Scandale d’espionnage: 120 pays ont payé des milliards de dollars pour le vol de leurs secrets
Le scandale impliquant les renseignements allemands et américains s’est retrouvé sous le feu des projecteurs des médias mondiaux. Des journalistes de la chaîne allemande ZDF et du quotidien américain The Washington Post ont mené une investigation conjointe et ont découvert que les deux pays menaient depuis cinquante ans par le bout du nez près de 120 pays. Et ce aidés par une société suisse fabriquant des équipements pour le transfert de données confidentielles.
Le coup du siècle – voilà comment la presse appelle la collaboration de la CIA et du BND (renseignements extérieurs allemands), qui obtenaient illégalement depuis des décennies des informations secrètes aussi bien de la part de ses alliés que de ses ennemis.
Pour les Etats-Unis, dont la réputation fut tachée par Edward Snowden, cette histoire n’a rien de nouveau. Tout comme les Allemands ne sont pas connus pour la pureté de leurs intentions. Mais dans cette affaire se retrouve impliquée la Suisse, qui se distinguait généralement par sa neutralité dans les conflits politiques et militaires.
« Pendant plus de cinquante ans, des gouvernements à travers le monde faisaient confiance à une seule compagnie pour tenir au secret les messages de leurs agents, militaires et diplomates. Mais aucun d’eux ne savait que la société suisse Crypto AG était une propriété secrète de la CIA en partenariat secret avec les renseignements allemands. Les renseignements de ces deux pays, en ayant accès aux machines de cryptage de la société, pouvaient facilement pirater les codes utilisés par les pays pour l’envoi de messages cryptés », écrit le Washington Post.
Crypto AG a fait son apparition sur le marché mondial pendant la Seconde Guerre mondiale, en signant son premier contrat pour la conception de machines de cryptage pour les militaires américains. Suivi par les élaborations de pointe dans le codage, la création de puces électroniques et de logiciels. C’est la neutralité de la Suisse qui avait assuré une forte demande pour les produits de la compagnie.
« Plus de cent pays ont versé des milliards de dollars pour le vol de leurs propres secrets. En réalité, c’était assez effronté », déclare le politologue Richard Aldrich.
Parmi ses clients – le Pakistan et l’Inde rivaux, des juntes militaires latino-américaines, l’Argentine, l’Arabie saoudite, l’Iran, l’Autriche, la Turquie, la Libye, la Grèce, le Qatar, le Japon, la Corée du Sud et même le Vatican. Et, de facto, ils ont tous payé de l’argent pour que leurs informations secrètes se retrouvent au final entre les mains de la CIA et du BND, qui ont acheté ensemble Crypto AG en 1971 via un fonds du Lichtenstein. Cette opération conjointe a été baptisée Rubicon.
« L’opération Rubicon a indéniablement permis de rendre le monde un peu plus sûr. Et nous avions évidemment de nombreuses informations qui ne peuvent pas être divulguées », explique Bernd Schmidbauer, ancien directeur du BND.
L’opération Rubicon était minutieusement gardée, notamment pendant la Guerre froide. Ni les Américains ni les Allemands n’avaient accès aux cryptages de Moscou. Soupçonnant Crypto AG de liens avec l’Occident, l’URSS a décidé de renoncer à l’achat de machines suisses, et la Chine a suivi son exemple. Cependant, la CIA avait accès aux cryptages des pays avec lesquels Moscou et Pékin interagissaient tous les deux activement.
Les codages iraniens étaient activement surveillés pendant la prise d’otages à l’ambassade américaine à Téhéran en 1979. Trois ans plus tard, pendant la confrontation de l’Argentine et du
Royaume-Uni pour les îles Falkland, les Etats-Unis ont transmis à Londres des informations sur les forces armées ennemies obtenues des cryptages argentins, qui ont finalement apporté la victoire à la Grande-Bretagne. Alors que la préparation du coup d’Etat au Chili a été apprise au tout début de sa préparation.
« La CIA pouvait écouter les informations à l’étape même de préparation du putsch au Chili. Les services secrets américains possédaient à l’époque déjà des compétences incroyables en la matière, c’est pourquoi ils pouvaient soutenir et aider le putsch », explique Peter Kornbluh, historien des archives de la sécurité nationale des Etats-Unis.
Cependant, dans les années 1990, la société Crypto AG a attiré des soupçons: son cofondateur a été pris en flagrant délit de correspondance avec un représentant de la CIA, et son représentant commercial a été arrêté en Iran. Craignant d’être percés à jour, les Allemands se sont retirés de Rubicon en vendant leur part aux Américains, qui continuaient de se camoufler derrière Crypto AG jusqu’en 2018.
« Notre investigation indique que les Américains et les Allemands avaient toujours des complices au sein de l’administration, du gouvernement et des renseignements suisses. Les documents montrent également que la CIA elle-même écrit que les enquêtes contre Crypto AG n’ont pas été dument menées et étaient formelles », explique la journaliste Fiona Endres.
L’ombre jetée par cette société sur toute la Suisse a poussé les autorités à se bouger. D’après Associated Press, après la publication de l’article par le WP et la ZDF, les autorités suisses ont annoncé l’ouverture d’une enquête pour vérifier les allégations avancées par l’article.