Réflexions sur la dette coloniale en Amérique latine

Les emprunts « constituent le moyen le plus sûr pour les anciens pays capitalistes de garder sous leur tutelle les jeunes pays, de contrôler leurs finances et de faire pression sur leurs politiques étrangère, douanière et commerciale » Rosa Luxemburg (1913)

Que voulons-nous dire lorsque nous parlons de la dette coloniale en Amérique latine ?

Les problèmes rencontrés actuellement par l’Amérique latine, tant au niveau économique, social et politique, se sont structurés tout le long de l’histoire du continent depuis la conquête et la colonisation, qui ont commencé au XVIe siècle, en passant par la création subséquente d’États-nations. Parler de dette coloniale en Amérique latine et Caraïbes implique de se référer à la notion de « dette historique ». À ce jour, de fortes inégalités et une grande pauvreté persistent sur le continent. Une dette historique, qu’il faut revendiquer, en contrepartie de la déprédation des biens communs et du potentiel économique, conséquence de la dette extérieure au service duquel les pays d’Amérique latine consacrent tous leurs efforts, figure parmi les causes de cette situation.

Ce système-dette a bénéficié, fondamentalement, aux grandes banques, aux institutions financières internationales (IFI) – FMI, Banque mondiale, BID –, aux sociétés transnationales (STN) et aux capitaux spéculatifs, autant étrangers que locaux.

Les longs siècles d’exploitation de nos peuples et le pillage des ressources naturelles persistent aujourd’hui par le biais de l’agro-industrie, des monocultures, des grands projets miniers et des méga-projets d’infrastructures. Dans le cadre de la colonisation espagnole, l’Amérique latine a subi différents modes d’exploitation d’êtres humains. Certains historiens et analystes affirment que l’Amérique latine comptait à la fin du XVe siècle (début de la « découverte ») une population d’environ 80 millions de personnes. 150 ans plus tard, il ne restait plus qu’environ 3 millions de personnes autochtones. Qui oserait dire que ce n’est pas un génocide ? On estime que 95 % de la population autochtone a été décimée dans les 150 premières années de la colonisation. À combien peut-on estimer l’impact du système d’exploitation colonial et néocolonial ?

On estime que 95 % de la population autochtone d’Amérique latine a été décimée dans les 150 premières années de la colonisation

L’Espagne (et les principaux pays commerçants européens) a été la principale bénéficiaire de ce processus et personne ne saura jamais combien de tonnes d’or, argent, étain, cuivre, pierres précieuses et autres minéraux ont été prélevées de nos terres. Combien de milliards de dollars ont-ils emportés ? Telle est la dette historique non-calculée qui reste impayée. Karl Marx faisait référence à ce pillage colonial, en déclarant [1] : « La découverte des contrées aurifères et argentifères de l’Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l’Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d’accumulationprimitive qui signalent l’ère capitaliste à son aurore. ».

La notion de dette historique

Bien que le concept de « dette historique » fut discuté antérieurement, c’est à la Conférence mondiale sur le racisme, qui s’est tenue en 2001 à Durban, en Afrique du Sud, qu’il a été proposé, en postulant la responsabilité des pays du Nord, envahisseurs et usufruitiers du colonialisme et néocolonialisme dans les pays du Sud. Cette reconnaissance ouvrait la porte à des réparations par le biais d’actions telles que l’annulation de la dette externe, les plans d’aide et de financement public au développement, le retour des biens culturels, etc. Un positionnement qui a provoqué la réaction des États-Unis et des pays européens concernés, qui ont alors menacé de se retirer de ce sommet.

La catégorie « dette historique » comprend donc non seulement des aspects économiques, mais aussi politiques, sociaux, écologiques, culturels et historiques, qui rendent exigibles les réparations et les compensations des pays hégémoniques.

Lors du sommet, Fidel Castro a déclaré : « Les pays développés et leurs sociétés de consommations, principaux responsables de la destruction accélérée de l’environnement, ont été les plus grands bénéficiaires de la conquête et la colonisation, de l’esclavage, de l’exploitation impitoyable et de l’extermination des centaines de millions d’enfants des peuples qui constituent à présent les pays du tiers-monde. Ils ont profité de l’ordre économique imposé à l’humanité après deux guerres montreuses et meurtrières pour la nouvelle distribution du monde et de ses marchés ; des privilèges accordés aux États-Unis et leurs alliés à Bretton Woods ; du FMI et des institutions financières internationales créées exclusivement par eux et pour eux. » (Fidel Castro, Durban 2001)

Le concept de dette historique nous permet aussi de mieux expliquer les mécanismes de l’accumulation capitaliste, qui agissent actuellement comme des modes de ré-accumulation primitive au profit du capital spéculatif mondial. À propos de « l’accumulation primitive », Éric Toussaint, porte-parole du CADTM, écrit dans son article « Le blocage du développement dans le tiers-monde : des éléments d’explication » [2] :

« L’article d’Ernest Mandel intitulé L’accumulation primitive et l’industrialisation du Tiers-monde, publié en 1968, présente une synthèse particulièrement intéressante. À la suite de ses travaux de 1962, il estime, sur la base de calculs de différents auteurs, qu’entre 1500 et 1750, le transfert de valeurs des colonies vers l’Europe occidentale s’est élevé approximativement à plus d’un milliard de livres-or anglaises, « c’est-à-dire plus que la valeur totale du capital investi dans toutes les entreprises industrielles européennes vers 1800 (…) Ce processus a non seulement impliqué le pillage de peuples entiers par les puissances coloniales d’Europe mais il a aussi entraîné la destruction progressive de civilisations avancées qui sans cela auraient pu suivre leur propre évolution dans un cadre pluriel sans nécessairement passer par le capitalisme. Les civilisations inca, aztèque, indienne (Inde), africaines… ont été totalement ou partiellement détruites ».

De nos jours, le système capitaliste continue le pillage de nos biens communs à travers son modèle de production, de distribution et de consommation. Il approfondit la voie de l’insertion mondiale de l’Amérique latine en tant que productrice de matières premières par l’exploitation d’une main-d’œuvre bon marché et la précarisation continue de la population dans son ensemble, laissant la porte ouverte au trafic de drogues et à la prostitution. Ces problèmes, qui sont structurels dans les sociétés latino-américaines, demeurent sans réponse sérieuse de la part des gouvernements successifs.

Il est important de préciser que le développement du concept de « dette historique » devrait être analysé comme une revendication des pays contre les impositions extérieures, mais aussi des sociétés latino-américaines contre ceux qui ont construit des États à caractère exclusif où une minorité continue d’accaparer le pouvoir.

Évolution des premières dettes extérieures en Amérique latine

Le facteur fondamental de la nouvelle subordination de l’Amérique latine à partir du XIX e siècle réside dans le mécanisme de la dette et l’adoption du libre-échange.

Le processus d’indépendance des colonies espagnoles en Amérique, au cours des premières décennies du XIXe siècle, avait pour protagonistes centraux les créoles dominants de la région, confrontés aux autorités représentant la Couronne espagnole. Ce processus a aussi eu lieu au milieu d’un conflit économique entre le Royaume-Uni, les autres puissances de l’Europe continentale et les États-Unis. Ces derniers, utilisant la doctrine Monroe (1823) qui suit le principe de « L’Amérique pour les Américains », avaient pour objectif non seulement de mettre un terme à toute tentative néocoloniale européenne, mais également d’assurer leur propre présence commerciale dans les républiques latino-américaines naissantes. Ce fut néanmoins le Royaume-Uni, pays dominant à la fois dans le commerce et dans la finance, qui fit son entrée avec ses banques dans les nouvelles républiques d’Amérique latine.

En 1824, après la bataille d’Ayacucho, qui mit fin à la guerre avec l’Espagne, les nouveaux États d’Amérique du Sud devinrent attractifs pour le marché londonien. Pour le gouvernement du Royaume-Uni, ces prêts lui permettraient de renforcer ses relations avec les nouveaux pays indépendants tout en garantissant un gain économique dans le nouveau contexte de l’après-guerre napoléonienne. En outre, le prêt devrait donner un nouvel élan à la consommation locale, assurer la continuité des importations et profiter aux commerçants.

En 1836, la dette des républiques latino-américaines envers les créanciers britanniques s’élevait à 18 542 000 livres et plus de 8 millions de livres d’intérêts de retard dans les paiements. Ce qui rend compte du caractère néocolonial de la dette, il s’agit clairement d’une nouvelle reconquête. À titre d’exemple, le Venezuela a hypothéqué en 1864 ses droits de douane sur les importations pour faire face à ces paiements. Le Pérou, quant à lui, destinait 50 % des revenus du guano au paiement de la dette.

Lorsque le Mexique suspendit son paiement en 1861, sous le gouvernement de Benito Juárez, il provoqua l’intervention armée des puissances coloniales du Royaume-Uni, de l’Espagne et de la France, qui déboucha sur l’imposition en 1864, de l’empereur Maximilien. La dette externe de l’Équateur, connue sous le nom de « dette anglaise », est l’héritage de la répartition réalisée suite à la désintégration de la Grande Colombie en 1830. 21,5 % de la « dette anglaise » de la Grande Colombie furent attribués à l’Équateur en 1834, comprenant un montant de 2 108 377 de livres sterling, capital et intérêts compris.


La dette externe de l’Argentine au XIXe et début du XXe siècle

Si nous nous référons spécifiquement à la situation en Argentine, nous pouvons affirmer que c’est un pays qui a adopté une politique de libre-échange, en tombant rapidement dans le piège de la dette. En pleine guerre d’indépendance, l’urgence du Trésor incitait à envisager la possibilité de souscrire des emprunts à l’étranger. En 1817, Martín de Pueyrredón envoya une lettre au président des États-Unis, James Madison, acceptant deux millions de dollars avec un intérêt de 9 % (et une commission de 8 % pour le directeur Juan Devereux) à la condition que le remboursement ne démarre que 10 ans après la fin de la guerre. Les États-Unis ont ignoré cette proposition et ont déclaré leur condition d’impartialité concernant la guerre d’indépendance avec l’Espagne.

Emprunts latino-américains émis à Londres (1822-1826)

Source : (Dawson, 1990). Certaines sources indiquent que dans le cas du Brésil en 1824 le montant était de 1 000 000 livres.

Enfin, le Royaume-Uni a financé des travaux d’infrastructure d’exportation agricole des oligarchies, tels que les chemins de fer et les ports. Bon nombre de ces infrastructures étaient concentrées dans la ville de Buenos Aires, configurant l’urbanisation du pays sous une forme d’éventail. Avant tout, elle a financé l’introduction de manufactures britanniques. Cette disposition a été renforcée avec la signature du Traité d’amitié, commerce et navigation qui fut signé peu de temps après l’accord de l’emprunt géré par la banque des frères Baring. Ce traité constituait un véritable piège, car il instaurait une liberté des échanges privilégiant les intérêts britanniques, les seuls en mesure d’en profiter. Cette culture de la dépendance s’est accentuée depuis les dernières décennies du XIXe et au début du XXe siècle, lorsque l’Argentine s’affirme dans le marché mondial par le biais d’une relation fortement dépendante du pouvoir hégémonique de l’époque, le Royaume-Uni. Ce dernier était alors le créancier dominant et, en tant que principal gérant de la dette, l’emprise de la banque des frères Baring s’agrandissait tout au long du XIX e siècle.

Alors que les Provinces-Unies luttaient pour être reconnues en tant que pays souverain, le Royaume-Uni venait juste de prendre sa place de première puissance économique mondiale. À partir de ce moment, les liens financiers entre l’Argentine et le Royaume-Uni se sont renforcés, avec notamment la création de la première banque nationale, la création de banques privées et de maisons d’assurance, ainsi que l’émission de titres de créance publics, à Londres, pendant tout le siècle suivant.

Réflexions finales

S’il est vrai que suite aux guerres d’indépendance, l’Espagne a été expulsée de ses terres, il est tout aussi vrai que les États-Unis ont commencé à se définir en tant qu’empire, en occupant la place laissée par l’Espagne et en entamant un long processus de néo-colonisation qui subsiste jusqu’à nos jours. Un processus de néo-colonisation plus subtil, permettant de maintenir l’apparence « d’indépendance et de souveraineté », sans armées d’occupation, mais avec des bases militaires dans plusieurs régions de notre Amérique latine ; sans gouverneurs civils nommés directement par la Maison Blanche, mais avec des gouvernements fantoches et parfois le recours à la force militaire qui impose des dictatures fascistes dans le sang. Il n’y a pas un seul pays d’Amérique latine, et peu du monde, qui n’ait pas encore souffert de l’agression militaire et de l’ingérence civile de l’Empire.

En cette deuxième décennie du 21 e siècle, l’Amérique latine se trouve dans une situation similaire à celle de l’origine des États-nations. Par le biais de multiples instruments de libre-échange, l’Europe et les États-Unis s’intéressent à la déréglementation des marchés des services, des investissements et de la propriété intellectuelle. Dans le cas de l’Argentine, le fonctionnement est seulement possible grâce à la dette publique. On peut donc affirmer que le capitalisme local et mondial n’est possible que grâce à la dette publique, dont le coût est supporté par la société dans son ensemble en privilégiant l’orientation des ressources fiscales au paiement d’intérêts croissants sur cette dette.

Les États-Unis prétendent ériger une hégémonie continentale et internationale sans précédent. Le monde assiste à la construction de nouvelles puissances économiques pour une époque historique dont la portée reste à définir et qui, par conséquent, défie la créativité des mouvements populaires. Dans une Amérique latine où perdurent l’importance du secteur primaire et l’intérêt d’une insertion mondiale subordonnée, il existe beaucoup de contradictions et de défis. Il est urgent que les peuples d’Amérique latine et des Caraïbes continuent de développer leurs propres concepts, paradigmes et pratiques, opposés à ceux qui croient en la subordination inévitable de la région à ce monde qui suit les intérêts des puissances capitalistes et qui n’offre pas d’alternative.

Maria Elena Saludas

 

Cet article est tiré du magazine semestriel AVP (Les autres voix de la planète) du CADTM, n°76, « Dettes coloniales et réparations » disponible à cette adresse : http://www.cadtm.org/Dettes-coloniales-et-reparations-17397

 

Notes :

[1Karl Marx, 1867, Livre 1 du Capital, chapitre 31, édition de La Pléiade, Paris

Maria Elena Saludas ATTAC/CADTM Argentina



Articles Par : Maria Elena Saludas

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