Slobodan Milosevic: La mort ou la pluie

Un effort de mémoire ne fait pas de mal. Cela permet de mieux comprendre les faits, les processus et même les actes les plus crapuleux

ON le dit enterré au pied de son arbre préféré, dans la cour de sa maison natale. Il n’y avait ni famille, ni amis ni témoins gênants. Ses partisans lui rendirent les derniers honneurs à Belgrade quelques heures avant, et peut-être durent-ils aussi dire adieu, pour l’occasion, à un certain nombre de potentialités ou d’illusions qui n’avaient pas toujours eu la couleur ou le poids désirés ni trouvé leurs dignes défenseurs.

Des soupçons bien inopportuns pèsent sur la véritable cause de ce décès (le quatrième de Serbes emprisonnés à La Haye): à supposer qu’il eût été le plus naturel du monde, il laisse pourtant derrière lui pas mal de réserves sur la légitimité du tribunal qui incarcéra Milosevic pendant près de quatre ans pour le soumettre à un procès dont la probité est douteuse.

S’il y eut fautes passibles de sanctions judiciaires, le procès aurait dû avoir lieu dans son pays où les lois interdisent en particulier l’extradition des inculpés, et s’il avait été décidé en l’occurrence de faire exception, les cellules voisines de la sienne auraient dû être occupées par ceux qui forcèrent le cours des événements vers de véritables culs-de-sac ou s’immiscèrent de manière décisive dans des affaires qui n’étaient pas de leur ressort, bouchant pratiquement toutes les issues pour aboutir à des résultats dont aujourd’hui on n’a guère de raison d’être fier.

çComment l’ancien chef de l’Etat aboutit-il dans la capitale hollandaise? Il fut d’abord sorti de sa résidence et conduit dans la prison de Belgrade: un premier pas qui facilite l’enlèvement, nocturne, organisé par la CIA (peut-être avec l’aide d’autres services secrets européens) avec la complicité de Zoran Djinjic, alors premier ministre, par la suite assassiné par des mafias qu’il aurait aussi trahies, à ce que l’on suppose.

Le mobile de Djinjic était de se débarrasser de Milosevic –qui continuait d’avoir des sympathisants—et d’obtenir en même temps une aide financière occidentale, pour sortir la Yougoslavie de l’asphyxie économique à laquelle l’avaient réduite les sanctions commerciales prolongées des Etats-Unis et de l’Union européenne. C’est contre ces quelques pièces qu’il vendit l’ex-chef de l’Etat, passant outre à la volonté du président en poste à cette date (juin 2001), Vojislav Kostunica: une décision basse, prise sans aucune espèce de concertation, qui eut pour effet de briser la coalition du gouvernement en place et de précipiter dans l’anarchie un pays en cours de démembrement depuis dix ans, trois mois seulement après les intenses bombardements de l’OTAN (autrement dit des Etats-Unis).

LE FIL D’ARIANE

çEn 1991, la Slovénie se sépare de la Yougoslavie. Le gouvernement allemand, avec à sa tête le chancelier Helmut Khol, n’a rien de plus pressé que de la reconnaître (janvier 1992), et le reste de l’Union européenne ne peut plus que suivre le mouvement. Les Etats-Unis, sous la présidence de Bush père, se relèvent péniblement d’une première guerre du Golfe dont les résultats n’ont pas été à la hauteur escomptée; il ne semble pas qu’il ait été dans leurs plans d’approuver cette sécession, soit parce qu’ils concevaient certaines craintes face au processus conflictuel de reconversion du bloc socialiste, soit parce qu’un quelconque conseiller avait jugé peu souhaitable de tracer de nouvelles frontières sur le Vieux Continent, a fortiori dans cette région complexe qui, comme la déesse Psyché, semble formée de petits morceaux d’âmes de tous les êtres humains.

çLa Croatie suit vite l’exemple de la Slovénie et, à la fin de la même année, Croates et musulmans font de même en Bosnie-Herzégovine. Jusqu’à cette date, les trois communautés qui forment la Bosnie avaient réussi à cohabiter par la voie du partage du pouvoir, une idée vaguement inspirée du maréchal Tito qui avait proposé une rotation à la présidence de la Yougoslavie afin d’éviter les faux pas, les jalousies, les envies des dirigeants de cette mosaïque humaine.

çToutefois, les premiers affrontements éclatèrent le 4 février 1992. Bruxelles et Washington reconnurent presque immédiatement la souveraineté de la Bosnie-Herzégovine alors qu’ils la refusèrent à la République fédérale de Yougoslavie, héritière légale de l’ancienne, reconstituée dès avril 1992 et formée par la Serbie et le Monténégro.

çIl y a seulement quelques mois, le 21 novembre dernier, les Accords de Dayton avaient dix ans. Au moins en théorie, ce pacte mettait fin à ce qu’on a appelé la guerre de l’ancienne Yougoslavie. En fait, ceux qui se concertèrent dans la ville des Etats-Unis qui a donné son nom au pacte n’avaient cherché qu’une issue à un conflit sanglant qui avait duré trois ans et qui avait commencé lorsque les musulmans (44% de la population) de Bosnie-Herzégovine, provisoirement alliés aux Croates (environ 15%) avaient déclaré cette république indépendante. Les Serbes (32%) tentèrent de mettre un frein à la sécession et, une fois en guerre, obtinrent le contrôle de 70% du territoire.

Avant une victoire imminente, qui aurait pu aboutir à l’adjonction de la zone à la semi-proscrite Yougoslavie, l’Occident s’interpose et s’adjuge le droit d’intervention militaire dans un conflit civil étranger. Tout ceci en marge de l’ONU et contre les préceptes du Droit international.

Les bombardements de l’OTAN visent les positions serbes pour inverser le rapport de forces, sans mandat ni prétexte digne de foi, mais en semant aux quatre vents des histoires macabres qu’on ne se lasse pas de répéter pour justifier l’injustifiable.

Malgré la puissance de l’Occident, il n’eut d’autre alternative que d’ouvrir la voie aux négociations, car la situation empirait au lieu de connaître un dénouement civilisé, ce qui eut sans doute été possible mais fut définitivement compromis par l’intervention de personnages du genre de Ben Laden: en effet, Washington fit en sorte que des extrémistes musulmans (y compris des talibans) s’impliquent dans un conflit qualifié pour l’occasion d’ethnique mais qui était, avant toute chose, politique et économique.

Pourquoi? En premier lieu parce que la simple idée de l’existence, en plein cœur de l’Europe,  d’un Etat qui se proclamât socialiste les inquiétait, même si l’expérience singulière de la Yougoslavie était différente de celle de l’Est, et même si à cette étape Slobodan Milosevic aurait accepté les conditions imposées à coup d’étranglement financier.

L’accord de Dayton fabrique de toutes pièces un gouvernement qui ne fonctionne toujours pas et n’a résolu aucun problème. Des troupes d’interposition demeurent en Bosnie où les conditions de vie restent totalement anormales. Le même genre de scénario a été reproduit dans la province serbe du Kosovo, où plusieurs chapitres de la même histoire se répètent scandaleusement.

Le point culminant est atteint en 1999 : après avoir offert son soutien aux Albano-kossovars séparatistes, le gouvernement Clinton ordonne des bombardements qui se prolongent pendant trois mois, sous le prétexte que Belgrade se livre à un « nettoyage ethnique ». Curieux, s’étonnerait Monsieur de La Palisse : depuis lors, plus personne ne défend les Serbo-kossovars qui se sont vus voler leurs maisons et leurs terres, et que les troupes prétendument neutres, cantonnées dans la région, assassinent ou humilient.

Ce trimestre de 1999 et ses dégâts collatéraux dont furent victimes des individus et des objectifs civils, cibles des bombes à fragmentation des Etats-Unis et de l’OTAN, ne rentreront pas dans l’histoire par la grande porte.

EPILOGUE PROVISOIRE

On confond souvent la Cour de La Haye créée par l’ONU en 1947 pour juger des Etats et non des individus avec cette Cour spéciale financée et manipulée par les Etats-Unis et plusieurs de leurs multinationales, qui devait juger Milosevic. On confond aussi celle-ci avec le Tribunal pénal international constitué à Rome en juillet 1998 et que George W. Bush a menacé d’une attaque à main armée s’il osait extrader un seul de ses soldats, pour tortionnaire qu’il fût.

Encore un truquage monté par la Maison Blanche et entretenu par ses partenaires. Voici ce qu’en dit Jaime Shea, porte parole de l’alliance militaire commandée par Washington:

«Le TPI n’enquêtera (sur les crimes de l’OTAN) que si nous le lui permettons.» Il faisait allusion à des accusations surgies en Yougoslavie contre ce pacte belliciste, mais indique surtout le sens de l’impunité avec lequel il agit.

Le cas de Milosevic n’est ni le premier ni le dernier des actes arbitraires, on en connaît d’autres terribles, mais si la justice n’est pas aussi impartiale qu’on le prétend, les gouvernants qui, des deux côtés de l’Atlantique, ont aidé à détruire un pays et à augmenter la quantité de victimes par des interventions illégales passeront un jour devant des tribunaux authentiques et non fabriqués sur mesure par les «vainqueurs», c’est-à-dire le nouvel Empire.



Articles Par : Elsa Claro

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