Redéfinition opaque des droits de propriété
Ex-Yougoslavie
Depuis la fin de la guerre de l’ OTAN (mars-juin 1999) mettant en place un protectorat de l’ ONU au Kosovo, l’ Union européenne (UE) tend à combiner voire à substituer une approche régionale des « Balkans de l’ Ouest » au traitement au cas par cas des pays issus de l’ éclatement de l’ ancienne fédération yougoslave. Cette démarche exprime la crainte d’ effets de domino produits par des décisions particulières par exemple l’ effet d’ une éventuelle indépendance du Kosovo sur la Macédoine (1) ou sur la Bosnie-Herzégovine et la volonté de contrer ces risques par une intégration euroatlantique. Mais celle-ci risque de rester purement « militaire ».
La mise en place d’ une « économie de marché » a été présentée comme le but de la « transition ». Cette formule vague recouvrait en réalité la restauration capitaliste par généralisation des rapports marchands donc monétaires avec mise en place et développement d’ un marché du capital, du travail et des biens et services. Les privatisations sont devenues le « marqueur » de la rupture avec les anciens systèmes se réclamant du socialisme aux yeux des « experts » à la tête des institutions de la mondialisation et de l’ Union européenne. C’ est sur cette base qu’ ils ont jugé l’ accomplissement des objectifs fixés. L’ aspect normatif, systématique de ce critère apparaît aussi bien dans les objectifs des protectorats mis en place en Bosnie-Herzégovine ou au Kosovo, que dans ceux assignés au Pacte de stabilité pour l’ Europe du sud-est (2) ou dans les « critères de Copenhague » de 1993 supposés indiquer les conditions d’ adhésion à l’ UE.
Mais alors que cette orientation remet en cause des protections sociales liées au statut d’ autogestionnaire associé aux anciennes formes de propriété sociale, elle produit aussi une désintégration sans fin de l’ ancienne fédération. Le caractère inefficace de ces préceptes si l’ on prend pour critère « simple » la capacité à améliorer les conditions de vie des êtres humains et la cohésion d’ ensemble d’ une société est dramatiquement démontré : dans les sociétés « en transition » qui n’ ont pas connu la guerre (pour ne pas parler des autres), la Banque mondiale avait décrit le bilan des dix premières années de « transition » comme un véritable cataclysme, sans précédent, dans la montée de la pauvreté et des inégalités. Mais la légitimité même du processus est rarement questionnée.
L’ héritage titiste : droits de propriété et droits nationaux
Dans l’ ultime Constitution de 1974, les droits de propriété avaient acquis légalement un contenu « sociétal », par réaction à des tendances apparues précédemment. Il s’ agissait d’ interdire explicitement toute appropriation des droits de gestion et d’ aliénation (vente, transmission) de cette propriété collective par l’ État à l’ échelle yougoslave ou républicaine ; la Constitution rejetait aussi toute forme de propriété de groupe qui aurait autorisé une gestion et des droits de vente du patrimoine social centrés uniquement sur les collectifs d’ entreprise voire les directions d’ entreprise.
Mais la bureaucratisation du système de parti unique tendait à associer de plus en plus les privilèges de fonction à l’ accroissement des pouvoirs républicains et provinciaux… D’ où la transformation croissante des républiques et provinces en sujet de base du système en rivalité avec les autres sujets reconnus par la Constitution travailleurs autogestionnaires et « peuples ».
Parallèlement à la remise en cause des droits autogestionnaires, c’ est aussi le sens ou la portée qu’ avait cette notion de « peuple » ou « nation » dans le système titiste qui va être modifié dans la crise.
La transformation étatique sur des bases « nationales » est au coeur du double processus affectant les droits de propriété et ceux des « peuples ».
La citoyenneté (droits et devoirs civils, liés à l’ ensemble du territoire géré par l’ État commun) était distinguée dans la Constitution yougoslave de la notion de « peuple » ou « nation » (narod au sens ethnico-national), subjective et historique. On était citoyen de la Yougoslavie (et des républiques comme États), tout en appartenant à l’ un de ses six peuples constituants slaves (serbe, croate, slovène, macédonien, monténégrin et, depuis les années 1960, musulman bosniaque) ou à une communauté nationale minoritaire.
Pour les dirigeants communistes ayant théorisé ce système, ces deux approches (citoyenneté/nations) et la gestion commune du patrimoine mis en propriété sociale, devaient permettre de combiner reconnaissance de la diversité et unité de droits civils individuels et sociaux fondant l’ attachement commun à l’ État fédéral yougoslave, indépendamment de l’ ethnicité. La réalité sociale de classe et les gains généraux de niveaux de vie réduisant les écarts de développement, devaient permettre de surmonter les nationalismes comme idéologies de division.
En même temps, la reconnaissance des nations (ou « peuples ») sur des bases historiques et subjectives devait satisfaire des aspirations exprimées dans les luttes passées, et dans les résistances aux moules unificateurs ou assimilationnistes de la première Yougoslavie ou des luttes fratricides de la Seconde guerre mondiale. Les nations reconnues étaient dotées de droits indépendants de leur poids numérique : ceci se traduisait par un fonctionnement au consensus dans la chambre fédérale, ou par une présidence collégiale où chaque république ou province était représentée à part égale, avec rotation annuelle du président. Il n’ y avait pas non plus de territorialité figée associée aux peuples : l’ histoire des guerres et des frontières, celle des changements d’ État et de rapports de force, avaient légué des mélanges et déplacements de population dont le résultat était l’ éclatement des peuples sur plusieurs républiques. Les peuples (nations) de la Yougoslavie étaient reconnus comme tels même lorsqu’ ils se retrouvaient minorités dans une république et ce, de façon indépendante de leur pourcentage. Ainsi les Serbes de Croatie (20 % de la population) étaiet-ils un « peuple » constituant de cette république. De même, la Bosnie-Herzégovine était l’ État de ses trois peuples serbe (environ 33 % du total de la population bosnienne), croate (environ 18 %) et musulman bosniaque (un peu plus de 40%), indépendamment de leur nombre respectif et de leur dispersion sur le territoire de la république.
Le cadre yougoslave sans frontières intérieures et les droits sociaux non territorialisés basés sur la propriété sociale, facilitaient les déplacements intérieurs et les possibles mélanges.
Les nouvelles nations reconnues sous le titisme Macédoniens, Musulmans bosniaques (3) reflétaient certes des objectifs spécifiques du régime (notamment pour consolider des frontières, du côté de la Bulgarie, ou équilibrer les nationalismes serbe et croates). Mais ils prenaient aussi en compte des aspirations et frustrations réellement exprimées dans le passé de la première Yougoslavie ; en tout état de cause, ils faisaient désormais partie de l’ héritage historique et subjectif…
Il n’ y avait donc pas de bases normatives figées aux questions identitaires : la déclaration d’ appartenance relevait d’ un choix subjectif individuel dans les recensements on n’ était ni obligé de décliner ni de « prouver » une appartenance nationale, et l’ on pouvait y compris se dire « indéterminé » ; on a vu apparaître spontanément dans les derniers recensements des centaines de milliers de citoyens se disant « yougoslaves » au plan « national », alors que le moule « yougoslave » imposé avait été rejeté. Le cadre yougoslave de droits et l’ absence de frontières rendaient secondaire la territorialisation… Mais la reconnaissance de la diversité impliquait celle des histoires et des cultures (au sens large, intégrant le rôle des religions dans l’ ancien empire ottoman) différenciée.
Les peuples avaient donc été reconnus dans la mobilisation antifasciste et le processus de constitution de la Yougoslavie alors que pour plusieurs d’ entre eux les États-nations correspondant soit n’ existaient pas auparavant (Macédoine) soit, n’ avaient pas été reconnus comme structures étatiques ou républiques dans la précédente Yougoslavie ou les empires antérieurs.
Dans cette logique, les diverses Constitutions de la Yougoslavie titistes avaient donc reconnu les peuples comme sujets de base, dotés du droit d’ autodétermination toute modification des frontières devant être décidé de façon consensuelle. Mais la forme de cette prise de décision n’ était pas précisée. L’ éclatement de la fédération allait soulever cette question majeure.
Les facteurs d’ instabilité du système
Cette diversité restait une richesse attractive… tant qu’ elle n’ était pas étouffée par la logique du parti unique, des privilèges de fonction et de pouvoir bureaucratiques. Et tant qu’ elle n’ était pas menacée par des logiques séparatistes nationalistes. En outre, s’ y exprimait des frustrations pour ceux qui se sentaient discriminés par la non reconnaissance comme « peuple » ce qui soulevait la question albanaise.
Sur ces divers plans, le système était fragile.
* Les inégalités de statut et la question albanaise. Les communautés non slaves principalement Hongrois de Vojvodine et Albanais, au Kosovo, Macédoine, Monténégro ayant un État extérieur de référence (à l’ exception des Roms, communauté ethnico nationale sans État) n’ étaient pas considérés comme les sujets de base ayant créé la Yougoslavie, ni donc dotés du droit d’ autodétermination. Mais l’ histoire qui avait dispersé les Serbes sur plusieurs républiques intérieures, avait aussi dispersé les Hongrois et les Albanais, dont la moitié était sur le territoire yougoslave… La reconnaissance des provinces de Serbie Vojvodine à forte minorité hongroise et Kosovo à majorité albanaise n’ était pas pour autant négligeable au plan constitutionnel. Et, l’ aspiration à une égalité de statut va conduire le régime à modifier leurs droits.
Les Albanais de Yougoslavie, concentrés principalement au Kosovo (80 %) et en Macédoine (25 %) étaient bien plus nombreux et ethniquement spécifiés que les Monténégrins reconnus comme « peuple » distinct. Or cette inégalité de statut fut en réalité le résultat du schisme Tito-Staline de 1948 : il força les communistes yougoslaves à un repli sur le projet yougoslave en conflit avec l’ Albanie voisine d’ Enver Hoxha qui préféra soutenir le « grand frère » soviétique, plus éloigné que le voisin titiste. Mais « l’ excommunication » des titistes par Moscou mit fin au projet de confédération balkanique (4) avec les États voisins qui aurait facilité le traitement égalitaire de la question albanaise, notamment au Kosovo, comme il en avait été fait la promesse durant la Seconde guerre mondiale.
La répression initiale de la population albanaise du Kosovo la seule qui se révolta contre la mise en place de la nouvelle Yougoslavie s’ accompagna aussi du centralisme de Belgrade sur la province, contentant le nationalisme serbe.
Mais les tendances générales à une plus grande décentralisation et confédéralisation avec les réformes de 1965, les manifestations des Albanais du Kosovo en 1968 en faveur d’ un statut de république et l’ intervention soviétique en Tchécoslovaquie (que la Yougoslavie et l’ Albanie dénoncèrent, ouvrant une phase de rapprochement) infléchirent substantiellement les orientations sous des formes ambiguës.
En dépit de la répression des manifestants, la Constitution de 1974 transforma le Kosovo en quasi-république (avec consolidation de la majorité albanaise dans toutes les institutions de la province).
Pour éviter le statut perçu comme discriminatoire de « minorité », le titisme inventa la notion de « nationalité » (narodnost), sans droit d’ autodétermination et donc distinct de « nation » (narod), mais susceptible d’ avoir des droits similaires par ailleurs. Notamment celui d’ une langue localement officielle et d’ une université en langue albanaise qui permit un accès massif des jeunes albanais à l’ enseignement supérieur. L’ ensemble se fit dans le cadre de rapprochements avec l’ Albanie voisine.
Belgrade perdit le contrôle des programmes scolaires et universitaires dans le cadre plus général d’ une tendance à la décentralisation de gestion des universités. Les mouvements de population serbe quittant la province pour aller plutôt vers la riche Vojvodine s’ accentuèrent, pour des raisons et pressions socio-économiques et culturelles (le Kosovo était pauvre et les terres insuffisantes pour une population albanaise croissante ; les Serbes préféraient aller dans un environnement culturel serbe majoritaire en Vojvodine).
Finalement, dans la Constitution de 1974, le Kosovo et la Vojvodine eurent les mêmes représentations et droits que les républiques dans les instances fédérales… mais elles restaient formellement provinces de Serbie (d’ où leur description comme « quasi-républiques). Cette contradiction était source de frustrations et de tensions croissantes, des deux côtés.
Les Albanais n’ avaient toujours pas le même statut et pouvaient craindre manifestement, à raison que Belgrade pourrait remettre en cause l’ ambiguïté de la « quasi-république » dans un sens régressif ; à Belgrade, le bilan du titisme était perçu comme négatif pour les Serbes puisque ayant remis en cause le statut majoritaire et dominant antérieur, avec la montée d’ une insécurité pour les minorités serbes…
* Les facteurs socio-économiques et politiques de crise. Le système de parti unique, même dans sa variante assouplie titiste, et en dépit des gains réels de niveau de vie et de droits, produisait bureaucratisme et répression qui sapèrent la portée et l’ efficacité des droits sociaux et nationaux évoqués, croissants jusqu’ à la décennie 1970. L’ absence de mécanismes adéquat de décision collective démocratique bornait l’ horizon des autogestionnaires aux choix locaux et de court terme ; ce qui était source de gaspillages, d’ endettement et de déséquilibres macro-économiques.
Les éléments redistributifs du système avaient été atténués sous pression des républiques riches ; mais ils étaient aussi rendus inefficaces par les usages gaspilleurs et bureaucratiques de l’ aide dans les républiques et provinces qui en bénéficiaient. Les écarts de revenu par habitant se creusaient finalement, en dépit des progrès d’ ensemble.
En absence de débats pluralistes permettant de faire émerger des causes transversales de dysfonctionnement et remettant en cause toutes les bureaucraties, les interprétations nationalistes prirent du poids, chacun attribuant à « l’ autre » les causes d’ inefficacité d’ ensemble et se présentant comme discriminé.
Autrement dit, il y avait de réelles causes endogènes, politiques et socio-économiques, d’ insatisfaction et de crise. Mais cela ne signifiait pas qu’ un État fédéral ou confédéral multiethnique commun était artificiel ou impossible.
La territorialisation ethnique des droits de propriété (5) et de l’ État-nation (donc l’ éclatement de la fédération) correspondra à l’ intérêt de la majeure partie des bureaucraties de l’ ancien parti-État (à l’ exception de l’ Armée dont les privilèges et l’ idéologie dominante étaient organiquement et historiquement associés à l’ État fédéral yougoslave). Avant même de pouvoir privatiser, les pouvoirs d’ État devaient s’ approprier le droit de le faire : ce qui était contradictoire avec le caractère « sociétal », non territorialisé de la propriété sociale.
Les facteurs externes de crise pression des créditeurs et du fond monétaire international (FMI) dans les années 1980, dans le contexte de crise d’ ensemble des projets socialistes à cette époque favorisèrent les réponses néolibérales, en Yougoslavie comme ailleurs. Mais les privatisations se heurtaient aux caractéristiques d’ ensemble du système : ses droits de propriété et les dimensions multinationales de la fédération et des républiques.
Les procédures de décision ne pouvaient être démocratiques et légales parce qu’ il s’ agissait précisément de remettre en cause les droits de base du système. Le camouflage de l’ ensemble passera par l’ instrumentalisation des peurs et des violences afin de pousser les populations à se détourner de toute logique solidaire et à se replier sur les protections communautaristes des nouveaux États.
Minorités serbes et albanaises face aux nouvelles Constitutions
Les procédures majoritaires ne sont démocratiques que s’ il existe une « appartenance » acceptée sur l’ espace concerné. Alors que les questions nationales restaient sensibles et imbriquées, les referendums pouvaient être des indications, mais les appels au boycott, s’ ils étaient suivis massivement, étaient tout autant significatifs d’ un problème essentiel. La commission dirigée par le juriste Badinter, mise en place par l’ UE, émis des avis prudents sur la situation en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. Mais elle ne fut pas écoutée.
* Les Serbes avaient boycotté le referendum dans une Croatie qui leur supprimait le statut de peuple dans la nouvelle Constitution au tournant de la décennie 1990. Leurs peurs furent instrumentalisées par les milices venues de Belgrade les poussant à une logique sécessionniste violente contre leurs voisins croates dans les « régions autonomes serbes » autoproclamées. Mais ce qu’ ils percevaient comme une menace s’ avéra réalité : au cours de l’ été 1995, l’ armée croate (à l’ ombre des massacres de l’ enclave musulmane de Srebrenica menés par les milices bosnoserbes qui captaient l’ attention des média), procédait au nettoyage ethnique de plusieurs centaines de milliers de Serbes, faisant passer leur part de 12 % à 5 %… au su et au vu des grandes puissances et du Tribunal pénal international pour l’ ex-Yougoslavie (TPIY) (6).
* De façon analogue, les Albanais du Kosovo avaient boycotté les élections et institutions imposées dans le nouveau cadre constitutionnel par la Serbie à la province. Ils auto-proclamèrent la République autonome du Kosovo dont ils élirent le parlement et le président Ibrahim Rugova : ils organisèrent jusqu’ en 1998 de façon pacifique et séparée les institutions politiques, scolaires et sanitaires de leur communauté. Le blocage et silence constaté sur le Kosovo lors des négociations de Dayton (1995) qui consolidait le pouvoir de Belgrade conduisit à une critique de la stratégie pacifiste : l’ armée de libération du Kosovo (UCK) est née de la volonté d’ internationaliser le conflit par la violence encouragée par la promesse étasunienne de bombarder Belgrade en cas de répression « excessive »…
* La Constitution de 1991 en Macédoine produisit le même boycott du referendum d’ indépendance de la part des Albanais : un seul « peuple » (slavo-macédonien) était reconnu et sa langue devenait officielle. Des mesures prises par le Président macédonien Gligorov d’ association des partis albanais au pouvoir vont différer l’ éclatement des violences. Pourtant, l’ inégalité de statut des Albanais, et notamment de leur langue, devait les rendre réceptifs à l’ évolution de la situation au Kosovo.
Droits nationaux et privatisations : le syndrome du Kosovo
Le Kosovo est un symbole extrême, mais significatif. Dans l’ ensemble, les privatisations ont territorialisé ce qui était patrimoine commun des peuples yougoslaves tout en supprimant les droits sociaux de l’ ancienne propriété. Les dirigeants de la Serbie ont voulu rétablir leur droit d’ appropriation du Kosovo sur des bases de domination nationale majoritaire à l’ échelle de la république, sur le dos des Albanais mais, également, par-dessus les droits des populations concernées, toutes nationalités confondues. Les dirigeants de la communauté albanaise du Kosovo veulent-ils à leur tour s’ approprier le Kosovo sur des bases similaires en changeant l’ échelle de la territorialisation ? Et peuvent-ils le faire en s’ appuyant sur les institutions euroatlantiques qui déterminent un « droit international » du plus fort, donc arbitraire ?
La question que nous avons soulevée qui est en droit de privatiser dans les anciennes républiques et provinces de la Yougoslavie titiste prend ici un contenu à trois dimensions perceptibles : rivalité entre Belgrade (majorité serbe), Pristina (majorité albanaise) et les puissances extérieures gérant le protectorat (rapport de domination et enjeux de rivalités possibles). Les conflits avec Belgrade sur la propriété ont en fait été au cœur des négociations du 23 et 24 mars 2006, menées par Stephan Lehne, émissaire de l’ UE, sur le statut final : « La Serbie exige l’ arrêt des privatisations au Kosovo » (7) titre un article de Pristina du 30 mars. N’ oublions pas que du point de vue de la Constitution de l’ État de Serbie-Monténégro, comme désormais, après l’ indépendance proclamée du Monténégro, pour la Serbie séparée, le Kosovo est toujours province serbe. Le protectorat end plus visibles les enjeux et le caractère forcé des privatisations comme critère de transformation « réussie » des sociétés…
Mais ce que cachent les formulations « ethnicisées », au Kosovo comme ailleurs dans l’ ex-Yougoslavie, c’est l’ existence d’ une quatrième dimension, invisible tant qu’ elle est écrasée par les rapports de force existants : le « propriétaire légal » dans l’ ex-Yougoslavie titiste… absent du tableau. Il s’ agit des travailleurs autogestionnaires, populations de toutes nationalités, qui ont précisément été partout écartées de leurs droits, par en haut, dans la plus grande opacité, en leur concédant comme poudre aux yeux, quand ils ont la chance de garder un travail, un statut d’ actionnaire, sans aucun pouvoir réel.
Cet élément du droit yougoslave autogestionnaire est réapparu, dans les discours des adversaires de Slobodan Milosevic quand celui-ci était encore au pouvoir, pour accélérer sa chute. Quand il s’ agissait de dénoncer le clientélisme mafieux des directeurs « socialistes » et de les écarter de leurs postes, il avait pu être utile les adversaires de Milosevic de soutenir les droits et élans autogestionnaires des travailleurs… Mais tout cela a été rapidement étouffé et liquidé après la pseudo « révolution » d’ octobre 2000 en Serbie.
Au Kosovo aussi, on a pu voir surgir la trace des anciens droits de propriété dans la contestation des privatisations réalisées de façon opaque par Belgrade dans les années 1990. On l’ a vu apparaître de façon ambiguë, notamment dans un entretien avec Bahri Shabini, président de l’ Union des syndicats indépendants du Kosovo (BSPK) (8). Il y disait, en évoquant le développement de l’ industrie du Kosovo « la plus grande contribution a été apportée par les travailleurs du Kosovo, qu’ ils soient albanais ou serbes. Les transformations de la propriété opérées pendant le régime de Milosevic sont inacceptables, autant pour les Kosovars que pour la communauté internationale »… Pour la communauté internationale ? En réalité, ces transformations de la propriété sont analogues, y compris dans leur forme étatiste et clientéliste à celles réalisées dans la plupart des États candidats à l’ UE, dans tous les pays en « transition ». Et c’ est d’ ailleurs ce qui peut inquiéter les dirigeants libéraux de tous bords : la contestation de la légitimité des privatisations reste menaçante partout face aux montages financiers, à la corruption, à l’ illégitimité et à l’ inefficacité flagrante de ce bradage du siècle…
L’ imposition d’ un protectorat change-t-il le droit de propriété ?
Les litiges concernent notamment la question des dettes que ces entreprises avaient contractées auprès de créditeurs internationaux quant elles étaient en « propriété sociale ». Ces dettes sont réclamées… à la Serbie en tant que continuateur de la Yougoslavie (il s’ agirait d’ 1,5 milliards de dollars). Mais si l’ UE et l’ ONU estiment que Belgrade n’ a plus de droit de propriété sur les entreprises en question, elles devraient, en toute logique, avant de procéder aux ventes, assurer elles-mêmes préalablement les remboursements dus… Et Belgrade exige évidemment une cohérence : est-elle redevable des dettes parce que propriétaire en droit, ou pas ?
En 2002, la MINUK (administration de l’ ONU au Kosovo) a autorisé l’ Agence Kosovo Trust (KTA) à procéder, sous contrôle de l’ UE, à des privatisations (déguisées en location des actifs publics pour une période de 99 ans). Les ventes ont commencé depuis mai 2003 et des contrats ont déjà été signés concernant 102 entreprises (à la date du 1er mars 2006). La KTA a lancé 240 nouvelles opérations sur la base des actifs des sociétés publiques et prévoit de privatiser 90 % des 500 sociétés publiques du Kosovo. C’ est donc avec la KTA l’ ONU et l’ UE que Belgrade est directement en conflit.
Plusieurs millions d’ euros déjà accumulés par la KTA en vertu de ces « locations » sont pour l’ instant bloqués en attendant un jugement de la Cour Suprême. Mais on peut se demander qui est juge et partie ? Un tribunal spécial auprès de la Cour Suprême a en effet été mis en place par la MINUK pour traiter le cas des plaintes portées contre l’ agence (9). Et en juin 2003, pour réduire les risques, la MINUK a décidé que la KTA bénéficierait d’ une complète immunité dans le protectorat. Elle a même demandé aux Nations Unies d’ accorder aux membres de la KTA une immunité valable dans le monde entier pour toute action effectuée dans le cadre de son travail au Kosovo ce qui lui a été refusé le 9 octobre 2003 (quand même !). Les représentants internationaux de la KTA craignant d’ être poursuivis en justice en dehors du Kosovo ont refusé de ratifier les contrats de privatisation. Et le directeur de la KTA, Juergen Mendriki, a démissionné… pour « raisons personnelles ».
L’ absence de garanties a dissuadé bien des investisseurs potentiels, alors que les richesses minières du Kosovo sont importantes : les ressources en matières premières sont évaluées à 13,5 milliards d’ euros (10). Le directeur de la Commission Indépendante des Mines et des Minerais (ICCM), Rainer Hengstmann, estime que le potentiel du Kosovo en lignite (utilisée pour l’ électricité et le chauffage) en fait une des plus grandes réserves d’Europe. Près d’ un milliard d’ euros ont déjà été investis dans des projets miniers et énergétiques… par la Banque mondiale et l’ AER (Agence européenne pour la reconstruction) alors même que les habitants et les usines ne bénéficient d’ aucun approvisionnement régulier en énergie, car les coupures d’ électricité restent fréquentes.
Les carences absolues du protectorat au plan socio-économique sont patentes, avec un taux de chômage supérieur à 50 %. Pire, en avril 2006, un scandale a éclaté contre les forces armées françaises de la brigade nord de la KFOR qui ne paient pas depuis cinq ans les assurances maladies et retraites de leurs personnels civils serbes et albanais (11) au prétexte que le statut de la province n’ est pas réglé.
Mais rien de tout cela ne sort de l’ impasse jusqu’ à ce jour les négociations sur le statut. Trop de questions régionales sont imbriquées.
Au-delà du Kosovo : quels droits européens et universels ?
De façon directe dans les (quasi)protectorats, par la rédaction des Constitutions ou des textes les amendant substantiellement, ou de façon plus indirecte dans la négociation des conditions d’ adhésion à l’ UE, les institutions européennes « font » le droit. Avec quelle cohérence ?
Le statut du Kosovo ressemblera-t-il aux accords d’ Ohrid (en Macédoine) de 2001, ou à la Constitution de la Bosnie-Herzégovine issue des accords de Dayton (1995), elle-même en renégociation ? Ou encore à la Constitution de la Croatie dont le sens a été consolidé par le nettoyage ethnique massif des Serbes de Croatie au cours de l’ été de cette même année 1995 ? Il n’ y a aucune cohérence, et aucun progrès social égalitaire et solidaire dans tous ces pseudo « règlements » et donc aucune stabilisation possible de nouveaux États.
La généralisation des (quasi)protectorats dans les Balkans y confère aux institutions euro-atlantiques un rôle déterminant, externe, plus visible qu’ ailleurs, sur les orientations, voire les Constitutions adoptées. Avec le risque que cette dépendance, éventuellement perçue un temps ou par quelques uns positivement pour contenir les tensions violentes internes ou apporter de l’ aide, ne se traduise en « syndrome de dépendance » (12) et ne devienne une source supplémentaire de tensions et de rejets, si elle est perçue comme néo-coloniale. Qu’ elle ne se transforme en cause des problèmes et au lieu d’ être le moyen de leur solution. Mais, l’ instabilité est-elle seulement balkanique ?
La diplomatie étasunienne a exploité la crise yougoslave à partir de 1995 en Bosnie-Herzégovine (accords de Dayton-Paris) et dans les négociations de Rambouillet sur le Kosovo pour maintenir, redéfinir et redéployer l’ OTAN et insérer la construction européenne dans ce cadre atlantique. L’ objectif est l’ intégration parallèle et coordonnée de tous les pays des Balkans de l’ Ouest dans l’ OTAN et dans l’ UE (13). Mais au-delà, c’ est l’ ensemble de la construction européenne et l’ extension de l’ OTAN vers l’ Europe de l’ Est qui sont impliqués dans ces choix.
Et si tous les nouveaux membres de l’ UE et les pays des Balkans de l’ Ouest sont désormais, sous des formes diverses, insérés dans les relations et le contrôle militaires euroatlantiques, l’ intégration dans l’ UE, telle qu’ elle est, soulève bien plus de difficultés. La présence militaire n’ est pas une garantie de réel rapprochement pacifié à l’ échelle du continent. Et encore moins de la capacité de construire un « modèle social européen » stabilisateur. Des articles récents mettent en doute la capacité de l’ UE a tenir ses promesses envers les « Balkans de l’ ouest »…
Comme dans tous les nouveaux et anciens membres de l’ UE, les questions socio-économiques prennent le devant et pèsent sur une crise d’ ensemble de la démocratie représentative. Chômage et misère détournent les populations d’ une participation active à la vie politique ; mais ils peuvent aussi se transformer aisément en votes xénophobes, en recherche de boucs émissaires. La montée des votes en faveur de l’ extrême droite et de l’ euro-scepticisme en Pologne aujourd’ hui a bien des traits communs avec les résultats des élections en Serbie et… avec la montée des idéologies lepénistes en France. L’ abstention est le principal vote européen.
La question de la démocratie, donc des choix « souverains » est à la fois au coeur des questions sociales (du local au planétaire, qui décide des choix de société ?) et « nationales » (quelle diversité protégée ?). La notion de « bien commun », ou de « patrimoine de l’ humanité », de pair avec les droits collectifs d’ accès à ces biens impose qu’ on invente, à l’ échelle où elle serait efficace, une gestion commune. Le droit du commerce et les privatisations sont devenus des « buts » au lieu d’ être des moyens subordonnés à des finalités librement déterminées.
Les causes de fragilité et de décomposition de la Yougoslavie titiste n’ avaient rien à voir avec des haines inter-ethniques fatales… Elles étaient socio-économiques et politiques, les questions nationales étant elles-mêmes imbriquées dans ces enjeux. Et c’ est d’ ailleurs pourquoi on peut espérer qu’ un cadre européen permettrait à tous les peuples concernés de trouver leur place, quelles qu’ aient été les pages noires et les guerres passées. Mais l’ instabilité des nouveaux États issus de la crise yougoslave est-elle « balkanique » et spécifique ou symptomatique de la construction européenne toute entière, de ses propres fragilités ?
Le droit d’ autodétermination doit trouver son sens (dynamique, finalité, condition d’ application « juste »). Il est la reconnaissance démocratique. Mais il revient d’ abord aux populations concernées de déterminer la meilleure manière de défendre leur dignité et leurs droits (et non pas à l’ arbitraire des grandes puissances). Et il prend de plus en plus un contenu où droits nationaux, sociaux, culturels et politiques se conditionnent et s’ enrichissent les uns les autres. Mais qui sont les « peuples » ? Comment résoudre les conflits légués par différentes phases historiques sur un même territoire ? Et quelle est la meilleure façon de défendre une culture, des droits, sa dignité ?
Il n’ y a pas de réponse simplement juridique, encore moins universelle à toutes ces questions. L’ égalité des droits est le principe de base. Sa reconnaissance interdit qu’ un choix « d’ autodétermination » d’ un peuple donné s’ impose sur le dos d’ une minorité ou en dénigrant les autres populations. Les territoires historiquement partagés (comme c’ est le cas de pratiquement toutes les « parties » des Balkans) sont, devraient être, un « bien commun », patrimoine des peuples des Balkans avec toute leur humanité. Mais pas plus que l’ Europe ou la planète, ces éléments de patrimoine à gérer en commun, n’ impliquent l’ uniformité d’ un moule oppresseur, la disparition de la diversité des communautés à multiples facettes où s’ insèrent les êtres humains. La démocratie capable de prendre en compte cette diversité et richesse doit être inventée et pénétrer toutes les sphères de la vie quotidienne où se nichent les conditions de l’ égalité réelle.
Paris, octobre 2006
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Catherine Samary, économiste, est membre du Comité international de la IVe Internationale. Elle a publié, entre autres, Plan, marché, démocratie l’ expérience des pays dits socialistes (Cahiers d’ études et de recherche n° 7/8, IIRF, Amsterdam 1988), Le marché contre l’ autogestion l’ expérience yougoslave (Publisud/La Brèche 1988), La fragmentation de la Yougoslavie (Cahiers d’ études et de recherche n° 19/20, IIRF, Amsterdam 1992), La déchirure yougoslave (L’ Harmattan 1994) et Les conflits yougoslaves de A à Z (Atelier 2000).
Notes
1. Appelé provisoirement par l’ ONU la « FYROM » (Former Yugoslav Republic of Macedonia), compte tenu des protestations de la Grèce sur l’ usage du nom Macédoine.
2. Lire notamment Sami Makki, « Prévention des conflits et paix libérale : sécurité et dynamiques d’ intégrations transatlantiques en Europe du Sud-Est dans Le débat stratégique euro-américain 2000-2001, Cahier d’ Etudes Stratégiques 32, Groupe de Sociologie de la Défense de l’ EHESS.
3. Dans les premiers recensements d’ après-guerre, les musulmans pouvaient se déclarer Serbes, Croates ou indéterminés et c’ est ce dernier poste qu’ ils cochaient ; lorsque la possibilité leur fut offerte dans les années 1960 de se dire Musulmans (avec majuscule, au sens ethnco-national sécularisé), ils le firent massivement. La religion avait été une composante de leur histoire comme l’ orthodoxie pour les Serbes et le catholicisme pour les Croates. Cela n’ impliquait aucune évolution ni « obligation identitaire » figée.
4. Cf. Milovan Djilas, Conversations avec Staline , Paris Gallimard 1962. Sur les conflits surgis avec l’ Albanie, cf. Jean-Arnault Dérens, Balkans : la crise, Ed. Gallimard, Folio actuel, 2000 ; et sur les débats récurrents de la gauche balkanique sur la confédération balkanique, lire « The balkan socialist tradition », Revolutionary history, volume 8, n° 3, Porcupine press, Socialist Platform Ldt, London.
5. J’ ai spécifié les étapes des privatisations yougoslaves dans « Réinsérer la Serbie dans l’ analyse de la transition », Revue d’ études comparatives Est/Ouest, vol.35 mars-juin 2004, n°1-2, CNRS, pp. 116-156.
6. Celui-ci inculpa les dirigeants bosno-serbes pour le massacre de Srebrenica, permettant à Slobodan Milosevic de parler à leur place à Dayton. Franjo Tudjman est mort en 2000 sans avoir été inculpé.
7. C’ est la traduction du titre d’ un article de Arbana Xharra à Pristina, paru le 30 mars dans le supplément Economie du quotidien Koha Ditore ; cf. Balkan insight, Courrier des Balkans du 5 avril 2006.
8. Cf. « Transition économique au Kosovo : un processus bloqué », Courrier des Balkans, 23 mai 2004.
9. Cf. « Privatisations au Kosovo : mais à qui appartiennent les entreprises ? », IWPR, Courrier des Balkans du 27 octobre 2003/
10. Selon une étude de la Direction des mines et minerais du Kosovo et de la Banque mondiale. Cf. « Richesses minières : le patrimoine inexploité du Kosovo », IWPR, Courrier des Balkans du 20 mai 2005
11. Cf. Courrier des Balkans jeudi 13 avril 2006.
12. Cf. Christophe Solioz et Svebor Dizdarevic (Editors), Ownership process in Bosnie and Herzegovina, Sarajevo 2001 ; Christophe Solioz, L’ après-guerre dans les Balkans l’ appropriation des processus de transition et de democratisation pour enjeu, Ed. Karthala, 2003.
13. Cf. Ghoerghe Ciascai, « Quelle approche pour l’ OTAN dans les Balkans à la lumière des évolution de la sécurité dans la région ? », NATO Defense College, Monograph series n°23, Ed. Jean Dufourq and Cees Coops, 2005. Voir également la note 2.