Qui doit porter la responsabilité de WikiLeaks ?

La réaction viscérale de l’Iran à la publication des câbles diplomatiques des Etats-Unis par WikiLeaks a été de s’en prendre aux « ennemis du Moyen-Orient ». Un haut-fonctionnaire turc a également accusé Israël de se trouver derrière les fuites (tandis que quelques jours plus tard, un gouverneur régional égyptien émettait l’avis que le Mossad israélien pouvait être en train d’orchestrer les attaques aux requins dans la Mer Rouge). [1] La première accusation a quelque peu attiré l’attention, puisque Israël est largement perçu comme ayant bénéficié de ces publications.

Avec les pourparlers de paix directs qui ont été déclarés morts quelques jours après ces publications, c’est un sujet tentant à explorer, mais il faut être très prudent : de nombreuses forces, diverses et puissantes, sont dépeintes dans le scandale WikiLeaks. Les relations entre Israël et les Etats-Unis en ont certainement été impactées et les politiciens israéliens ont essayé d’en tirer profit très tôt, mais des projections plus prudentes sur leurs effets donnent des résultats contradictoires. En tout cas, l’accusation selon laquelle Israël aurait conspiré pour déclencher toute l’affaire semble trop simpliste et trop politiquement orientée pour rendre justice à toute la complexité de cette situation.

D’un côté, lorsque des hauts-fonctionnaires de l’administration américaine ont annoncé dans la soirée de mardi dernier « avoir établi qu’une extension du moratoire n’apporterait pas à ce stade la meilleure base pour la reprise des négociations directes [israélo-palestiniennes] », de nombreux observateurs ont interprété cela comme une victoire de Netanyahou sur le Président US Barack Obama, bousculé par le coup que la divulgation des câbles a asséné à la diplomatie américaine. [2] Même le ministre israélien de la défense, Ehoud Barak, a tiré un lien entre les deux affaires lorsqu’il s’est exprimé dans le quotidien israélien Haaretz.

Les relations entre les deux administrations semblent de plus en plus chaotiques. Certains analystes, comme David Goldman, ont même soutenu que ce conflit [entre Israël et les Etats-Unis] est profondément enraciné dans l’idéologie du président américain et qu’il est pratiquement irréconciliable. [3] Tandis que la thèse de Goldman a soulevé des controverses, de nombreux indices montrent que les deux alliés sont en opposition.

La relation personnelle entre Netanyahou et Obama ne va pas trop bien. Lorsque Netanyahou s’est rendu à Washington, à la suite des élections parlementaires américaines du mois dernier, Obama était au loin, en visite en Inde. Quand même, la visite du Premier ministre israélien a été très tendue à propos du processus de paix qui est bloqué et des prochaines étapes concernant l’Iran. Le compromis sur lequel Netanyahou a travaillé avec la Secrétaire d’Etat Hillary Clinton, incluant un cadeau des Américains à Israël de 20 avions furtifs F-35, s’est défait lorsqu’il a exigé une lettre de garantie officielle.

Dans mon article Bluff and bluster over East Jerusalem [Bluff et fulminations sur Jérusalem Est], paru le 9 novembre dans l’Asia Times Online, j’observe comment l’annonce par Israël de nouvelles constructions à Jérusalem Est durant le voyage de Netanyahou a marqué une escalade des tensions et rappelé la prise de bec de mars dernier entre les deux administrations. Un mois plus tard, il est clair que ces deux crises se sont développées de manières différentes, et l’affaire WikiLeaks a été un facteur parmi d’autres qui a grandement contribué à ce résultat.

Que nous croyons ou pas que Netanyahou a sciemment initié ces deux confrontations à propos des constructions à Jérusalem Est (la première fois, il a prétendu qu’il n’était pas au courant de cette annonce et en a réprimandé son ministre de l’intérieur, Eli Yishai), nous pourrions dire que son équipe, depuis mars, a reçu une leçon.

Ensuite, la réaction vigoureuse d’Obama a pris les Israéliens par surprise et l’administration américaine les a déstabilisés en faisant continuellement monter la pression. Le projet de construction a été très vite ajourné. Il y a eu beaucoup de spéculations sur le fait que la question iranienne ait été au cœur des discussions secrètes, et certains ont soutenu qu’Obama avait soutiré à Netanyahou la promesse de ne pas attaquer l’Iran au cours de l’été. Neuf mois plus tard, aucune attaque de ce genre ne s’est produite.

Cette fois-ci, c’est Netanyahou qui a fait monter la pression, et des événements, comme la publication de WikiLeaks et la crise nord-coréenne, ont contribué à déstabiliser Obama. Les Israéliens (aidés par les Palestiniens) ont porté une série de coups calculés au processus de paix [4] et ont fini par l’enterrer. En l’absence de progrès diplomatiques avec l’Iran, Obama a été contraint de faire monter la rhétorique de guerre contre la République Islamique. Le président américain semble avoir été forcé de ravaler sa fierté et ses ambitions, du moins pour l’instant.

Les câbles ont appuyé certains des principaux arguments d’Israël au sujet de l’Iran : que les dirigeants arabes voient la crise iranienne comme beaucoup plus importante que le processus de paix et, qui plus est, qu’ils préconisent vivement en privé une intervention militaire américaine. Cela cause un gros embarras, non seulement pour les chefs de plusieurs pays arabes, mais également pour l’administration Obama. Les officiels américains ont soutenu, entre autres choses, que le conflit israélo-palestinien est une entrave majeure à leur politique étrangère et que faire avancer le processus de paix les aiderait grandement à résoudre l’impasse avec l’Iran.

La Turquie, laquelle, au cours des deux dernières années, est devenue une critique farouche d’Israël, a également reçu une claque. Ces documents ont révélé les grands désaccords entre Ankara, d’un côté, et Washington et Jérusalem, de l’autre. Dans certains câbles, le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, a été dépeint comme un fondamentaliste non fiable (dans certains comptes-rendus, comme également corrompu). Il a réagit avec colère, menaçant de poursuivre en justice des diplomates pour diffamation, mais il s’est également précipité pour raccommoder ses relations avec Israël en envoyant des avions pour aider à combattre les récents incendies et en adoptant une posture plus souple dans ces exigences sur l’Etat juif. Il semble à présent qu’un rapprochement entre les deux pays soit proche. [5]

Tout ceci est au cœur de ce qui a déclenché les affirmations selon lesquelles Israël aurait d’une façon ou d’une autre fourni les documents à WikiLeaks. Dans un coup de théâtre étrange, le dirigeant de cette organisation, Julian Assange, dépeint largement comme un pirate informatique anarchiste anti-establishment, a parlé en termes positifs de Netanyahou dans une interview accordée au magazine Time et, par conséquent, a alimenté lui-même la spéculation. [6]

Et puis encore, WikiLeaks semble avoir aussi courtisé certains éléments très clairement antisémites, comme le quotidien libanais pro-Hezbollah, al-Akhbar. [7] Plus important, on ne sait pas si ces révélations ont en fin de compte servi ou sapé les intérêts israéliens de politique étrangère. Le processus de paix est peut-être désormais dans l’impasse, mais qui sait ce qui arrivera à la place de l’offre lucrative d’avions de guerre gratuits et du soutien diplomatique américain. Un petit nombre, en augmentation, de pays a proposé de reconnaître un Etat Palestinien dans les frontières de 1967, [8] un moyen d’action vu comme une alternative aux négociations, dans un coup porté à la réputation internationale d’Israël.

De plus, « les révélations de WikiLeaks dévoilent les liens secrets entre Israël et les Etats du Golfe », a écrit l’analyste israélien Barak Ravid dans Haaretz. « Ces révélations sont extrêmement embarrassantes pour le camp arabe modéré qui veut stopper l’Iran », a déclaré le Professeur Shimon Shamir, cité par l’agence Inter Press Service. « Tandis qu’il est vrai qu’ils ont exhorté les Etats-Unis à adopter une position ferme sur les ambitions nucléaires iraniennes, ils ont toujours fait très attention à ne pas être vus par leurs propres publics comme adoptant une politique en ligne avec celle de Washington. Cela ne fera que les affaiblir et nuit par conséquent à la « campagne stoppez l’Iran » d’Israël.

Israël n’est même pas le meilleur candidat pour la diffusion de ces câbles, puisque cela risquerait d’affaiblir un allié clé et de se l’aliéner. D’autres acteurs ont un intérêt à voir ces documents publiés : la Russie en est un exemple évident. Un revers diplomatique majeur pour les Etats-Unis signifie un vide dans lequel la Russie pourrait facilement s’engouffrer. Vu la politique étrangère agressive dans laquelle le Kremlin s’est récemment engagé, nous pouvons, au minimum, nous attendre à ce qu’il tire avantage de la situation.

Il n’y a aucune preuve que la Russie ait été d’une manière ou d’une autre impliquée dans la publication de ces câbles, exactement comme il n’y a aucune preuve qu’Israël ait été impliqué, mais il y a plein de motivations potentielles. Dans un sens, ce serait un prêté pour un rendu : dans des interviews accordées aux journaux russes en octobre, et qui ont été rapporté par le Christian Science Monitor, Assange a menacé de publier des « documents compromettants » sur le gouvernement russe. « Nous sommes aidés par les Américains, qui nous transmettent beaucoup de documents sur la Russie », avait-il ajouté.

De telles menaces ne sont pas prises à la légère par l’élite russe, qui est bien connue pour supprimer depuis longtemps la contestation intérieure. Ajoutez à cela l’humiliation causée par le scandale des espions avec les agents dormants (sur lequel Anna Chapman a attiré la plus grande attention), les retards continuels du nouveau traité sur la réduction des armes stratégiques [START] et les reculs dans la « réinitialisation » des relations américano-russes [9] et nous avons un mélange explosif.

Pourtant, faire porter la responsabilité à la Russie sur des indices circonstanciels semble également une explication simpliste et insuffisante. La réponse sévère de l’administration américaine contre WikiLeaks – les serveurs américains de l’organisation ont été fermés, sa capacité à recevoir des donations par cartes de crédit a été supprimée et Assange a été arrêté en Grande-Bretagne sur des accusations très controversées [10] – suggère un haut niveau d’agitation, attesté par le fait que cela ternit ce qui reste de l’image d’Obama en tant que réformateur.

Une telle colère, de la part d’un Etat qui reste la seule superpuissance mondiale, semble beaucoup plus cohérente avec une menace intérieure qu’une menace extérieure. Ainsi que Sreeram Chaulia l’écrit, « Assange en sait beaucoup trop parce qu’il y a des Américains au sein de la bouffonnerie d’Etat qui détestent l’intervention militaire apparemment interminable en Afghanistan-Pakistan et les pressions exercées en coulisses projetant d’attaquer l’Iran. […] Les fractures entre l’élite dirigeante américaine et sa base sur la question des guerres et des menaces de guerre ont aujourd’hui la capacité de percer le brouillard et de l’évacuer grâce à WikiLeaks. »[11]

Il est très difficile de dire qui se trouve derrière la diffusion de ces câbles. Dans une situation où les intérêts de plusieurs acteurs internationaux puissants se croisent avec une organisation solitaire [12], il y a beaucoup de zones d’ombre. C’est également, en un sens, la signification principale de ces fuites. Les acteurs étatiques s’y adapteront, s’ils ne l’ont déjà fait – et, par conséquent, nous ne devrions pas être étonnés si nous voyons la Russie étendre ses positions vis-à-vis des Etats-Unis, disons, en Asie Centrale et en Afghanistan. [13] Mais il est également improbable que l’un ou l’autre de ces Etats ait orchestré cette situation, comme il est improbable que l’un ou l’autre sera capable d’en influencer les conséquences tout seul.

Notes :

1. ‘Mossad may be behind Red Sea shark attacks’ , ynetnews.com, 6 décembre 2010.
2. State Dept Official: WikiLeaks Did Substantial Damage To Diplomacy, The Wall Street Journal, 1er décembre 2010.
3. The lunatic who thinks he’s Barack Obama, Asia Times Online, 9 novembre 2010.
4. Middle East squeeze on Obama, Asia Times Online, 9 octobre 2010.
5. Israel likely to offer heavy ‘humanitarian’ compensation over Turkey flotilla deaths, Ha’aretz, 9 décembre 2010.
6. Time Magazine’s Julian Assange Interview, Time, 1er décembre 2010.
7. Hackers paralyze Hezbollah-linked web site for publishing WikiLeaks cables, Ha’aretz, 9 decembre 2010.
8. Argentina joins Brazil in recognition of Palestinian state, Ha’aretz, 7 décembre 2010.
9. US-Russia reset on the skids, Asia Times Online, 9 juillet 2010.
10. Naked emperor hails sex by surprise, Asia Times Online, 9 décembre 2010.
11. L’homme qui en sait trop, Asia Times Online, 2 décembre 2010.
12. What is Julian Assange?, Foreign Policy, 8 décembre 2010.
13. Uncle Sam, energy and peace in Asia Asia Times Online, 29 octobre 2010.

Article original : « Who is to blame for WikiLeaks? », le 14 décembre 2010.

Traduction : JFG pour QuestionsCritiques, le 14 décembre 2010.

Victor Kotsev est journaliste et analyste politique à Tel Aviv.



Articles Par : Victor Kotsev

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