Retour sur… L’évolution du mouvement national pendant la Première Intifada (1987-1993). 1/2

Retour sur… L’évolution du mouvement national pendant la Première Intifada (1987-1993). 1/2

Oeuvre de l'artiste militant Jihad Mansour
Avertissement : l’article qui suit se situe dans la continuité de l’article Retour sur… L’évolution du mouvement national pendant la Première Intifada (1987-1993), publié précedemment. Il pourra être utile de s’y reporter. Il s’agit ici d’étudier les  grandes évolutions des principaux acteurs du mouvement national palestinien durant la période 1987-1993. Je ne prétends évidemment pas faire ici un panorama exhaustif du développement du mouvement national palestinien durant ces années. Des livres entiers ont été écrits à ce sujet. Il s’agit plutôt, de manière synthétique, de tenter d’identifier les principaux groupes qui ont joué un rôle dans le développement du mouvement national à l’intérieur des territoires occupés, de penser leurs évolutions et de faire un « état des lieux » du poids de ces différents groupes et des rapports qu’ils entretiennent à la veille des années de l’autonomie. L’objectif de ce travail n’est pas juste « historique ». Un certain nombre des dynamiques identifiées ici permettent d’apporter un éclairage sur bien des développements ultérieurs, c’est-à-dire les « années Oslo », la Seconde Intifada ou la situation complexe qui règne aujourd’hui dans les territoires palestiniens.

a) Les effets de l’occupation israélienne

La Cisjordanie et la bande de Gaza, après la Guerre des Six Jours, sont sous le contrôle exclusif de l’armée israélienne. Ces territoires sont sous la responsabilité de « l’Administration Civile » israélienne, qui n’a de « civile » que le nom puisque ce sont des ordres militaires qui organisent la vie politique, économique et sociale de ces territoires. Samih K. Farsoun et Jean M. Landis 1 identifient quatre mécanismes principaux dans la gestion israélienne de la population palestinienne : exploitation économique, répression politique, « déstructuration » institutionnelle et répression culturelle et idéologique.

– L’exploitation économique des territoires palestiniens se traduit de multiples façons : intégration forcée à l’économie israélienne et modelage de l’économie palestinienne en fonction des besoins du marché israélien, expropriations, accaparement des ressources naturelles palestiniennes, notamment l’eau (avec 78% de l’eau de Cisjordanie et 33% de l’eau de la bande de Gaza utilisés par Israël 2), prévention de tout développement d’une infrastructure économique palestinienne autonome.

Les confiscations de terres et la concurrence des marchandises israéliennes vont conduire des dizaines de milliers d’agriculteurs et d’ouvriers agricoles sans ressource à travailler pour de faibles salaires en Israël (150 000 Palestiniens travaillent légalement en Israël en 1987, le chiffre atteignant probablement 180 000 en comptant les illégaux). Le contrôle des frontières par Israël oblige les Palestiniens à importer depuis Israël la quasi-totalité des marchandises qu’ils ne produisent pas (90% du total des importations en 1986 3). L’installation d’entreprises israéliennes dans les territoires palestiniens, si elle crée des emplois, ne bénéficie que très peu à la population puisque les richesses produites et les bénéfices engendrés ne sont pas réinvestis dans l’économie palestinienne. L’accumulation de capital est rendue impossible dans les territoires palestiniens avec la fermeture de toutes les banques en 1967 (par décret militaire), banques qui ne commenceront à rouvrir qu’en 1981 (à Gaza) et en 1986 (en Cisjordanie).

La politique économique d’Israël dans les territoires palestiniens a quatre conséquences majeures :
* une croissance économique certes importante dans les années 70 mais moins forte que celle des autres pays de la région et surtout en baisse dans les années 80 (en 1985, les PNB de la Cisjordanie et de Gaza sont inférieurs à ceux de 1979).  
* la distorsion de l’économie palestinienne, qui se développe en fonction des besoins de l’économie israélienne, avec par exemple un surdéveloppement des secteurs des transports, de la distribution et du commerce, « médiateurs entre l’économie israélienne et les consommateurs palestiniens » 4 et un sous-développement des industries modernes (chimiques par exemple).
* la dépendance de cette économie vis-à-vis d’Israël (importations et main d’œuvre salariée en Israël).
* la modification de la structure sociale palestinienne, avec une réduction considérable de la place des agriculteurs et partant des grands propriétaires terriens et l’expansion d’un prolétariat surexploité en Israël, issu notamment des camps de réfugiés.

– La répression politique, si elle avait commencé dès 1967, a connu une accélération avec l’arrivée au pouvoir en Israël, en 1977, du Likoud, qui met en place la politique de « la poigne de fer ». Les élections municipales de 1976, initiées par Israël, qui y voyait un moyen de favoriser l’émergence d’une direction « de l’intérieur », concurrente de celle de l’OLP et avec qui les autorités d’occupation pourraient s’entendre sur un partage des responsabilités, ont en effet mis à la tête de la quasi-totalité des municipalités des maires nationalistes qui reconnaissent, pour la plupart, l’OLP comme seul représentant légitime du peuple palestinien. Les autorités israéliennes prennent conscience du développement du mouvement nationaliste dans les territoires occupés et décident donc de l’étouffer dans l’œuf. Les dix années qui séparent l’arrivée du Likoud au pouvoir et le début de l’Intifada sont caractérisées par une forte répression du mouvement nationaliste palestinien.

Les élus et personnalités qui déclarent leur allégeance à l’OLP sont jugés, condamnés, voire expulsés. Les militants nationalistes sont la cible des autorités d’occupation qui multiplient arrestations et condamnations à des peines de prison ou à la déportation, (Hussam Khadr, dirigeant du Fatah dans le camp de Balata, est arrêté 23 fois pendant les années 80 avant d’être finalement expulsé au début de l’Intifada). Les tentatives de structuration politique « nationale », à l’intérieur des territoires occupés, sont combattues (avec par exemple la révocation de plusieurs maires, dont celui d’Hébron, au début des années 80, qui tentaient de s’organiser dans le Comité d’Orientation Nationale). C’est également durant cette période (en 1982) que l’opération « Paix en Galilée », visant à démanteler l’appareil de l’OLP à Beyrouth, est organisée. Certaines estimations indiquent que près de 200 000 arrestations ont eu lieu dans les territoires occupés de 1967 à 1987. En 1987, on estime à 4 700 le nombre de prisonniers politiques palestiniens dans les prisons israéliennes 5.

– La « déstructuration » institutionnelle se manifeste par une politique de prévention systématique de l’émergence de toute « structure nationale » ou « système national » palestinien. C’est ainsi que le système bancaire et monétaire jordanien en Cisjordanie sera démantelé et que les associations et les syndicats seront soumis à un strict contrôle des autorités d’occupation. De même, et comme indiqué plus haut, toute tentative d’institutionnalisation d’un pouvoir politique « de l’intérieur » hostile aux forces d’occupation sera systématiquement combattue. Le processus de « déstructuration » institutionnelle dépasse les seules institutions politiques et parapolitiques : les autorités israéliennes vont entraver le développement de structures aussi diverses que les centres de formation agricoles ou le système hospitalier. Dans ce dernier cas, on constate même une régression durant la période de l’occupation : de 26 lits d’hôpitaux pour 10 000 habitants en 1974, on passe à 18 en 1985 (-30%) 6.

– La « répression idéologique et culturelle » concerne des domaines aussi divers que la presse, les productions littéraires et artistiques, l’enseignement scolaire ou la toponymie. Le Ministère de l’intérieur peut suspendre ou interdire la publication de n’importe quel ouvrage ou revue sans motif, les journaux sont sévèrement encadrés par des ordres militaires qui, par exemple, autorisent l’armée à confisquer tout journal même s’il a passé la censure du Ministère de l’intérieur. M. Hallaj 7 rapporte que le mot « Palestine » est systématiquement remplacé, dans les manuels scolaires, par « Israël », et que les autorités israéliennes pratiquent l’hébraïsation systématique des noms de villes, villages, rues ou collines. Le drapeau palestinien est interdit dans l’ensemble des territoires occupés et l’on interdit même aux artistes peintres de faire figurer les quatre couleurs du drapeau sur une même toile.

Il s’agit, par ces diverses mesures, de combattre le développement du mouvement national palestinien en s’en prenant à tout ce qui peut participer du renforcement du sentiment d’appartenance national dans la population palestinienne. La répression culturelle et idéologique a pour principal objectif de « supprimer le sens de l’identité collective et, en dernière instance, de la volonté collective » 8.

b) Décembre 1987, une explosion annoncée

Le 9 décembre 1987, à la suite d’un accident de la route dans lequel un camion israélien a percuté une voiture palestinienne, provoquant la mort de quatre de ses passagers, la foule palestinienne envahit les rues de Gaza lors des funérailles et des incidents opposant population palestinienne et soldats israéliens éclatent, notamment dans le camp de réfugiés de Jabalya.  Dès le lendemain, des manifestations sont organisées dans les villes et camps de réfugiés de la bande de Gaza, des articles relatant les événements paraissent dans la presse palestinienne tandis que la rumeur se répand que la mort des quatre travailleurs palestiniens n’était pas accidentelle. Dans les jours qui suivent, loin de s’essouffler, le mouvement de révolte de la rue palestinienne se développe dans l’ensemble des villes, villages et camps de réfugiés palestiniens, y compris à Jérusalem.

L’explosion de décembre 1987 a été précédée de multiples signes annonciateurs. En août 1987, un officier israélien est tué par balle, en plein jour, en plein coeur de la ville de Gaza. Quelques semaines avant l’explosion de décembre 1987, plus de 2 000 manifestants palestiniens, réunis à l’appel du Jihad Islamique pour protester contre la déportation de son leader Sheikh Abd al-Aziz Odeh, s’en prennent au poste militaire israélien situé près du camp de Jabalya. En novembre 1987, lors d’une vaste opération d’interpellations de militants dans le camp de réfugiés de Balata, près de Naplouse, l’armée israélienne est obligée de se retirer face à la révolte des habitants du camp qui s’opposent aux arrestations…

Les données établies par l’Administration Civile israélienne relatives aux divers « incidents » recensés dans les territoires palestiniens sont éloquentes : au cours de l’année 1987, dans la bande de Gaza, elle note ainsi une augmentation de 133% du nombre de manifestations et d’émeutes, de 140% du nombre d’incidents avec jets de pierre, de 178% des feux de pneus, et de 68% du nombre de barricades établies sur les routes 9. Meron Benvenisti, de son côté, avance le chiffre de 3150 « actes de violence » entre avril 1986 et mai 1987, contre une moyenne de 500 incidents annuels pour la période 1977-1981 10.

Autant d’éléments qui indiquent que la révolte grondait dans les territoires occupés. Les effets de l’occupation israélienne expliquent le caractère massif et rapide du soulèvement palestinien de 1987 : massif car dans la mesure où aucun domaine de la vie des Palestiniens n’est épargné, toute la population souffre, d’une manière ou d’une autre (et à des degrés divers) de l’occupation israélienne. Rapide car le degré d’oppression et de répression est tel que la colère et la frustration accumulées pendant des années n’attendaient qu’une étincelle pour exploser au grand jour. Le mode d’administration des territoires occupés par l’armée israélienne va également conditionner les formes d’organisation chez les Palestiniens pendant un soulèvement qui va créer des bouleversements dans la structure sociale palestinienne et dans la composition et la hiérarchie des élites.

c) La politique de Tunis vis-à-vis de l’Intifada : la continuité

Je ne me livrerai pas, ici, à une analyse dans les détails du soulèvement palestinien connu sous le nom de « première Intifada ». Je me contenterai d’en tirer les principaux enseignements quant aux problématiques qui rejoignent l’étude de l’évolution des élites palestiniennes.

Le caractère spontané et massif du soulèvement de décembre 1987 exclut selon moi toute interprétation qui tendrait à démontrer qu’il a été programmé et déclenché par une ou plusieurs organisations palestiniennes. Plusieurs études (Legrain, Schiff et Ya’ari) et les témoignages que j’ai recueillis sur le terrain indiquent au contraire que les dirigeants de l’OLP à l’extérieur comme les « personnalités publiques » de l’intérieur ont été surpris par l’ampleur et la rapidité  de l’extension du soulèvement. « Le vrai visage de l’Intifada lors de son commencement se révéla dans les centres de détention qui absorbaient les émeutiers arrêtés dans les camps de Gaza. Ces détenus fournissaient un échantillon représentatif des gens qui dirigeaient les manifestations, et contrairement à ce à quoi on pouvait s’attendre la plupart d’entre eux n’avaient jamais été arrêtés auparavant et n’étaient pas identifiés comme des éléments actifs d’un quelconque mouvement palestinien » 11.

Il ne s’agit pas de relativiser l’importance du travail effectué en amont par les militants nationalistes mais de constater que durant les premiers jours, voire les premières semaines de l’Intifada, il n’y a pas de structuration du mouvement, de direction centrale qui commanderait la mobilisation. « Au début, l’Intifada n’était pas organisée. Initiée à Gaza elle s’est étendue dans l’ensemble des territoires palestiniens. Progressivement des leaders locaux ont émergé, militants du PC, du Fatah ou d’autres organisations. Puis les partis et les mouvements politiques ont pris la décision de travailler à organiser cette Intifada et à la structurer » 12. Le « leadership organisationnel » dont j’ai parlé plus haut est très rapidement impliqué dans l’organisation et la structuration du soulèvement, notamment au travers de la mise en place de structures locales d’auto-organisation du mouvement, les Comités populaires, qui se développent dès les mois de décembre et janvier dans les villages, les quartiers des villes, les camps de réfugiés.

Le 4 janvier, un tract signé du « Commandement National Unifié du soulèvement » (CNU) est diffusé dans les territoires occupés. C’est l’acte de naissance du CNU qui est, selon les termes de l’un de ses membres, « une tentative pour donner un chef et une partition à un orchestre dont les instruments jouaient la même mesure, mais pas dans le même tempo » 13.  Cette structure est mise en place par les différentes factions de l’OLP (à l’initiative du FDLP) et composée de représentants de chacune d’entre elles. Leur identité n’est à l’époque pas connue mais cette direction composée de militants de l’intérieur rencontrera très rapidement un écho important dans l’ensemble des territoires occupés. « Ils connaissaient les besoins et l’état d’esprit des gens, et donc ce qu’ils proposaient ou décidaient était compris et respecté par tout le monde » 14. Les revendications, les formes d’action et les dates de mobilisation fixées par le CNU sont reprises par les Comités populaires locaux et les autres structures. Le CNU affirme son allégeance à l’OLP mais ne se considère pas comme une simple émanation de la direction de Tunis ou sa courroie de transmission dans les territoires palestiniens et revendique son autonomie (mais en aucun cas son indépendance) vis-à-vis des instances de l’OLP. Le CNU est, au départ, « l’instrument d’un processus de dépossession de l’initiative politique par l’Intérieur au détriment de l’Extérieur » 15.

Les Comité populaires sont eux aussi l’expression de cette volonté de prise en charge de la gestion de la lutte par les Palestiniens « de l’intérieur ». Mis en place, dans la plupart des cas, par les militants des factions de l’OLP et de diverses associations, ils intègrent également des individus « non-organisés ». Plus que de simples relais du CNU, les Comités populaires prennent en charge tous les aspects de la vie quotidienne dans les territoires occupés : initiatives « locales » de résistance à l’occupation, autodéfense, établissement de centres de soins, d’écoles clandestines pour faire face à la politique de fermeture des établissements scolaires, mais aussi règlement des conflits entre individus et/ou familles. Il n’y a pas de développement homogène de ces comités, qui connaissent des succès plus ou moins importants d’une localité à l’autre. L’exemple le plus abouti est le Comité populaire de Beit Sahour, un village chrétien d’environ 12 000 habitants dans le voisinage de Bethléem. En février 1988, répondant à l’appel à la « dé-sobéissance civile » émis par le CNU et des personnalités palestiniennes, le Comité populaire de Beit Sahour décide d’initier un mouvement de grève du paiement des impôts. Ce mouvement sera largement suivi au cours des années 1988 et 1989 et sévèrement réprimé par l’armée israélienne, qui organise notamment des raids dans le village pour confisquer les biens de ceux qui ne paient pas leurs impôts.

L’attitude de la direction de l’OLP vis-à-vis de ce mouvement de grève des impôts à Beit Sahour est révélatrice de sa méfiance vis-à-vis de toute forme d’autonomie politique à l’intérieur des territoires occupés : « Dans les diverses déclarations venant de Tunis, l’action de Beit Sahour était soutenue du bout des lèvres, ni plus ni moins. Aucune stratégie d’ensemble, ayant pour objectif d’entraîner d’autres communautés dans le sillage de Beit Sahour, ne fut élaborée. Tunis n’essaya pas de subvenir aux besoins de ces gens qui avaient beaucoup perdu dans le mouvement de grève des impôts, alors que c’était une chose courante avec les familles de ceux qui étaient tués ou emprisonnés durant l’Intifada » 16. Au même moment, Arafat opère un rapprochement avec Elias Freij, maire de Bethléem marqué par son attitude conciliante vis-à-vis des forces d’occupation (qui l’ont laissé en place, au début des années 80, tandis qu’elles révoquaient les maires affirmant leurs appartenances nationalistes) et son hostilité manifeste aux initiatives des Comités populaires et notamment de la campagne de grève des impôts de Beit Sahour.

Cette attitude, qui ne s’est pas manifestée seulement dans le cas du Comité populaire de Beit Sahour, indique nettement que les initiatives des structures de l’intérieur, bien que prises par des membres de l’OLP, préoccupent Tunis. « [Beit Sahour] fut l’un des premiers signes que l’OLP à Tunis était inquiète de voir son rôle décliner en Cisjordanie et à Gaza et reconnaissait que son pouvoir était de plus en plus accaparé par des militants locaux autonomes (pour la plupart membres de l’OLP) qu’elle ne pouvait pas contrôler. Dès lors, Tunis chercha à reconstituer son assise politique en s’appuyant de plus en plus sur les notables, plus flexibles, que sur ses propres cadres » 17.

Il ne s’agit pas de surestimer les conflits entre intérieur et extérieur. Les structures de l’intérieur (CNU, Comité populaires) sont dirigées par des membres de l’OLP qui se réfèrent en permanence à leurs directions situées à l’extérieur (excepté dans le cas du PC dont les cadres sont pour la plupart dans les territoires occupés). Mais tandis que ces structures, qui affirment reconnaître l’OLP comme « seul représentant légitime du peuple palestinien » (la référence à l’OLP est explicite dès le troisième communiqué du CNU), pensent les rapports entre intérieur et extérieur sur le mode de la complémentarité, la direction de l’OLP les pense sur celui de la concurrence. Comme indiqué plus haut, les équilibres entre les forces politiques ne sont pas les mêmes à l’intérieur et à l’extérieur des territoires occupés. Le poids de la gauche (notamment le FPLP et plus encore le PC) est beaucoup plus important en Cisjordanie et à Gaza que dans les structures de direction de l’OLP. Ainsi le CNU est paritaire entre les factions politiques, ce qui est loin d’être le cas du Comité Exécutif de l’OLP dans lequel le Fatah est largement majoritaire. Les positions publiques du CNU et des Comités populaires sont différentes de celle de la direction de l’OLP, avec notamment l’absence de reconnaissance, voire même l’explicite rejet de la résolution 242 des Nations Unies. Cette situation inquiète la direction Arafat quant à sa quête de légitimité à l’échelle internationale, sa recherche du statut d’élément incontournable pour toute solution négociée dans la région. Dès l’été 1988, l’autonomie relative du CNU avait fait long feu : sous la pression des directions politiques de l’extérieur (Fatah mais aussi FPLP et FDLP), les cadres de l’intérieur investis dans le CNU sont dépossédés de la décision politique. Les communiqués sont désormais rédigés à Tunis et le factionnalisme va progressivement reprendre ses droits dans les territoires occupés. En prenant indirectement le contrôle du cadre légitime de direction du soulèvement, la direction de l’OLP s’assure la mainmise sur la représentation de la population des territoires occupés et donc sur la revendication de la légitimité à négocier en leur nom.

d) L’Intifada, arme à double tranchant pour Tunis

En effet, comme je l’ai déjà indiqué, la direction Arafat a fait le choix, depuis le milieu des années 70, d’une solution négociée sous supervision internationale. Ce choix est rendu public en 1974 avec l’intervention d’Arafat à l’ONU et le vote par le CNP de la revendication d’un Etat palestinien indépendant « sur toute portion de territoire libéré ». Mais Israël comme les Etats-Unis refusent de reconnaître l’OLP comme un interlocuteur pour la négociation, la considèrent comme une organisation terroriste, et exigent d’elle un certain nombre de garanties : reconnaissance de l’Etat d’Israël et renonciation à la lutte armée. En dépit des nombreuses initiatives d’Arafat à la fin des années 70 et au début des années 80 (réconciliation avec la Jordanie, garanties verbales et écrites données aux dirigeants états-uniens) qui accroissent les tensions à l’intérieur de l’OLP, y compris au sein de son noyau dirigeant 18, à la veille de l’Intifada l’OLP n’est toujours pas considérée comme un partenaire fiable.

Le soulèvement de 1987 est une arme à double tranchant pour Tunis. D’un côté il popularise la question palestinienne et révèle au grand jour que l’occupation de la Cisjordanie et de Gaza ne peut se prolonger indéfiniment et doit faire l’objet d’une solution négociée, mais de l’autre il peut faire émerger une direction et des personnalités de l’intérieur qui pourraient délégitimer la direction de l’extérieur et se substituer à elle dans un processus de négociation. L’Intifada offre une opportunité historique à la direction Arafat, affaiblie et isolée depuis son éviction de Beyrouth en 1982 : celle de se poser définitivement comme un partenaire incontournable sur le champ diplomatique. Selon les termes d’Adel Samara, « il s’agit pour Tunis de s’appuyer sur l’Intifada pour en tirer un maximum de gains sur les plans politique et diplomatique » 19. D’où la politique ambivalente que j’ai évoquée au travers des exemples du CNU et des Comités populaires : être en lien permanent avec l’intérieur et participer, via son réseau de « middle command » et de personnalités publiques, aux diverses actions militantes et aux structures de direction de l’Intifada tout en laissant suffisamment peu d’autonomie à l’intérieur, quitte à saper certaines actions ou structures, pour garder le monopole de la légitimité aux yeux des pays occidentaux afin d’être incontournable dans tout processus de négociation.  Il s’agit également pour l’OLP d’étendre sa zone d’influence en multipliant les contacts avec les notables locaux afin de pouvoir s’appuyer sur des figures locales en cas de conflit ouvert avec des membres du leadership organisationnel. Cette politique est en continuité avec celle qui a été pratiquée dans les années antérieures au soulèvement, comme on l’a vu avec le cas du Front National Palestinien ou du Comité d’Orientation Nationale.

Le CNP d’Alger, en 1988, qui proclame l’Etat indépendant de Palestine et exige la tenue d’une conférence internationale pour trouver une solution négociée au conflit en cours, est une illustration de l’évolution des rapports entre Tunis, en quête de légitimité, et la direction clandestine de l’intérieur, de plus en plus touchée par la violence de la répression et en quête de solution politique. « La proclamation de l’État de Palestine par le CNP de novembre 1988 répondait bien évidemment aux aspirations de la majorité des Palestiniens de l’Intérieur comme à celles des membres du CNU. Mais en traduisant la mobilisation quotidienne dans les territoires occupés en termes de négociation sur la scène politique internationale, l’Extérieur (et du même coup l’establishment public de l’Intérieur) recouvrait un rôle de premier plan au détriment de l’Intérieur clandestin. Un subtil équilibre s’établissait alors entre une diplomatie tout azimut de l’OLP-Tunis qui se revendiquait de l’urgence à répondre aux revendications de l’Intérieur et une intensification du soulèvement qui se voulait manifester son soutien aux démarches de l’Extérieur » 20. Si l’intérieur se pense toujours en complémentarité avec l’extérieur, pour Tunis une nouvelle étape est franchie dans sa volonté hégémonique : on peut en effet lire la décision du CNP d’Alger comme une offensive diplomatique de la direction de Tunis qui craint que la décision du Roi Hussein de Jordanie de rompre les liens légaux et administratifs entre les deux rives du Jourdain ne pousse Israël à annexer les territoires palestiniens et la mette hors jeu.

La décision du Roi de Jordanie, annoncée le 31 juillet 1988 est un élément d’importance. Inattendue, (peu avant l’Intifada, nombreux étaient les contacts entre Israël et la Jordanie pour aboutir à un compromis sur le statut des territoires occupés), la décision de Hussein peut être comprise comme l’expression de ses craintes de voir l’Intifada traverser le Jourdain et faire vaciller le pouvoir jordanien. « Il fallait que Hussein agisse vite pour circonscrire l’incendie et l’empêcher de s’étendre à son royaume, dont près de 60% des habitants sont des Palestiniens. (…) Ses appareils de répression avaient déjà grandement accru leur activité pour mater les premiers foyers d’agitation en solidarité avec l’Intifada » 21.  

Le renoncement de la Jordanie à toute prétention sur la rive ouest du Jourdain a deux conséquences d’importance : cette décision crée une situation de vide juridique quant au statut de la Cisjordanie et elle pose le problème de la situation des 24 000 employés palestiniens de l’administration civile jordanienne 22, toujours en poste et rémunérés par Amman malgré l’occupation israélienne. « L’OLP répondit immédiatement à ce challenge en émettant un communiqué du Comité Exécutif demandant aux employés de l’administration civile de rester en poste et promettant d’assumer la charge financière de la Jordanie » 23. Une solution sera en fait trouvée avec la Libye qui assumera une grande partie des salaires des fonctionnaires de l’administration civile. L’OLP tente de répondre à la situation de vide juridique en publiant dans un premier temps une déclaration « [interdisant] l’altération d’une quelconque loi en vigueur en Cisjordanie jusqu’à ce que des autorités palestiniennes compétentes se soient penchées sur cette question » 24. La décision du CNP d’Alger peut être vue comme la seconde étape dans le comblement de ce vide juridique (avec la proclamation d’un Etat indépendant) mais aussi comme un pas en avant de la direction palestinienne sur le chemin des négociations, en tant que partenaire incontournable.

Ce n’est en effet pas tant la proclamation de l’Etat qui est le fait marquant de ce CNP, mais « l’acceptation de la résolution 242, décision de la dernière heure, motivée, pour Arafat, par la circulaire de Shimon Pérès aux ambassades d’Israël, à la veille du CNP, [qui] expliquait que seule l’acceptation des résolutions 242 et 338 équivaudrait à une reconnaissance d’Israël dans des frontières sûres et reconnues, et non la résolution 181 » 25. Ce faisant, la direction Arafat, qui a depuis longtemps adopté la solution des deux Etats, indique aux Etats-Unis et à Israël non seulement qu’elle a fait accepter cette solution à la majorité de l’OLP mais aussi qu’elle est un partenaire plus pragmatique et modéré que d’hypothétiques interlocuteurs autonomes de l’intérieur, le CNU ne mentionnant pas dans ses déclarations la résolution 242 reconnaissant l’Etat d’Israël. « Utilisant ce qui était devenu un de ses slogans favoris, [Arafat] s’exprima en des termes employés avant lui par l’ancien Président français Charles De Gaulle et en appela à  » la paix des braves « . Puis, annonçant, la mort de   » la tergiversation et la négation  » et l’avènement d’une nouvelle période, il conclut son discours avec un appel en direction du futur Président Georges Bush pour qu’il réponde positivement à son geste de paix » 26.

A suivre sur http://juliensalingue.over-blog.com/article-19751017.html

Notes

1. Samih K. Farsoun et Jean M. Landis, “ The Sociology of an Uprising ”, dans Jamal R. Nassar et Roger Heacock (eds), Intifada : Palestine at the Crossroads, New York, Bir Zeit University et Praeger Publishers, 1990, pp. 15-37.
2. Samir Abdallah Saleh, “ The Effects of Israeli Occupation on the Economy of the West Bank and Gaza Strip, dans Nassar et Heacok, op. cit., pp. 37-51.
3. Ibid.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 21.
6. Ibid., p. 26.
7. Ibid., p. 33 et p. 35.
8. Ibid., p. 27.
9. Ze’ev Schiff et Ehud Ya’ari, Intifada, The Palestinian Uprising – Israel’s Third Front, New York, Simon & Schuster, 1989, p. 30.
10. Farsoun et Landis dans Nassar et Heacok, op. cit.
11. Schif et Ya’ari, op. cit. ,p. 81.
12. Entretien avec Abu Kifah, membre du Parti du Peuple Palestinien (PPP, ex-Parti Communiste) à Halhul (mars 2007).
13. Schif et Ya’ari, op. cit., p. 188.
14. Abu Kifah, op. cit.
15. Jean-François Legrain, “ Autonomie palestinienne : la politique des néo-notables ”, dans Revue du Monde Musulman et de la Méditerranée (REMMM), 81-82, 1996, pp. 153-206.
16. Glenn E. Robinson, Building a Palestinian State, the Incomplete Revolution, Bloomington, Indiana University Press, 1997, p. 88.
17. Ibid., p. 89.
18. Voir notamment Saïd K. Aburish, Arafat : From Defender to Dictator, Bloomsbury, New York et Londres, 1998, p. 156 et sq.
19. Entretien avec Adel Samara, économiste et journaliste palestinien, (mars 2007).
20. Legrain, Autonomie palestinienne, la politique des néo-notables, op. cit.
21. Gilbert Achcar, L’Orient incandescent, Lausanne, Editions Page Deux, 2003, p. 186.
22. Ghada Talhami, “ A Symmetry of Surrogates, Jordan’s and Egypt’s Response to the Intifada ”, dans Nassar et Heacock, op. cit., pp. 229-239.
23. Ibid.
24. Ibid.
25. Achcar, op. cit., p. 194. La résolution 181, adoptée en novembre 1947,  partage la Palestine en deux Etats, un Etat juif (55% du territoire) et un Etat arabe (45%). La résolution 242, adoptée en novembre 1967, demande le retrait israélien des territoires conquis en juin 1967 et reconnaît de fait l’Etat hébreu dans les frontières antérieures à la guerre (soit 78% de la Palestine du Mandat britannique), sans mentionner les droits des Palestiniens. La résolution 338, adoptée durant la guerre d’octobre 1973, exige l’application de la résolution 242.
26. Aburish, op. cit., p. 213.

Julien Salingue: Doctorant en science politique et enseignant à l’Université Paris 8.



Articles Par : Julien Salingue

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