Révolution inachevée en Arménie

Les cloches de la victoire retentissent dans les rues d’Erevan après la destitution du désormais ex-Premier ministre, Serge Sarkissian. Ding-dong, la méchante sorcière est morte ! Le spectre du totalitarisme et de la corruption débridée épuisant le peuple arménien déjà démuni n’est plus. Voilà le récit auquel on voudrait nous faire croire, aussi bien à l’intérieur du pays que sur la scène internationale.

Désobéissance civile de masse et ascension de Nikol Pachinian

Certes, la mobilisation populaire dirigée par Nikol Pachinian, chevalier blanc de la « révolution de velours d’amour et de réconciliation » en Arménie, a été remarquable. Le mécontentement diffus dans de larges pans d’une population arménienne désenchantée a conduit à des manifestations de désobéissance civile de masse à travers l’ensemble du pays. Des dizaines de milliers de personnes ont envahi les centres-villes pour protester contre les inégalités économiques, le népotisme et la corruption flagrante caractérisant la mainmise immuable du Parti républicain sur cette petite république postsoviétique enclavée qui compte près de 3 millions d’habitants. La tentative éhontée de Sarkissian de se maintenir au pouvoir au-delà des limites de son mandat présidentiel par un référendum constitutionnel douteux, après près de dix ans au pouvoir, a été la goutte de trop pour des Arméniens déjà fatigués par des années de malversations d’une classe dirigeante oligarchique accrochée à ses privilèges. Après plusieurs semaines de manifestations, de routes bloquées, de grèves, Serge Sarkissian a finalement cédé aux revendications populaires et démissionné le 23 avril 2018. Nikol Pachinian a été élu le 8 mai, devenant ainsi le seizième Premier ministre de l’Arménie.

Si les déclarations de Pachinian sur la nécessité de mettre en place des réformes démocratiques […] paraissent nobles en théorie, elles ne s’attaquent pas aux véritables racines des souffrances de l’Arménie : le capitalisme dérégulé.

Le discours dominant sur la révolution pacifique en Arménie, comme pour de nombreuses révoltes civiles qui ont secoué l’ancien bloc de l’Est, est d’affirmer que la corruption systémique, l’autoritarisme et le manque de transparence des affaires publiques sont à l’origine des maux qui accablent l’Arménie. Si seulement cette dernière adoptait une démocratie « libérale » à l’occidentale, dotée d’institutions efficaces et transparentes et d’élections libres et régulières, elle serait depuis longtemps déjà sur le chemin du développement économique et de la prospérité.

Définir le dynamique mouvement anti-gouvernement porté par des gens ordinaires simplement comme une revendication de démocratie s’encadre bien dans le paradigme néolibéral selon lequel « liberté », dans les domaines social et politique, rime avec fondamentalisme de l’économie de marché. Si les déclarations intrépides de Pachinian sur la nécessité de mettre en place des réformes démocratiques, d’extirper la corruption et de défaire les monopoles des oligarques paraissent nobles en théorie, elles ne s’attaquent pas aux véritables racines des souffrances de l’Arménie : le capitalisme dérégulé.


Appliquer à la lettre l’idéologie du marché libre

Après l’effondrement de l’URSS, le Département du Trésor des États-Unis, la Banque mondiale et le FMI ont fondu sur les États postsoviétiques pour leur imposer les programmes drastiques de la « thérapie de choc » économique afin de libéraliser, privatiser et déréguler ces économies autrefois centralisées. Le dogme nullement remis en cause qui voulait que les anciens pays socialistes s’engagent dans un processus de « transition » où le modèle économique et politique de libre marché néolibéral régnerait sans partage a livré l’Arménie aux appétits féroces du capitalisme.

Durant l’ère soviétique, les usines fourmillaient d’activité. Autrefois plaque tournante de la recherche et de l’innovation dotée d’un secteur technologique de pointe, l’Arménie soviétique pouvait se targuer d’un secteur industriel moderne, elle exportait des machines-outils, des textiles et d’autres produits manufacturés vers les républiques sœurs, et recevait en échange énergie et matières premières. La dissolution de l’Union soviétique, et avec elle la disparition du système de la planification centralisée, mettrait l’Arménie sur le chemin de la faillite économique.

Confronté à l’effondrement brutal de l’industrie nationale, à une contraction rapide de l’économie, à un embargo énergétique et à la guerre avec l’Azerbaïdjan voisin, le gouvernement a été contraint et forcé d’accepter en 1994 un programme d’ajustement structurel soutenu avec empressement par le FMI, en échange d’une aide financière qui lui faisait cruellement défaut. Le capitalisme devint la norme ; l’État et ses institutions furent désossés sans pitié et remplacés par le « libre marché », le tout à la demande des institutions financières internationales.

Le gouvernement a été contraint et forcé d’accepter en 1994 un programme d’ajustement structurel du FMI, […] le capitalisme devint alors la norme

Dans l’Arménie d’aujourd’hui, comme dans d’autres pays de la Communauté des États indépendants (CEI), la protection sociale est pratiquement inexistante. Dans le cadre de l’intégration de l’Arménie dans l’ordre capitaliste mondial, le FMI et la Banque mondiale ont imposé depuis l’indépendance du pays des mesures d’austérité radicales. On a régulièrement taillé dans les dépenses publiques de la santé, de la sécurité sociale et de l’enseignement, au nom de « l’optimisation » du budget de l’État, de la réduction du déficit de la balance des paiements et de la stabilité macroéconomique. En revanche, les entreprises privées ont bénéficié de généreuses réductions d’impôt et incitations fiscales, privant ainsi l’État de recettes fiscales indispensables pour financer les services sociaux.

Les privatisations sans fin du secteur de la santé ont réduit à peau de chagrin des hôpitaux publics surpeuplés et en manque de financements, qui dispensent des soins médicaux insuffisants (bien qu’à un prix à peu près abordable). Dix grands hôpitaux ont récemment été cédés à des investisseurs, et ils offriront leurs services presque exclusivement à l’élite du pays capable de se payer ces soins privés.

L’enseignement de qualité est également réservé aux riches : on est là bien loin des universités publiques d’excellence de l’Arménie pendant l’ère soviétique. De même, le logement social n’est plus qu’un lointain souvenir du passé soviétique, et même le service postal a été mis en vente. En 2010, une loi a privatisé la sécurité sociale, adoptant une version radicale d’un modèle de retraite privé, dans laquelle la totalité des retraites est livrée à l’instabilité constante des marchés financiers. On pourrait presque rire de l’obscure et perverse logique d’adopter une telle politique juste après la crise financière de 2008. S’il semble encore envisageable, dans certains pays dits « développés », de garantir un semblant d’État-providence malgré la forte offensive menée par le Capital contre le Travail au cours des dernières décennies, l’Arménie et, de manière plus générale, les États périphériques n’ont généralement pas cette chance.

Les privatisations « à prix cassés » des années 1990 ont consisté à vendre pour une bouchée de pain des usines, des équipements, des infrastructures et des ressources naturelles à des oligarques opportunistes et à des entreprises étrangères. Plus de 80 % des terres agricoles et plus de 90 % du système de télécommunications de l’Arménie ont été livrés au secteur privé. Pour financer la lourde dette de l’Arménie envers la Russie, le gouvernement s’est engagé avec la bénédiction du FMI dans la tristement célèbre capitalisation de la dette, en vertu de laquelle le réseau électrique du pays, sa plus grande cimenterie, la centrale thermique et trois entreprises de recherche et de production ont été vendus aux entreprises russes. Grâce au « Projet de développement municipal » mené par la Banque mondiale en 1998, environ les deux tiers de la population arménienne sont désormais approvisionnés en eau potable par des sociétés privées françaises et allemandes. Et ainsi de suite. Cet insidieux colonialisme économique à l’encontre des ressources publiques de l’Arménie, qui devraient être un droit humain fondamental garanti pour tous, met les Arméniens à la merci de hausses tarifaires abusives, dans un pays où près d’un tiers de la population vit en dessous du seuil de pauvreté officiel.


Le pillage des ressources naturelles : le commerce lucratif des capitaux locaux et internationaux

Les précieuses ressources minières de l’Arménie ont également été systématiquement privatisées depuis l’indépendance, bien évidemment toujours en accord avec les conditionnalités liées aux prêts du FMI ou de la Banque mondiale. Tandis qu’on prend en apparence des mesures en faveur de l’industrie minière, présentée comme stratégie viable de croissance économique et de réduction de la pauvreté, les richesses de l’Arménie sont extraites et mises à sac par des compagnies transnationales. En 2012, le gouvernement a intégré dans son cadre législatif des politiques « favorables au secteur minier », par le biais d’une « coopération » renforcée avec des « experts » de la Banque mondiale et de l’Union européenne, ces politiques étant censées attirer les entreprises étrangères et créer de nombreux emplois dans un pays qui en a terriblement besoin. L’Arménie ne s’est pas contentée de supprimer les frais d’exploitation de ses ressources naturelles : les entreprises minières internationales ne se chargent plus désormais que de payer de maigres redevances, évaluées tout au plus à 0,8 % des ventes des ressources minières. La notion de « déchet » a été supprimée du code minier de l’Arménie, les déchets dangereux produits par les entreprises étrangères étant dorénavant exonérés de taxe. Pire encore : une loi décharge les entreprises polluantes de toute responsabilité de nettoyer les sites après l’arrêt des activités minières.

La notion de « déchet » a été supprimée du code minier de l’Arménie, les déchets dangereux produits par les entreprises étrangères étant dorénavant exonérés de taxe

De telles politiques ont eu pour effet d’affaiblir un peu plus la capacité de l’État à réglementer les activités minières, de baisser les éventuelles recettes fiscales qui, autrement, auraient pu être réinvesties dans des services de protection sociale, et elles ont eu des conséquences délétères pour l’environnement — destruction de terres arables et pollution des réserves hydrauliques du pays. Avec la complicité d’oligarques arméniens, les compagnies minières internationales bénéficient d’un accès illimité aux richesses minières de l’Arménie et concluent des contrats de plusieurs milliards, tandis que la population rurale ploie sous une dette écologique odieuse.

Bien évidemment, il existe des conventions minières, comme la convention d’Aarhus avec l’Union européenne, visant à lutter contre les procédés malhonnêtes qui sont monnaie courante dans le secteur minier en Arménie. Cependant, les mesures contre la corruption ou contre les pratiques dommageables à l’environnement ne sont que de pure forme, et rien n’est fait pour garantir l’application par le gouvernement des dispositions des traités signés. Vu la réglementation permissive de l’Arménie et les alléchants profits pour les compagnies minières européennes, l’Union européenne a eu jusqu’à présent peu d’intérêt à agir en ce sens.

Treize des 25 licences d’exploitation des mines de métaux du pays sont la propriété de compagnies américaines, britanniques, canadiennes, chinoises, russes ou allemandes, le reste étant aux mains d’oligarques arméniens. Les promesses de Pachinian de mettre fin à la mainmise de l’oligarchie sur certains secteurs afin d’ouvrir davantage l’Arménie aux entreprises étrangères n’aboutiraient qu’à un transfert des quelques ressources encore contrôlées par l’oligarchie arménienne à des multinationales étrangères. Sans souveraineté économique et sans contrôle public des ressources vitales, des recettes qui devraient servir à financer un État providence efficace ruissellent à la place vers les caisses des entreprises internationales, qui n’emploient pourtant que 1 % de la population active arménienne.


Pachinian : une option trompeuse

Pachinian s’est incliné devant la pression de la Russie et a choisi pour le moment de rester dans l’Union économique eurasienne (le projet le plus abouti d’« intégration économique » au sein de la CEI, qui rassemble 5 États : l’Arménie, le Bélarus, le Kazakhstan, le Kirghizstan et la Russie) et le « Premier ministre du peuple » semble prêt à perpétuer le type d’impérialisme économique qui a jusqu’ici peu profité à la population.

L’accord de libre-échange complet et approfondi avec l’Union européenne, que Pachinian a ardemment défendu, ce qui a conduit à son ascension au pouvoir, a eu des effets désastreux sur les « économies en transition » de l’Ukraine et de la Géorgie. Les salaires continuent de stagner, il y a eu très peu de création d’entreprises et la suppression des droits de douane a entraîné la destruction des secteurs des petites entreprises, qui sont fondamentales car elles emploient la grande majorité de la population. Si les classes populaires d’Ukraine et de Géorgie ont fait les frais des illustres accords de commerce avec l’UE, les entreprises multinationales, elles, ont engrangé les profits.

L’Arménie s’enorgueillit déjà du système de préférences généralisées (SPG+) avec l’UE, en vertu duquel les droits de douane sont réduits ou supprimés dans certains secteurs pour les exportations arméniennes vers l’Union européenne. Comme on peut s’y attendre, le secteur minier fait partie de ces secteurs rentables ; les droits de douane sur les feuilles d’aluminium ou les alliages ferreux ont donc été supprimés, laissant le champ libre aux entreprises européennes pour venir extraire les ressources naturelles arméniennes, alors que les inégalités de revenus et le chômage persistent. Comme en attestent les nombreux régimes de libéralisation du commerce déjà mis en place avec l’UE et avec d’autres pays, ce n’est pas l’oligarchie sclérosée qui a ruiné à elle seule le peuple arménien, les « entreprises étrangères » que Pachinian appelle de ses vœux en Arménie y ont également contribué.

S’il faut se garder d’une nostalgie exagérée du passé soviétique de l’Arménie, marqué par la répression totalitaire et par les crimes abominables du stalinisme, il doit cependant y avoir une autre solution que le néolibéralisme pur et dur qui s’est propagé dans l’ère postsocialiste de l’Arménie

Rien de révolutionnaire dans ce que propose Pachinian pour remplacer le despotisme du régime Sarkissian. S’il est certes primordial d’éradiquer la corruption des rangs du gouvernement arménien, la corruption elle-même n’est qu’un symptôme du système économique et politique injuste qui a été imposé de manière non démocratique au peuple arménien. Multiplier des investissements directs étrangers et des accords de commerce qui, par nature, privilégient les intérêts de sociétés monolithiques étrangères ne mettra fin ni à la misère profonde ni au chômage endémique qui règnent en Arménie. Si le révolutionnaire anti-establishment avait vraiment l’intention d’apporter un réel changement à son pays, il se battrait pour refouler l’assaut néolibéral de ces trente dernières années. Il lutterait contre le développement mondial et contre les organisations financières qui tiennent les Arméniens en otage par le biais de « réformes » capitalistes illégitimes. Il combattrait les multinationales attirées par l’appât du gain et les privatisations généralisées qui ont rendu les services de base hors de prix. Une telle analyse est généralement absente du débat public, et inexistante dans la révolution de Pachinian. S’il faut se garder d’une nostalgie exagérée du passé soviétique de l’Arménie, marqué par la répression totalitaire et par les crimes abominables du stalinisme, il doit cependant y avoir une autre solution que le néolibéralisme pur et dur qui s’est propagé dans l’ère postsocialiste de l’Arménie.

Il semble que Pachinian ait déjà tenu quelques-unes de ses promesses. Il a, le 21 mai 2018, annoncé une purge de tous les gouverneurs liés à des activités criminelles et, plus récemment, lancé une enquête sur les violations du droit arménien et des dispositions environnementales par les sociétés minières. Il y a là, à n’en pas douter, matière à se réjouir. Mais si ces initiatives ne remettent pas en cause le colonialisme économique des biens publics arméniens par des compagnies étrangères, facilité par plusieurs accords commerciaux désavantageux et autres « partenariats » avec le FMI et la Banque mondiale, elles restent à la surface du problème.

Ce rassemblement historique de citoyens ne doit pas se confiner à une chasse aux sorcières aveugle destinée à débarrasser les institutions arméniennes d’oligarques corrompus, de même qu’on ne saurait se contenter de réformes démocratiques superficielles. Il convient de canaliser la vitalité du mouvement arménien de citoyens en une lutte pour se libérer du joug du capitalisme.

Armen Abagyan

 

Article publié initialement en anglais le 25 mai 2018

Traduction : CADTM



Articles Par : Armen Abagyan

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