Rébellion contre la torture et contre Bush

 Mon père était mitrailleur au sein de la 28e division d’infanterie de l’armée usaméricaine, qui fut parmi les premières unités à défiler sur les Champs-Elysées une fois Paris libérée par les Alliés. En décembre 1944, après avoir débarqué en Normandie et combattu en France et en Belgique, il fut capturé lors de la bataille des Ardennes et fut envoyé à des centaines de kilomètres à travers le nord de l’Allemagne, dans un wagon de marchandises non chauffé, en plein cœur d’un hiver glacial, à destination du camp de prisonniers de Mühlberg, à l’est.

Ce n’est pas grâce à la générosité des Nazis envers les soldats juifs que mon père a survécu à la guerre. Les Allemands ont du être tentés d’envoyer les soldats usaméricains juifs à Auschwitz, en même temps que les Juifs polonais, allemands et hollandais et autres rebuts humains apparentés. Mais ils ne l’ont pas fait. Mon père a survécu parce que, de manière surprenante, même les Nazis respectaient les accords réciproques sur le traitement digne et humain des prisonniers de guerre.

La doctrine en était simple : vous ne maltraitez pas mes soldats lorsque vous les faites prisonniers, et je ne maltraiterai pas les vôtres. Globalement, malgré les nombreuses atrocités de la seconde guerre mondiale, la doctrine a été respectée.

Sous bien des aspects, à une époque brutale qui vit les Nazis assassiner plus de 6 millions de civils juifs, les Tziganes, les homosexuels, les socialistes, les nains, les personnes handicapées et les malades mentaux, et au cours de laquelle les Alliés ont tué des centaines de milliers d’Allemands non belligérants lors de leurs bombardements incendiaires sur les villes allemandes, les prisonniers de guerre ennemis s’en sortaient souvent mieux que les civils. Les officiers allemands de haut rang qui avaient été capturés ont attendu la fin de la guerre logés à l’élégant Greenbrier Hotel, dans les environs de Washington, où ils n’ont pas été torturés.

J’ai pensé à mon père lorsque j’ai suivi la résistance courageuse opposée par les sénateurs républicains John MacCain, John Warner et Lindsey Graham à la doctrine insensée de l’administration Bush, qui ferait des USA le premier gouvernement signataire des Conventions de Genève relatives au traitement humain des prisonniers de guerre à y opposer des exceptions.

MacCain n’a pas eu autant de chance que mon père. Après que son avion eut été descendu, il fut torturé par les Nord-Vietnamiens, qui ne reconnaissaient pas les Conventions de Genève, et fut séquestré dans un trou à rat pendant six ans. Si quelqu’un a le droit de s’opposer à la doctrine du traitement humain réciproque des prisonniers, c’est bien John MacCain. Mais au lieu de cela, MacCain argumente, à raison, que si les USA, parmi toutes les nations, s’arrogent le droit de maltraiter les prisonniers, alors ce ne sont pas seulement nos soldats qui courent un grave danger, mais notre âme nationale elle-même.

Grâce à l’action qu’ils ont menée, la « Commission aux Services Armés » [1] du Sénat usaméricain a rejeté la proposition de loi de l’administration Bush, et a présenté la proposition de loi de MacCain, qui exige que soit suivie la procédure légale lors de poursuites contre tout captif, et qui respecte les Conventions de Genève. Le gouvernement maintient la pression pour faire passer sa proposition, mais pour une fois, il se pourrait qu’il échoue.

Finalement, après quasiment six années de loyauté aveugle, les Républicains modérés au Congrès commencent à se rebeller, sur de multiples fronts, contre la totale imprudence et le manque grossier de scrupules de leur Président – pardon, de Dick Cheney [2] et Donald Rumsfeld [3], qui sont les architectes de toute cette politique. Une autre loyauté, plus élevée celle-là, affaiblit enfin cette allégeance partisane envers un gouvernement d’un radicalisme dangereux.

La semaine dernière, la « Commission sur le Renseignement »[4] du Sénat, l’un des plus ardents protecteurs du gouvernement, a été contrainte de publier un rapport qui démontre une fois pour toutes qu’il n’y avait pas le moindre lien entre Al Qaïda et Saddam Hussein, et que l’administration Bush s’est stupidement appuyée sur les « renseignements » fournis, aux fins qui leur étaient propres, par l’Irakien en exil Ahmed Chalabi (escroc, imposteur et prétendant au pouvoir en Irak) et ses partisans. Ce rapport a été publié contre l’avis du président de la commission, Pat Roberts, un ardent apologue et défenseur de l’administration Bush, parce que deux autres Républicains, modérés, les sénateurs Chuck Hagel et Olympia J. Snowe, ont voté au côté des Démocrates siégeant à la Commission, afin que l’information soit rendue publique.

Et ce mercredi, à la Chambre des Représentants [5], la direction républicaine d’un sous-comité de la Commission sur la Réforme du Gouvernement [6] a entendu longuement le témoignage détaillé de l’Inspecteur Général du Département de l’Intérieur [7] au sujet de la corruption et de l’incompétence récurrentes au sein de cette administration. Le mépris manifeste de l’administration Bush à l’égard des tâches qui font l’ordinaire de tout gouvernement, et son utilisation du pouvoir exécutif en vue d’enrichir les copains et de récompenser les alliés issus de l’industrie, tout cela est devenu trop grotesque, y compris pour les habituels défenseurs de l’administration Bush qui siègent au Capitole[8]. Alors même que des élections approchent – ou peut-être justement parce qu’elles approchent et que certains Républicains craignent pour leur siège comme pour leur conscience – de telles rébellions vont se faire de plus en plus fréquentes.

Les fondateurs de cette république nous ont, dans leur sagesse, légué un gouvernement doté de pouvoirs séparés, qui se contrebalancent mutuellement, afin d’éviter toute tyrannie. Sans doute n’avaient-ils pas prévu Donald Rumsfeld, mais ses semblables leur étaient familiers. Le Congrès a contribué à battre en brêche sa propre dignité pendant ces six longues années, ou presque, mais la voilà qui ressuscite juste à temps.

NdT
1 – « US Senate Committee on Armed Services » de son nom officiel. Sont désignées par l’expression « Services Armés » les différentes « armes », c’est-à-dire les armes navale (Navy), aérienne (Air Force) et terrestre (Army).
2 – Vice-Président (« Vice-President ») des USA
3 – Secrétaire à la Défense (« Secretary of Defense ») = Ministre de la Défense.
4 – « US Senate Committee on Intelligence » de son nom officiel.
5 – « US House of Representatives » de son nom officiel.
6 – « US House Committee on Government Reform » de son nom officiel.
7 – « US Department of the Interior » = Ministère de l’Intérieur, dont les prérogatives en matière de police et de sécurité ont été reprises par le nouveau Department of Homeland Security (minisitère de la sécurité nationale).
8 – C’est-à-dire au Sénat, situé sur la colline du Capitole (the Capitol Hill).

Boston Globe

Robert Kuttner est co-éditeur de The American Prospect et professeur associé à Demos. Il est chroniqueur régulier au Boston Globe.

Traduit de l’anglais en français par Xavier Rabilloud et révisé par Fausto Giudice, membres de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cette traduction est en Copyleft : elle est libre de toute reproduction, à condition de respecter son intégrité et de mentionner auteurs et sources.



Articles Par : Robert Kuttner

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