Savourer la moindre miette de souffrance
Personne à Gaza, y compris les enfants, ne mange à sa faim, Israël utilisant la famine comme arme de guerre.
Ici, à Gaza, chaque miche de pain – quand on en trouve – a un goût spécial. Une gorgée d’eau, quand on en trouve, a une saveur unique. Un repas, aussi maigre soit-il, procure un sentiment de satisfaction. Et même au coeur des bombardements, le sommeil procure un étrange sentiment de paix. Même la peur, le deuil, le chagrin et la faim nous laissent apprécier des bonheurs insoupçonnés, qui nous rappellent l’essence de notre humanité, loin de la course sans fin à tout ce qui est superflu.
Ma nièce de 5 ans, Lana, semblait inhabituellement enjouée, comme si elle attendait quelque chose de spécial. Curieuse, je lui ai demandé :
“Qu’est-ce qui te rend si heureuse, Lana ?” Avec un large sourire, elle a répondu : “J’ai faim et je voudrais manger du basilic”,
comme s’il s’agissait d’un en-cas de fête. Cette remarque m’a frappé. Comment un tel désespoir et un tel bonheur peuvent-ils coexister ?
Je me suis alors rendu compte à quel point les enfants sont résilients. Ils sont parmi les plus durement touchés par les privations et les épreuves de la guerre, mais ils sont généralement les premiers à pardonner, à oublier les difficultés et à reprendre le cours de leur vie.
Compte tenu des graves pénuries alimentaires qui sévissent ici, dans le nord de Gaza, je me considère comme incroyablement chanceuse, car il nous arrive de manger des sandwichs aux feuilles de basilic mélangées à de l’huile et du sel en guise de repas. Ma famille a préparé ce type de sandwich, que nous ne mangions jamais avant la guerre, les légumes se faisant rares. D’autres n’ont pas cette chance.
Alors que Lana y mordait à pleines dents, j’ai bien vu qu’elle mangeait aussi le plus lentement possible, pour faire durer le repas. C’est l’astuce que nous, habitants de Gaza, avons appris à maîtriser : mâcher le plus lentement possible et le plus longtemps possible, afin de prolonger le temps passé sur un repas. Heureux de pouvoir manger, mais tristes de ne pas en avoir plus, chaque bouchée prise nous enveloppe de plaisir et de souffrance à parts égales.
Alors que le sandwich rétrécit à chaque bouchée, Lana s’efforce de ne pas regarder. Elle s’imagine plutôt qu’elle va être rassasiée.
“Baba me manque”
Lana a perdu son père il y a quelques semaines. Moataz Rajab, 37 ans, titulaire d’un diplôme en économie, était un mari très aimant et le père de quatre très jeunes enfants, dont un bébé d’un an qui n’aura jamais l’occasion de connaître son père. Lana, terrifiée par les bombardements, les tirs d’obus et les explosions, n’a pas encore pleinement saisi la portée de l’absence de son père. Elle prononce parfois des mots qui lui font mal au cœur : “Maman, je suis triste. Baba me manque”, comme s’il était au travail et allait rentrer tard.
La profonde tristesse de Lana éclipse, semble-t-il, la joie éphémère d’un sandwich au basilic. Elle est encore trop jeune pour exprimer pleinement son chagrin, mais elle réalise que l’absence de son père la fait souffrir. Elle croit que ce n’est que temporaire, une tristesse qui s’estompera à son retour. Mais elle se réveillera un matin et réalisera que son Baba est parti et qu’il ne reviendra jamais. Elle se rendra compte que la douleur du manque ne disparaît pas, mais qu’elle se transforme en un chagrin profond et tenace qui s’infiltre dans nos cœurs comme une panique, ou dans nos yeux par des larmes.
Aucun mot ne peut décrire la douleur, le malaise et l’anxiété associés au sentiment de désespoir et de détresse qu’éprouve la population de Gaza. La perte d’amis, de souvenirs, de maisons, des rues familières et des quartiers animés où nous avons grandi est un véritable cauchemar.
Il ne s’agit pas de savoir si notre peine est plus grande que celle des autres. Finalement, il est difficile d’expliquer les souffrances de l’accouchement à quelqu’un qui n’a jamais donné naissance à un enfant. Perdre un frère juste après avoir perdu un ami. Sauter des repas, lutter contre la soif , ne pas savoir comment nourrir ses enfants. C’est être déplacé à plusieurs reprises après avoir vu sa maison réduite en miettes. À peine avons-nous le temps de digérer une perte qu’elle est déjà balayée par un nouveau drame.
À Gaza, le chagrin est gravé dans nos poitrines, se lit sur nos visages. C’est comme si nos corps étaient imprégnés de chagrin depuis des lustres, comme si notre sol était pétri de peurs et que la lumière de notre soleil ne répandait que misère.
Le chagrin a frappé à toutes les portes de Gaza. Il est présent dans chaque bouchée de ce que nous mangeons, dans chaque chose qui nous est donnée à voir. D’anciens chefs d’entreprises font aujourd’hui la queue pour obtenir de l’aide. Tant d’êtres chers nous ont quittés sans adieu digne de ce nom.
Les plus chanceux sont enterrés en un seul morceau dans une seule tombe. D’autres sont enterrés ensemble, avec des morceaux de corps manquants dans des linceuls et des housses mortuaires. Des funérailles sont célébrées pour des inconnus et des inconnus deviennent amis avant que les uns et les autres soient à nouveau brassés dans ce chaos de déplacements à répétition.
Une usine à souffrances
Gaza est devenue une usine à souffrances. La chaîne de mort défile et s’accélère à une vitesse vertigineuse.
Les enfants vieillissent trop jeunes, et nombreuses sont les femmes qui portent le fardeau de la vie dans cette guerre dévastatrice, assumant des tâches physiques épuisantes qui leur étaient inconnues auparavant, tout en endurant des conditions incroyablement stressantes qu’elles n’auraient jamais pu imaginer. Nos aînés sont confrontés à la douleur indicible de perdre leurs enfants après avoir consacré leur jeunesse à les élever et à les instruire. Pourtant, c’est l’espoir et la résilience partagés qui font la cohésion de tous à Gaza.
Satisfaite de sa ration pour oiseaux, Lana s’est remise à jouer avec ses frères, sœurs et cousins, tandis que le vacarme de la guerre monte à l’assaut du ciel. Elle rit comme si elle se trouvait dans une autre dimension.
En lançant un rapide coup d’œil autour de moi, j’ai noté les visages figés de mes parents, assis solennellement côte à côte. Je ne sais plus trop ce que je vois. Est-ce de la force ou de l’épuisement ? Des sourires ou des larmes ? Pourrons-nous jamais reprendre le cours normal des choses ? Peut-on un jour apprécier la musique après le rugissement des cercles de feu claquant de toutes parts ? L’enfant qui a un jour porté le corps de son frère dans un sac plastique peut-il à nouveau avoir le cœur à rire ? Une fillette arrachée aux décombres pourra-t-elle un jour plaisanter ?
Ces souffrances ne cesseront pas, même quand la guerre prendra fin. Gaza ne sera plus jamais la même. Cette génération ne dépassera ces cicatrices indélébiles que lorsque le blocus et l’occupation illégale auront pris fin.
À moins que la résilience de la génération Lana ait la chance de grandir dans un lieu dont la génération de mes grands-parents rêvait depuis leur expulsion en 1948, en exerçant leur droit au retour et à l’autodétermination dans notre propre pays, la Palestine.
On dirait bien que désespérance et bonheur peuvent coexister.
Asem Alnabih
Article original en anglais : Savoring each morsel soaked in sorrow, The Electronic Intifada, le 28 novembre 2024.
Traduction : Spirit of Free Speech