Soigner talibans et anti-talibans, le pari (perdu) de Strada*

De retour de Kaboul

La dernière vision de l’hôpital d’Emergency à Kaboul est une salle d’attente vide : le gardien de service nous fait attendre pendant que quelqu’un demande la responsable, en réunion avec l’équipe internationale. Personne cependant ne nous reçoit. Il est déjà tard ce mercredi de la mi-avril, dernier jour pour l’équipe internationale en Afghanistan. Dehors, il y a une camionnette de la police et, à l’heure où le soleil se couche, celle où le muezzin invite à la prière, l’atmosphère se fait plus sombre alors que les rayons de soleil disparaissent derrière les montagnes : et la ville précipite dans l’obscurité – ce n’est pas une façon de parler, à Kaboul la lumière est encore le patrimoine de peu de gens. Demain, le staff quittera la capitale afghane pour Dubaï. Devant  l’hôpital désormais orphelin, Romano Martinis, le photographe qui  d’un déclic rapporte le dernier jour de l’hôpital d’Emergency, est brusquement éloigné. Pas de photos, s’il vous plaît. Il vole une image qui raconte tout : un père qui sort avec son petit au bras, signe que l’hôpital est encore en activité,  mais pas le petit attroupement qu’on avait l’habitude de voir devant la grille. Et dans le photogramme un afghan au premier plan  fait signe de partir. Pas de photos, s’il vous plaît. Le geste est bougé, dans un mouvement qui semble marquer l’épilogue qui s’est terminé hier.

Aujourd’hui nous savons qu’en réalité quelque expat, quelque international, était resté. De fait avant-hier, récite une note d’Emergency, « des fonctionnaires de police afghans se sont présentés à l’hôpital en intimant au staff international présent – trois citoyens italiens, un belge et un suisse- de remettre leurs passeports ». L’épisode s’arrête là grâce à l’intervention de l’ambassade mais en somme, le climat reste celui que nous avons vu à la mi-avril.

Depuis 1999, Emergency a fourni une assistance médicale et chirurgicale de haut niveau  et gratuite à plus d’un million et demi de citoyens afghans dans les centres chirurgicaux de Anabah, Kaboul et Lashkargah, dans le centre obstétrique et médical  au Panchir, dans les 25 cliniques des prisons afghanes. Un travail important  même si les critiques  ont souvent mis en lumière les dangers d’une activité parallèle à celle – sinistrée- de la santé publique. Mais Emergency a aussi fait autre chose. Tout en restant toujours fidèle à l’esprit de neutralité, profil requis à toute organisation humanitaire, elle s’est beaucoup dépensée pour favoriser des hypothèses de paix. Comme par exemple  pendant un gouvernement de centre gauche, où Ugo Intini occupait, comme maintenant, la charge de sous secrétaire. Ce qui explique pourquoi il a récemment toujours jeté de l’eau sur le feu des polémiques entre Gino Strada et le gouvernement  pendant les journées de turbulence qui ont suivi l’arrestation de Rahmullah Hanefi.

 L'ospedale di Emergency a Lashkar Gah, foto ANSA 

Hôpital Emergency à Lashkargah

Intini appuie – nous sommes entre 96 et 2001- le choix de Strada d’avoir deux hôpitaux  dans les deux zones où le pays se trouve de fait divisé : 90% du territoire est aux mains de Mollah Omar, et une petite tranche est sous la conduite de Ahmad Shah Massoud, le lion du Panchir qui, depuis son enclave, résiste aux turbans. Les deux hôpitaux, qui soignent les blessés sans leur demander leur provenance, sont une petite tentative d’oser cette diplomatie sanitaire qui devient vraiment  pendant ces années là un mot d’ordre de l’Organisation mondiale de la santé (en Bosnie par exemple) avec les mots d’ordre « Health as a bridge for peace », la santé comme pont de paix. Quelques pas qui seront ensuite emportés par la guerre en Afghanistan déchaînée après le 11 septembre, après la tragédie des tours jumelles.

Emergency, quoi qu’il en soit, reste en Afghanistan et reste présent même dans les zones les plus conflictuelles, comme Lshkargah et Grishk, au sud dévasté par les talibans et par les bombardements  anglo-étasuniens et de l’Otan. C’est, évidemment, une présence gênante. Témoins d’un drame quotidien qui au-delà des raisons de la guerre raconte ce qui arrive dans ces hôpitaux de frontière : des enfants broyés par les mines, des vieux touchés par des éclats, des femmes et des hommes victimes d’attentats suicides ou blessés par les ruines causées par un bombardement.

Maintenant qu’Emergency a décidé de fermer son activité – bien que laissant ouverte la porte de la « recherche de conditions » pour rouvrir-  beaucoup se demandent non seulement  qui soignera les victimes de la guerre mais aussi qui en  sera témoin.

Témoin gênant pour les uns et pour les autres. Ce pont de paix pour le moment n’existe plus. Il est barré sur le fleuve de la guerre dont la couleur maudite est rouge sang.

 

Lettera22

 

*Gino Strada est chirurgien et fondateur de Emergency,  voir aussi

Edition de vendredi27 avril 2007 de Lettera22

http://www.lettera22.it/showart.php?id=7113&rubrica=17

et de il manifesto (avec une photo de Martinis en première page)

http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/27-Aprile-2007/art37.html

 

Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio



Articles Par : Emanuele Giordana

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