la Maison-Blanche. Le bon sens suggère que les gens sont intéressés par ce qui s’est passé, pas par le nom que quelqu’un lui donne. Au bout du compte, le théoricien du complot – ou théoricien des complots, comme Knight l’écrit – veut savoir ce qui se passe, et diverses hypothèses sur des « implications » de toutes sortes d’individus peuvent figurer dans son enquête. [5]

Nous devrions également garder à l’esprit que le nom lui-même de ce champ d’activité lui a été donné par ceux-là mêmes qui cherchaient à empêcher son développement. Ses pratiquants réels pourraient penser que leurs activités devraient porter divers autres noms, peut-être moins accrocheurs mais plus descriptifs, par exemple investigation critique civique, diligence intellectuelle justifiée, journalisme d’investigation, épistémologie sociale ou science sociale critique.

Ce qui m’amène à la raison principale de ma défense de cette activité : en tant que citoyens, nous sommes de plus en plus souvent frappés par le nombre croissant d’anomalies et d’incohérences dans les rapports officiels et médiatiques des affaires publiques, sans même parler des affaires de politique internationale. Mais quand nous tentons de partager nos questionnements sur un forum public, il semble toujours y avoir des intervenants prêts à nous traiter de théoriciens du complot complètement zinzins. Je traiterai de la raison pour laquelle ils font cela dans un article ultérieur. [6] Mon argument pour l’instant est que nous avons été attirés par les théories du complot pour des raisons qui sont tout le contraire de la folie.

Tim Hayward
Publié sur le blog de l’auteur sous le titre Who’s Afraid of Conspiracy Theory?

Traduction et note d’introduction Entelekheia

Notes

[1] Dans certaines littératures, on note une tendance marquée à adopter cette approche monolithique aux théories du complot. Plusieurs philosophes – David Coady, Charles Pigden, Kurtis Hagen et Lee Basham en ont fait la critique. Matthew Dentith, en particulier, a critiqué l’incapacité de cette approche à envisager la possibilité de trouver des qualités à telle ou telle théorie du complot. Il donne des exemples de ‘positions généralisatrices qui prennent les croyances et comportements de certains théoriciens du complot pour des indications de ce que les théoriciens du complot pensent généralement ‘. (Matthew Dentith, ‘The Problem of Conspiracism’). Un exemple : Douglas and Sutton affirment, ‘en général, les théories du complot sont des alternatives fantaisistes et non prouvées aux récits des médias grand public’ ; ils disent aussi que les théoriciens du complot croient aux théories du complot parce qu’ils sont susceptibles de sympathiser avec les conspirateurs. (Karen Douglas et Robbie M. Sutton, (2011). Qui se ressemble, s’assemble ? ‘L’aval donné à des théories du complot est influencé par un désir personnel de comploter’, Psychology, 50(3), 2011: 544-552.)[2] Sur ce point, je suis d’accord avec le récent exposé offert par Matthew Dentith (ibid) : ‘des travaux philosophiques récents ont remis en question l’irrationalité soi-disant typique des croyances à des théories du complot. En menant une analyse de gens que nous appelons « théoriciens du complot », nous avons découvert que les traits de caractère problématiques communément associés à la généralité des théoriciens du complot s’avèrent un éventail de comportements stéréotypés et de schémas mentaux trouvables uniquement dans un de leurs sous-groupes. Si nous comprenons que les problèmes liés aux croyances aux théories du complot n’appartiennent qu’à ce sous-groupe – les complotistes/conspirationnistes – alors nous pouvons apporter les récentes contributions philosophiques sur la rationalité de la croyance aux théories du complot au débat académique général. [La « croyance rationnelle aux théories du complot » dont parle Dentith reste à nos yeux une notion confuse. Croire aux théories du complot en général (donc à toutes les théories du complot) relèverait effectivement d’une mentalité suspicieuse typique de la psychose paranoïaque, mais c’est très loin de représenter la majorité de ceux qui tombent sous le coup de cette accusation. On peut tout à fait penser qu’il y a anguille sous roche, par exemple – c’est un cas classique – à propos d’un récit douteux véhiculé par les médias grand public, mais pas forcément d’un autre ou même de plusieurs autres récits médiatiques. Dans ce cas, il n’y a donc pas « croyance aux théories du complot » en général, mais suspicion d’un complot (ou de motivations non dévoilées) sur un point ou un récit suspect particulier. D’un autre côté, un mensonge médiatique avéré, et nous en avons eu, fait perdre confiance dans les médias et, quand le cas se répète, finit par induire une méfiance de principe dans la population… d’où la perte de lectorat de nombre de titres de presse grand public actuels et la montée de la presse alternative sur Internet, dont bon nombre de titres tout à fait respectables, sinon pour certains « pulitzérisés », d’un niveau de journalisme bien supérieur à celui de la presse grand public. Est-ce de la « croyance dans les théories du complot » ? Ndt]. Il identifie le défi dont je pense que nous devons le relever : ‘Typiquement, quand nous pensons au théoriciens du complot, nous ne pensons pas aux gens qui ont émis l’hypothèse d’un complot en particulier – et qui ont enquêté jusqu’à l’étayer par des preuves – comme John Dewey (qui a révélé le complot derrière les Procès de Moscou dans les années 30) ou Bob Woodward et Carl Bernstein (qui ont mis au jour le complot du Watergate dans les années 70). Nous pensons seulement aux partisans et adeptes de théories du complot délirantes.’[3] Lance deHaven Smith, Conspiracy Theory in America, University of Texas Press, 2013: p.21; voir aussi le chapitre 4.[4] Peter Knight, ‘Plotting Future Directions in Conspiracy Theory Research’, dans le livre de Michael Butter et Maurus Reinkowski, Conspiracy Theories in the Middle East and the United States, Berlin: De Gruyter, 2014: p.347.[5] Les ‘implications’ entre gens peuvent consister en n’importe quel élément des conspirations tels que la collusion, la collaboration, la complicité, l’accord tacite, l’accord secret, les plans communs, l’assentiment, fermer les yeux sur des activités, couvrir, soudoyer, intimider, exercer un chantage, tromper, faire taire et beaucoup d’autres types d’arrangements.[6] Dans un troisième article de cette série, je poserai la question ‘Faisons-nous face à une conspiration visant à étouffer la liberté d’expression ?’ Avant, la seconde partie portera sur ‘La théorie du complot en tant que responsabilité civique’. Un travail académique complet comprenant des versions étendues des deux paraîtra ensuite. (Et oui, pour les aficionados qui se le demandent, il y aura une réponse aux propositions ‘d’infiltration cognitive’ censée nous ‘guérir’. Je peux même suspendre ma réputation de politesse sur ce sujet… ) [La dénommée « infiltration cognitive », à savoir des trolls payés pour venir se moquer des « complotistes » et réfuter leurs thèses sur les forums et réseaux sociaux, a été proposée par les universitaires Cass Sunstein et Adrian Vermeule à l’administration Obama. On ne connaît pas les suites qu’Obama a données ou non à cette proposition, même si nous avons quelques éléments : Récemment, le Chaos Computer Club de Berlin (CCC), la plus importante association de hackers d’Europe, a organisé un congrès au cours duquel les « hacktivistes » ont dévoilé que « La Joint Threat Research Intelligence Group (JTRIG), une unité des services de renseignement britanniques, a la charge de créer des faux comptes et des faux contenus sur les réseaux sociaux, pour « détruire, réfuter, avilir [et] perturber les ennemis en les ‘discréditant’ ». Dans la vidéo en lien (en anglais), ils révèlent certains de leurs contenus relatifs à des infiltrations de groupes d’activistes à travers le monde, y compris au cours du Printemps arabe. Est-ce que le même type d’opération existe aussi aux USA et, outre le Royaume-Uni, dans les autres pays de l’UE ? Chacun en sera juge, Ndt]



Articles Par : Tim Hayward

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