Réponse aux critiques à propos de la Birmanie
Jean Bricmont répond aux critiques à son précédent article posté sur le site de Michel Collon « Pourquoi je n’irai pas à la manif Birmanie ». On pourra trouver ces critiques sur le site Le Grand Soir : http://www.legrandsoir.info/
Je suis désolé de me pas pouvoir répondre en détail à toutes les réactions suscitées par mon texte sur la manifestation Birmanie. Si je trouve le temps d’écrire un livre sur la « gauche morale », je donnerai des justifications plus détaillées (en particulier sur la question de l’utilitarisme et des « priorités »).
Ici, j’essaie de préciser ce que je veux dire. Je n’accuse personne de mauvaise foi (sauf les médias dominants), mais je vous prie tous de bien vouloir m’accorder que le désaccord porte sur des questions qui demandent réflexion et où justement le plus difficile est de mettre de côté ses propres émotions, surtout face à l’agitation médiatique.
Je pense qu’il faut distinguer soigneusement entre manifestations qui s’opposent à nos gouvernements ou à leurs alliés et celles qui les soutiennent ou les poussent à aller plus loin dans la direction qu’ils prennent déjà-de confrontation avec certains pays du sud, avec la Chine, l’Iran, etc. La manif Birmanie est clairement dans la deuxième catégorie. Toutes les manifestations sont dirigées en priorité vers les gouvernements des pays où elles se produisent; soit elles essaient de les entraver, soit de les encourager. Il ne faut pas imaginer qu’une manifestation à Bruxelles change quelque chose en Birmanie. Mais elles affectent légèrement l’attitude de nos gouvernements, dans une mauvaise direction à mon avis.
Ensuite il faut réfléchir à la logique des sanctions que la gauche appuie ici. La position libérale classique, qui était aussi celle de la gauche avant 68 (par rapport à l’URSS par exemple, ainsi que par rapport à l’ensemble du tiers-monde), est de soutenir que la diplomatie et le commerce sont préférabes à la guerre et aux sanctions, y compris face aux « tyrans ». Par exemple, George Kennan, ancien ambassadeur des États-Unis à Moscou, et architecte de la théorie de « l’endiguement » (de l’URSS), déclarait en 1992 : « l’effet général de l’extrémisme de la guerre froide a été de retarder plutôt que de hâter les grands changements survenus en Union Soviétique »[1]. Des déclarations semblables ont été faites du côté ex-soviétique (je ne considère pas la façon dont ces changements se sont produits comme positive, mais c’est autre chose).
En Irak, les sanctions ont fait des centaines de milliers de victimes, sans « renverser le dictateur », dont le renversement militaire (l’action militaire s’inscrivant dans la logique des sanctions) a causé de nouveau des centaines de milliers de victimes. Le résultat, qui devrait faire réfléchir certains, c’est qu’aujourd’hui des millions de gens fuyent une démocratie, l’Irak, pour se réfugier dans une dictature, la Syrie, où au moins ils ont la vie sauve. Les sanctions occidentales contre Cuba, la Lybie, l’Iran et quantité d’autres pays ont fait à mon avis un tort énorme et provoqué une hostilité contre nous qui ne sera pas oubliée de si tôt. Il ne faut pas oublier que ne sommes plus les maîtres du monde (voir 9/11 etc).
Il y a deux arguments qui sont constamment invoqués pour justifier les sanctions, l’un complexe, l’autre stupide. Le premier, c’est l’Afrique du Sud, où là (comme en Israël) on se trouvait face à un régime raciste, directement hérité du colonialisme et auquel il était important que l’Occident mette fin. Comme l’Afrique du Sud provoquait l’hostilité de l’ensemble du tiers monde (ce qui n’est pas le cas de la Birmanie ou des autres pays qui sont dans notre collimateur aujourd’hui), le fait qu’elle perde le soutien occidental eut sans doute une certaine importance (reste à comparer avec le rôle des facteurs internes, comme l’action de l’ANC). Mais, même à l’époque, je pensais qu’il fallait souligner le caractère tout-à-fait exceptionnel de la situation, parce que je craignais qu’on en fasse ce qu’on en a fait, c’est-à-dire un argument général en faveur des sanctions.
L’argument stupide, c’est que, en l’absence de sanctions, les « multinationales » vont en profiter, d’où l’agitation facile contre Total, avec, cerise sur le gâteau, contre Kouchner qui leur a servi d’idiot utile. Premier point: si on n’aime pas les multinationales, nos multinationales, c’est à nous de les nationaliser, ou de leur imposer des codes de bonne conduite (qui rêve même de faire cela?). Deuxième point: que serait la France ou la Belgique si subitement les multinationales y cessaient tout activité? Ou bien on a un modèle économique alternatif à proposer (lequel? le modèle stalinien? maoiste? si oui, qu’on le dise) ou bien il faut reconnaître que, retirer les multinationales, c’est arrêter l’économie. C’est-à-dire demander aux populations de vivre dans une économie de subsistance. L’Irak a illustré la cruauté de cette proposition.
Le vrai problème des multinationales, c’est qu’elles monopolisent les outils d’une économie moderne. On peut vouloir socialiser ce monopole, tout en gardant la modernité de l’économie, ce que voulait Marx – mais qui ose encore défendre cela aujourd’hui? On peut aussi vouloir abandonner la modernité, attitude que Marx et Engels appelaient ironiquement le « socalisme féodal ». Le problème est que la gauche accepte trop souvent le monopole (rebaptisé économie de marché) chez nous, au nom de l’efficacité, c’est-à-dire du confort apporté par la modernité, et propose le « socalisme féodal » dans pas mal d’endroits du tiers monde.
Dans le cas de la Birmanie, les pays d’Asie ne semblent pas soutenir les sanctions, et ils ont toutes les bonnes raisons pour hausser les épaules quand les Occidentaux leur parlent des droits de l’homme (pour ceux que cela étonne: étudier l’histoire), ou de souligner violemment notre hypocrisie, comme le fait l’ex-premier ministre malais Mahatir. Il est douteux que les sanctions fonctionnent (outre que le gouvernement birman semble être assez autarcique) et, donc, toute l’agitation servira uniquement, comme dans le cas du Darfour, à faire de la propagande anti-chinoise, peut-être dans l’espoir de saboter les Jeux Olympiques.
Finalement, il y a un autre argument dont il faut dire un mot: faire l’un (s’agiter sur la Birmanie, le Darfour etc.) n’empêche pas de faire l’autre (soutenir les Palestiniens etc.). Mais la question est celle de notre succès dans toutes les situations où nous nous opposons réellement aux gouvernements occidentaux: quels succès avons-nous eu contre la guerre en Irak? Qu’arrivons-nous à faire pour Gaza? Quelle probabilité y a-t-il que nous empêchions une guerre avec l’Iran? Évidemment, « nous » rencontrons des succès lorsque nous sommes alignés sur les gouvernements occidentaux, mais uniquement dans la mesure ou ceux-ci rencontrent des succès (principalement lors de la chute de l’URSS), et la gauche occidentale joue là le rôle de mouche du coche.
Le problème avec la Birmanie, la Chine, l’Iran etc. c’est qu’il y a des forces dans le monde qui résistent à l’hégémonie occidentale et la queston qui se pose est de savoir si nous voulons tenter, de façon illusoire à mon avis, de sauver cette hégémonie, ou bien d’accepter une fois pour toutes la multipolarité du monde.
Il est tragique de voir que c’est dans la gauche que persistent le plus, au nom des droits de l’homme (combinés à un certain nombre de sophismes), les illusions de grandeur impériale de l’Occident, qui sont la principale menace de notre temps, pour nous comme pour les autres.
[1] International Herald Tribune, 29 octobre 1992, cité par William Blum, Les guerres scélérates. Les interventions de l’armée américaine et de la CIA depuis 1945, Paris, Parangon, 2004, p.16.