Selon Laurent Fabius, la France doit pouvoir commettre des « crimes de masse » en toute impunité … pour « faire de la protection de la vie humaine une priorité effective » !

Tribune officielle du ministre des Affaires étrangères

A l’heure où la France commémore la boucherie de 1914-1918, où le président de la République entend faire des économies partout sauf dans son armement nucléaire, où quelque 150 Etats parmi lesquels, pour la première fois, les Etats-Unis et la Russie, sont attendus à Vienne les 8 et 9 décembre prochain, au coeur de cette Europe ravagée par deux guerres mondiales, pour la 3e Conférence intergouvernementale consacrée à « l’impact des armes nucléaires sur l’humanité », c’est-à-dire à leurs effets catastrophiques et inhumains, que fait la diplomatie française ? Que propose son chef ?

Il propose d’autoriser les cinq Etats nucléaires membres permanents du Conseil de sécurité, dont la France, à préparer des crimes de masse et à les commettre en toute impunité.

C’est ce que révèle une tribune officielle publiée par Laurent Fabius sur le site de son ministère.


En effet, le ministre des Affaires étrangères, reprenant la « proposition à la fois ambitieuse et simple » du président de la République devant l’Assemblée générale de l’ONU le 24 septembre 2013, proposition d’après laquelle « lorsque le Conseil de sécurité aurait à se prononcer sur une situation de crime de masse, les membres permanents s’engageraient à suspendre leur droit de veto », a tenu à préciser dans sa tribune que « pour être réaliste, ce code (de conduite) exclurait les cas où seraient en cause les intérêts vitaux nationaux d’un membre permanent du Conseil ».

Ainsi, pour Laurent Fabius, les massacres de masse doivent être condamnés unanimement et combattus quand ils sont perpétrés par des moyens chimiques et par un Etat non doté d’armes nucléaires, mais pas quand ils sont exécutés par un Etat doté d’armes nucléaires et d’un siège permanent au Conseil de sécurité.

Le ministre admet implicitement que les armes nucléaires sont des instruments de « crime de masse ». Mais la France, qui justifie toujours les siennes par la défense de ses « intérêts vitaux » – elle est seule à le faire en ces termes -, devra pouvoir, « par réalisme », les utiliser en toute impunité. Il faut lui laisser la possibilité, en pareil cas, d’invoquer ses « intérêts vitaux » pour opposer son veto à toute sanction de la part de la communauté internationale. Du coup, elle autorise ses collègues du « club des Cinq » à user du même alibi pour massacrer impunément sa propre population !

Le crime contre l’humanité est donc interdit, sauf aux cinq puissances nucléaires membres permanents du Conseil de sécurité… dont, et c’est là l’essentiel, semble-t-il, la France. « Patrie des droits de l’Homme », comme chacun sait.

Cette tribune remonte à plus d’un an. Elle date du 4 octobre 2013. Ses implications logiques n’ont été relevées par personne à l’époque (sauf ACDN, qui les dénonça aussitôt dans un texte de résolution adressé au réseau « Sortir du nucléaire »). Elle est toujours présente, à ce jour, sur le site du ministère des Affaires, dont elle continue donc d’inspirer l’action. Chacun peut s’y reporter et relever ces étonnants aveux ministériels :
- les armes nucléaires sont bien des armes de « crimes de masse »,
- la France revendique pour elle-même et ses pairs du Conseil de sécurité dotés d’armes nucléaires, le droit de les utiliser,
- en pareil cas, elle réserve pour elle-même comme pour eux le droit d’user de leur « veto » pour s’opposer à toute condamnation et toute sanction internationales,
- la France se place au-dessus des lois morales de l’humanité, des droits de l’Homme, et du droit international : article 6 du Traité de Non Prolifération, avis consultatif de la Cour Internationale de Justice du 8 juillet 1996, Charte des Nations Unies…

En effet, l’Assemblée générale de l’ONU « considérant que l’emploi d’armes nucléaires et thermonucléaires entraînerait pour l’humanité et la civilisation des souffrances et des destructions aveugles dans une mesure encore plus large que l’emploi des armes que les déclarations et accords internationaux (…) proclamaient contraires aux lois de l’humanité et criminelles aux termes du droit international », a déclaré formellement, dès 1961, que « tout Etat qui emploie des armes nucléaires et thermonucléaires doit être considéré comme violant la Charte des Nations Unies, agissant au mépris des lois de l’Humanité et commettant un crime contre l’Humanité et la civilisation. » (Résolution 1653 XVI du 24 novembre 1961)

Dans ces conditions, on comprend que la France ne veuille pas se rendre à Vienne, pas plus qu’elle n’a voulu se rendre aux deux précédentes conférences sur « l’impact humanitaire des armes nucléaires », en Norvège (Oslo, 3-4 mars 2013) et au Mexique (Nayarit, 13-14 février 2014) . Il lui faudrait défendre, devant un vaste parterre de gouvernements et d’ONG indignés, sa stratégie dite « de dissuasion nucléaire ». Cette politique à la fois militairement absurde, financièrement ruineuse, politiquement inacceptable, humainement criminelle, bref, aberrante, est aussi lâche et hypocrite.

Mais combien de temps la diplomatie française tiendra-t-elle encore cette attitude ? La France ne va-t-elle pas finir par reconnaître que l’interdiction des crimes de masse implique l’abolition des armes nucléaires, les siennes comprises ? Ce serait faire preuve de logique, de lucidité, de « réalisme », voire de courage, que de remettre en cause cette politique, qui défie l’humanisme comme la simple raison.

Comme dirait un éminent auteur qui mérite d’être cité in extenso (voir ci-dessous), « une telle évolution, simple à mettre en pratique, permettrait de préserver l’essentiel, la crédibilité de ce pilier de la paix et de la stabilité que doit être le Conseil de Sécurité. Elle exprimerait la volonté de la communauté internationale de faire de la protection de la vie humaine une priorité effective. Elle restaurerait la primauté de la discussion et de la négociation constructive. Elle éviterait que les Etats deviennent eux-mêmes prisonniers de leurs positionnements de principe. »

Rendez-vous donc à Vienne, Monsieur Fabius, pour nous y faire entendre cette grande nouvelle : la France redevient « la patrie des droits de l’homme ». Et de Descartes, peut-être, si tant est que Descartes ait été « cartésien ».

Comme vous le disiez il y a un an, Monsieur le ministre : pour en finir avec les crimes de masse, « il existe aujourd’hui une fenêtre d’opportunité. Saisissons-la. »

Jean-Marie Matagne

Le 11 novembre 2014


Jean-Marie Matagne :Citoyen français, citoyen du monde; Président de l’Action des Citoyens pour le Désarmement Nucléaire (ACDN; Docteur en philosophie

[email protected]


LA TRIBUNE DE LAURENT FABIUS

http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/politique-etrangere-de-la-france/onu/evenements-et-actualites-lies-aux/actualites-21429/article/suspendre-le-droit-de-veto-en-cas

Suspendre le droit de veto en cas de crimes de masse – Tribune de Laurent Fabius (4 octobre 2013) 

Le Conseil de sécurité des Nations Unies – Photo : ONU

Il aura fallu attendre plus de 2 ans et 120 000 morts en Syrie pour que le Conseil de sécurité des Nations Unies cesse enfin d’être paralysé par l’usage du veto et prenne une décision.

La France est attachée au multilatéralisme et à son cœur, l’Organisation des Nations Unies ; celle-ci constitue le principal outil de régulation politique mondiale au service de la paix et de la sécurité. Mais une paralysie de l’ONU pendant deux années, avec ses conséquences humaines dramatiques, ne peut pas être acceptée par la conscience universelle.

Certes, la 68ème Assemblée générale des Nations Unies qui vient de se réunir a permis des avancées. Nous avons trouvé un accord sur les armes chimiques en Syrie et ouvert la perspective d’une solution politique. Sur le nucléaire iranien, les discussions ont redémarré. La France a pris sa part dans ces avancées, précisant les conditions d’une résolution acceptable dans un cas et répondant à la volonté de dialogue des autorités iraniennes dans l’autre. Nous avons également lancé un cri d’alarme indispensable sur la République centrafricaine, mobilisé la communauté internationale pour la stabilité et la sécurité du Sahel, travaillé sur des sujets multilatéraux de long terme comme le dérèglement du climat ou l’abolition universelle de la peine de mort.

Tous ces résultats positifs ne retirent rien à cette réalité : le Conseil de sécurité est demeuré longtemps impuissant face à la tragédie syrienne, bloqué par l’utilisation du veto. Des populations ont été massacrées et le pire a été atteint avec l’utilisation massive d’armes chimiques par le régime contre des enfants, des femmes, des civils. Pour tous ceux qui attendent de l’ONU qu’elle assume ses responsabilités afin de protéger les populations, cette situation est condamnable.

La France est favorable à une ONU plus représentative – notamment par un élargissement du Conseil de sécurité –, mais nous sommes encore loin de l’accord qui permettrait un tel progrès. Sauf à accepter une perte de légitimité, nous devons tirer les leçons des blocages intervenus afin d’éviter à l’avenir de tels dysfonctionnements.

Pour y parvenir, le Président français a présenté une proposition à la fois ambitieuse et simple devant l’Assemblée générale des Nations Unies.

Il s’agit pour les cinq membres permanents du Conseil de Sécurité de procéder à un encadrement volontaire par eux-mêmes du droit de veto. Cette évolution s’opérerait sans modification de la Charte et par un engagement mutuel des membres permanents. Concrètement, lorsque le Conseil de sécurité aurait à se prononcer sur une situation de crime de masse, les membres permanents s’engageraient à suspendre leur droit de veto. Les critères de mise en œuvre seraient simples : le Secrétaire Général de l’ONU, à la demande d’au moins cinquante Etats membres, serait saisi pour se prononcer sur la nature du crime. Une fois son avis rendu, le code de conduite s’appliquerait immédiatement. Pour être réaliste, ce code exclurait les cas où seraient en cause les intérêts vitaux nationaux d’un membre permanent du Conseil.

Je mesure les objections de toutes natures qui peuvent être faites à cette proposition. J’y oppose un argument puissant : une telle évolution, simple à mettre en pratique, permettrait de préserver l’essentiel, la crédibilité de ce pilier de la paix et de la stabilité que doit être le Conseil de Sécurité. Elle exprimerait la volonté de la communauté internationale de faire de la protection de la vie humaine une priorité effective. Elle restaurerait la primauté de la discussion et de la négociation constructive. Elle éviterait que les Etats deviennent eux-mêmes prisonniers de leurs positionnements de principe.

Quelle autre solution rapide, simple et efficace pour avancer ? Je n’en vois aucune. Il existe aujourd’hui une fenêtre d’opportunité. Saisissons-la.



Articles Par : Jean-Marie Matagne

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