Salim Lamrani : « Les Cubains répondent avec intelligence aux nouvelles réalités  »

Le peuple cubain est attaché à l’indépendance de son pays et à son modèle social. Ici, le Malecon à La Havane. Photo : Yin Yang/Getty Images/IStockphoto

Salim Lamrani est spécialiste des relations entre Cuba et les États-Unis. Il explique les raisons de l’aura de Fidel Castro et la place du leader de la révolution dans une société en mutation.

Spécialiste de Cuba, vous venez de publier un ouvrage consacré à Fidel Castro (1). Est-il possible de caractériser la trajectoire de cet homme, dont même ses détracteurs reconnaissent la stature ?

Salim LamraniDocteur ès études ibériques et latino-américaines de l’université Paris-IV SorbonneSalim Lamrani À mon sens, trois facettes caractérisent le personnage de Fidel Castro. Il est tout d’abord l’architecte de la souveraineté nationale qui a réalisé le rêve de l’apôtre et héros national José Marti d’une Cuba indépendante et a redonné sa dignité au peuple de l’île. Il est ensuite le réformateur social qui a pris fait et cause pour les humbles en créant une des sociétés les moins injustes du tiers-monde. Il est enfin l’internationaliste qui a tendu une main généreuse aux peuples nécessiteux et qui a placé la solidarité et l’intégration au centre de la politique étrangère de Cuba.

Comment comprendre l’aura dont il jouit à Cuba et dans le monde ?

Salim Lamrani Fidel Castro est un personnage controversé en Occident, parce que les médias en présentent une image caricaturale. En revanche, il est plébiscité par les peuples d’Amérique latine et du tiers-monde qui le considèrent comme un symbole de la résistance à l’oppression et un défenseur de l’aspiration des pays du Sud à l’indépendance, à la souveraineté et à l’autodétermination. C’est un rebelle mythique entré de son vivant dans le panthéon des grands libérateurs du continent américain. L’ancien guérillero de la sierra Maestra a vu son prestige dépasser les frontières continentales pour devenir l’archétype de l’anti-impérialisme du XXe siècle et le vecteur d’un message universel d’émancipation. Les médias occidentaux n’ont pas su saisir l’importance de la figure de Fidel Castro à travers le monde. Depuis Marti, aucun autre personnage n’a symbolisé avec autant de force les aspirations du peuple cubain à la souveraineté nationale, à l’indépendance économique et à la justice sociale. Fidel Castro est un symbole de fierté, de dignité, de résistance et de loyauté aux principes. Le leader historique de la révolution cubaine a pris les armes en faveur des opprimés et a revendiqué leur droit à une vie décente.

Lors de son retrait de la vie politique en 2006, nombre de commentateurs ont prédit la fin de la révolution cubaine, estimant que cette dernière ne survivrait pas à l’absence de Fidel Castro. Qu’en est-il dix ans plus tard ?

Salim Lamrani L’erreur commise par nombre d’observateurs est de penser que le processus révolutionnaire cubain repose sur les épaules d’un seul homme, Fidel Castro. Or, la révolution a été édifiée par plusieurs générations de Cubains. Aujourd’hui, les institutions sont solides à Cuba et de nombreux cadres ont pris la relève à la suite du retrait progressif de la génération historique. Aucun cataclysme n’est survenu à Cuba après le retrait de Fidel Castro en 2006, car le peuple de l’île dispose d’un haut degré de conscience politique et est attaché à son indépendance, à son système politique et à son modèle social. À l’annonce du décès de Fidel Castro, un immense sentiment de tristesse a envahi les Cubains, car ils ont perdu leur guide moral, leur boussole politique, celui qui aura toujours été en première ligne pour défendre le droit de son peuple à l’autodétermination. Fidel Castro laisse en héritage une idée juste et généreuse : celle d’une lutte continue pour la dignité des déshérités, d’un partage plus équitable des richesses et d’une solidarité sans faille avec les peuples luttant pour une vie meilleure.

Depuis son retrait effectif deux ans plus tard, quelle place occupait Fidel Castro dans la société cubaine en pleine mutation ?

Salim Lamrani Fidel Castro s’était défini lui-même comme un « soldat des idées ». C’était en quelque sorte le père spirituel du peuple cubain, le sage que l’on consultait pour les décisions stratégiques en raison de son immense expérience. Fidel Castro a été, jusqu’à son dernier souffle, un observateur attentif de la société cubaine et du monde, exprimant une grande préoccupation face au changement climatique et à la menace nucléaire.

Que pensait-il de la normalisation des relations avec les États-Unis, survenue en décembre 2014 ?

Salim Lamrani Il convient de rappeler la vérité historique. Dès le triomphe de la révolution cubaine en 1959, Fidel Castro avait exprimé son souhait d’entretenir des relations cordiales et apaisées avec les États-Unis pour des raisons de principe et des considérations pragmatiques. En revanche, Washington devait respecter trois principes fondamentaux et non négociables : l’égalité souveraine entre les États, la réciprocité et la non-ingérence dans les affaires internes. Alors que Cuba avait tendu un rameau d’olivier à son voisin, Washington a répondu en imposant une politique hostile à Cuba. Dès 1960, les États-Unis ont imposé des sanctions économiques implacables, qui infligent encore aujourd’hui des souffrances intolérables au peuple cubain. Par la suite, le président John Fitzgerald Kennedy a organisé l’invasion de la baie des Cochons en 1961 et a menacé l’île de désintégration nucléaire lors de la crise des missiles en 1962. La CIA a multiplié les attentats terroristes contre Cuba, qui ont coûté la vie à 3 478 personnes et ont infligé des séquelles permanentes à 2 099 civils. Depuis 1959, les États-Unis ont mené une guerre politique, diplomatique et médiatique continue contre Cuba. Il est nécessaire, donc, de rappeler que le conflit qui oppose Washington à La Havane est asymétrique, car l’hostilité est unilatérale. Ce sont les États-Unis qui imposent des sanctions à Cuba, qui occupent illégalement une partie du territoire cubain (Guantanamo), qui financent une opposition interne et qui cherchent à obtenir un changement de régime. Barack Obama a reconnu que la politique des États-Unis envers Cuba était obsolète et injuste, et il a choisi d’établir un dialogue avec Raul Castro. Fidel Castro, qui a tant œuvré pour la paix à travers le monde, était bien entendu favorable à la résolution pacifique du différend qui oppose Washington à La Havane, même s’il ne se faisait guère d’illusions sur les véritables intentions du voisin du Nord.

Le président Raul Castro a annoncé qu’il ne se représenterait pas à ses fonctions en 2018, signifiant ainsi la fin de la « génération de la révolution ». Comment ce changement politique est-il appréhendé ?

Salim Lamrani Les Cubains savent depuis plusieurs années que Raul Castro mettra un terme définitif à sa carrière politique en 2018. Ils doivent donc relever trois défis de taille : le changement générationnel à la tête du pays, l’actuelle réforme du modèle économique et la nouvelle relation avec les États-Unis. Mais l’Histoire a montré que les Cubains ont toujours répondu avec intelligence aux nouvelles réalités et qu’ils étaient attachés au socle de valeurs qui cimentent la révolution cubaine.

L’île est engagée dans un processus de réformes économiques structurelles. Entrent-elles en contradiction avec les idéaux qui ont prévalu jusqu’alors et que Fidel Castro a défendus jusqu’à sa mort ?

Salim Lamrani Fidel Castro avait apporté son soutien plein et entier au processus d’actualisation du modèle économique à Cuba, car il était nécessaire. « Révolution, c’est changer tout ce qui doit être changé », disait-il dans sa célèbre définition du concept, donnée le 1er mai 2000. Il n’y a aucun renoncement aux idéaux du socialisme. L’État garde toujours le contrôle des moyens de production et des secteurs stratégiques. Le nouveau modèle économique, s’il introduit des mécanismes de marché, reste fondé sur la planification socialiste à tous les niveaux, et l’entreprise d’État socialiste est la forme principale dans l’économie nationale. Le pays s’ouvre aux investissements étrangers – afin d’attirer les capitaux indispensables au développement de la nation –, par le biais d’entreprises mixtes, où l’État cubain dispose toujours d’une majorité d’au moins 51 %. Ainsi, le nouveau modèle économique cubain, fondé sur la planification, une politique de prix centralisée, l’interdiction de concentration de richesses, un salaire minimum et un salaire maximum et la protection de toutes les catégories de la population, en particulier les plus vulnérables (il n’y a pas eu de licenciements massifs), reste indéniablement socialiste. Mais il s’adapte à son époque, en se fondant sur la philosophie de José Martí, selon qui « le premier devoir de l’homme est d’être un homme de son temps ». Il a pour objectif d’atteindre une meilleure efficacité économique, de lutter contre la bureaucratie et la corruption, de préserver les acquis sociaux de la révolution cubaine, de renforcer la République sociale et d’améliorer le bien-être matériel et spirituel de tous les Cubains.

(1) Fidel Castro, héros des déshérités. Préface d’Ignacio Ramonet. Éditions Estrella, Paris, 2016.


Articles Par : Salim Lamrani et Cathy Dos Santos

A propos :

Docteur ès Etudes Ibériques et Latino-américaines de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim Lamrani est Maître de conférences à l’Université de La Réunion, et journaliste, spécialiste des relations entre Cuba et les Etats-Unis. Son nouvel ouvrage s’intitule Fidel Castro, héros des déshérités, Paris, Editions Estrella, 2016. Préface d’Ignacio Ramonet. Contact : [email protected] ; [email protected] Page Facebook : https://www.facebook.com/SalimLamraniOfficiel

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