« Salvador Allende, l’autopsie d’un crime. »

ALLENDE, AUTOPSIA DE UN CRIMEN, par Francisco Marín Castro y Luis Ravanal Zepeda. Santiago, Ceibo Ediciones, 2023. 306 p.

Le compte rendu ci-dessous reprend pour l’essentiel l’argumentation des auteurs. J’y ai ajouté quelques éléments personnels en introduction et en conclusion ainsi que d’autres tirés des travaux du Dr Julián Aceitero Gómez et d’une recherche sur internet à propos du Dr Patricio Guijón.

Claude Morin

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La controverse n’est pas éteinte : 50 ans plus tard on ignore toujours plusieurs faits entourant la mort d’Allende. L’armée chilienne a construit un récit qui est devenu la version officielle, prenant soin de confisquer ou de faire disparaître des preuves tant matérielles que documentaires, d’orienter la recherche en manipulant la scène du crime, d’intimider des témoins ou de les assassiner, de multiplier les obstacles menant à la vérité. Les enquêtes médico-légales et judiciaires qui ont suivi à partir de 2011 et qui ont confirmé le suicide ont pris soin de ne pas braquer l’objectif sur les contradictions qui jalonnaient la route comme s’il valait mieux ne pas remuer les braises qui refusent de refroidir dans le Chili contemporain. La vérité judiciaire a fini par avoir préséance sur ce qui pouvait être la vérité historique.

C’est que la manière dont Allende est mort n’est pas un détail sans conséquence. Elias Canetti (Masse et puissance) l’a bien compris. L’image du héros mort et la forme de sa mort peuvent déclencher des rebellions et une résistance, ou peut déboucher au contraire dans la soumission et la résignation. La façon de se représenter sa mort peut être un appel au combat ou apparaître comme une immolation. La mort au combat d’Allende (ou son assassinat) a un sens que n’a pas son suicide. Les putschistes ont contaminé, manipulé, déformé et occulté les preuves de façon à dicter la thèse du suicide dès le 12 septembre 1973, puis à la faire triompher y compris auprès de partisans d’Allende.

 

Cet ouvrage a changé mon jugement sur la mort d’Allende. Comme beaucoup d’autres, je n’avais pas cru au départ au suicide, tant ce dénouement paraissait contraire à la psychologie d’Allende et aux propos publics et privés qu’il avait tenus en cette journée fatidique. J’avais aussi été influencé par la version qu’en avait donnée à plus d’une occasion Fidel Castro qui avait ses hommes sur place, y compris au sein du GAP, la garde personnelle que Beatriz Allende avait organisée pour la protection de son père. Mais ce que j’avais lu concernant les enquêtes subséquentes, notamment celle de 2011 et le verdict de la Cour suprême en 2014, participaient d’une confirmation de la thèse du suicide que sa famille (sauf Beatriz) avait avalisée dès le départ, admettant qu’Allende voulait échapper ainsi à l’humiliation d’une déroute.

Les deux auteurs apportent séparément des faits qui compromettent sérieusement la thèse du suicide. Francisco Marín Castro reconstitue dans ses détails la journée du 11 septembre. Il fait appel à un nombre impressionnant de sources et de témoignages. On ne voit pas pourquoi Allende aurait abandonné vivant la voie de la résistance combative. Dès le départ il rejetait l’option d’une reddition. Même lorsqu’il l’envisagea après 11h et en plein bombardement du palais présidentiel, il posait des conditions au profit des travailleurs, mais non pour lui-même. Lui prétendait se battre « hasta el final » avec son équipe de volontaires. Les faits lui donneront raison. Les communications entre les putschistes montrent qu’il était hors de question pour Pinochet de le laisser partir vivant, sinon sur un vol pour « nulle part ». Allende mort, il proposait d’envoyer son cadavre à Cuba avec sa famille. On opta dès le lendemain pour une sépulture clandestine hors de Santiago en refusant que le corps soit vu par sa veuve. Les échanges de Pinochet révèlent la hargne qui l’habitait à l’endroit d’Allende et de son entourage. La majorité des membres du GAP et du bataillon Tacna furent assassinés après la saisie du palais.

L’auteur montre que les militaires ont veillé à tout contrôler. L’autopsie fut effectuée par des médecins militaires dans l’hôpital militaire. L’original du rapport disparut de sorte que l’enquête de 2011 se fit sur une photocopie trafiquée, une partie ayant été produite à l’aide d’un traitement de texte inexistant en 1973!. L’arme qu’avait utilisée Allende (un AKMS et non un AK-47) fut confisquée par l’armée (et remise, semble-t-il, à Pinochet) et ne fut jamais soumise à un examen. Les lunettes d’Allende subirent le même sort. Les preuves abondent quant à la manipulation de la scène du décès. Le corps et l’arme furent déplacés, des douilles furent retirées, nombre de pièces photographiques furent détenues par l’armée. Les putschistes firent en sorte qu’une fois Allende mort on ne puisse leur imputer la responsabilité du décès. Il fallait que le récit gravite autour du suicide. Les indices rassemblés par Marín Castro tendent à démontrer une mise en scène macabre afin de simuler un suicide post-mortem. La version officielle du suicide trouva ainsi des éléments de preuves. Les doutes persistaient néanmoins. L’exhumation de 1990 malheureusement fut décidée pour des raisons politiques et non juridiques ou médico-légales. La Concertation ne recherchait pas la vérité, mais voulait fermer le dossier et conclure au suicide au nom d’une réconciliation sans provoquer les militaires. L’exhumation ne respectait aucune règle en la matière. Elle fut faite en l’absence d’experts. Des ossements ont alors été perdus de même que des vêtements qui ne furent pas déposés dans le nouveau cercueil destiné aux obsèques officielles d’un Allende émasculé. La seconde autopsie multidisciplinaire de 2011 se fera donc sur des restes incomplets ainsi que sur des documents dont l’authenticité posait problème.

La contribution du Dr Ravanal Zepada est encore plus dévastatrice. L’analyse des pièces et des deux autopsies comme la reconstitution de la scène révèlent des procédures contraires aux règles des enquêtes médico-légales et policières. L’absence de photos de l’autopsie de 1973 ou leur occultation, l’absence d’analyses balistiques, tout cela démontre que les militaires ont voulu détruire toute thèse contraire à celle du suicide. Le Dr Ravanal, une sommité en médecine légale, expose une série de contradictions et de démentis. Le constat le plus important est que le crâne d’Allende démontrait à l’origine au moins deux blessures: une première faite avec une arme de faible puissance ayant laissé un orifice réduit de sortie à l’arrière et une autre faite avec une arme de guerre à forte puissance qui a fait éclater la boîte crânienne. La première aurait suffi pour tuer Allende. La seconde, attribuée au suicide, aurait donc eu lieu après sa mort. Elle proviendrait d’une simulation post-mortem, déterminante pour la version militaire, puis officielle. Allende n’aurait donc pas pu se tirer avec son AKMS, l’arme que Fidel lui avait offerte. Marín Castro nous apprend que le général Palacios qui commandait le groupe qui entra dans la Moneda a révélé à plus d’un de ses proches plusieurs années plus tard qu’il avait achevé Allende avec son pistolet de service en tirant un coup à la tête. Il s’attribuait de ce fait la mort d’Allende. Il aurait été blessé à la main lors de l’assaut par une balle d’Allende. Une enquête indépendante menée aux États-Unis a révélé que René Riveros, du corps d’infanterie, se retrouvant en face d’un civil armé dans un salon de la Moneda, aurait déchargé son arme sur Allende. Il devait par la suite faire partie de la garde personnelle de Pinochet, travailler au sein de la DINA, puis de la Brigade Lautaro, les deux spécialisées dans l’assassinat d’opposants réels ou présumés. Une ascension sans doute motivée par son action contre Allende.

Allende mort, la scène fut arrangée par les militaires, sans doute par le SIM (le renseignement militaire). Le corps fut transporté et disposé assis, l’arme du prétendu suicide fut placée sur lui. Faute d’analyse balistique et du relevé d’empreintes sur une arme disparue, on ne peut attribuer l’explosion du crâne à un projectile provenant de l’AKMS qu’aurait actionné Allende. La position du cadavre n’est pas non plus conforme avec la thèse du suicide. La trajectoire de la balle attribuée à l’AKMS ressemble à celle d’un « pinball » voyageant du crâne au mur, puis au plafond avant de se retrouver sur un divan en face!! L’autopsie (ou du moins le rapport qui a été établi) ne s’est pas intéressée aux blessures au corps (thorax, abdomen) qui pourraient provenir de l’arme de Riveros. Elle décrit pourtant un boxer « profusément imprégné de sang ». Les vêtements soumis à l’autopsie de 2011 et provenant de l’exhumation de 1990 diffèrent, notamment le boxer qui n’est pas taché de sang. Comme si les militaires avaient changé des vêtements (dont le boxer, le chandail, le pantalon) entre l’autopsie et la sépulture de manière à camoufler des preuves embarrassantes. Une photo prise sur place montre le corps d’Allende (p. 159) vêtu d’un chandail blanc à col haut sans tache de sang, ce qui est incompatible avec la thèse d’un Allende vivant, assis et se tirant un coup avec l’arme posée entre ses jambes. On peut donc en déduire qu’Allende était déjà mort au moment où quelqu’un effectua le tir sous le menton.

Toutes les objections des auteurs sont à l’effet de contredire la thèse du suicide et d’introduire des indices sérieux pointant vers l’assassinat. Le témoignage du Dr Patricio Guijón Klein, l’un des médecins d’Allende, ne tient pas la route: il en aurait donné trois versions. Il prétendait avoir entendu Allende se tirer, puis l’avoir vu se mettre l’AKMS sous le menton et se tirer. Son témoignage a été largement utilisé en appui à la thèse du suicide. J’avoue que c’est l’élément le plus troublant dans cette histoire. Selon l’analyse – publiée en 2016 – du Dr Julián Aceitero Gómez sur les pièces du dossier, le général Palacios, assimilant Guijón à un membre du GAP, l’aurait accusé sur place d’avoir assassiné Allende de façon à lui extorquer un faux témoignage. Guijón aurait-il inventé son récit pour éviter d’être accusé? Il fut néanmoins arrêté, emprisonné, envoyé à l’île Dawson, puis placé en résidence surveillée. Selon mes recherches sur internet, il ne s’est jamais dédit publiquement jusqu’à sa mort à 88 ans en 2020. Peut-être considéra-t-il qu’il valait mieux pour sa survie ne pas révéler ce qui s’était réellement passé et ce qu’il savait. Après tout, d’autres payèrent de leur vie d’avoir été présents ce jour-là à la Moneda.

En conclusion, les faits rapportés par ce livre attestent que la thèse officielle du suicide correspond à un récit voulu et construit par les militaires de façon à contrer à l’avance la thèse de l’assassinat. Selon moi, elle est devenue la version officielle parce qu’elle servait également les adversaires d’Allende, y compris à l’intérieur du Parti socialiste, et que les divers intervenants au service de l’État chilien, placés devant des contradictions et des faits troublants – dont les magistrats appelés à intervenir dans les enquêtes postérieures, à l’exception du juge de la Cour suprême Hugo Dolmestch qui exprima sa dissidence en 2014 – n’ont pas voulu la mettre en doute au nom d’une réconciliation bien illusoire si l’on observe la polarisation qui anime la société chilienne aujourd’hui à propos de l’expérience de l’Unité populaire, de la stature politique d’Allende, du coup d’État 50 ans plus tard, du contenu d’une nouvelle Constitution, etc. Les conflits politiques l’ont emporté durablement sur la quête de la vérité.

Claude Morin

* Une version de cet article – sans le segment en italique – a été publiée dans l’édition du 23 septembre 2023 de L’Aut’Journal.

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Claude Morin, professeur (retraité) d’histoire de l’Amérique latine, Université de Montréal et chercheur associé au CRM.



Articles Par : Claude Morin

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