Sources de financement du groupe État islamique. Et revoilà les dollars de la terreur…

L'envers des cartes

Le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté à l’unanimité, le 17 décembre dernier, la résolution 2253 visant à « tarir les sources de financement » de l’organisation « Etat islamique » (Dae’ch). Pour la première fois, ce sont les ministres des finances des 15 pays du Conseil qui se sont réunis dans ce but à New York.

La résolution, un texte technique de 28 pages mis au point conjointement par Washington et Moscou, cible directement Dae’ch. Elle demande aux pays « d’agir de manière énergique et décisive pour couper les fonds et autres ressources économiques » de l’organisation, dont le pétrole et le trafic d’antiquités, et de sanctionner « de manière plus active » ses soutiens financiers. Les Etats sont invités à faire du financement du terrorisme « un grave crime dans leurs lois nationales », même en l’absence de tout lien avec un acte terroriste précis, et à intensifier les échanges d’informations à ce sujet, y compris entre gouvernements et secteur privé. Ce texte « complète de précédentes mesures et renforce les outils existants », a commenté le secrétaire américain au Trésor, Jacob Lew, qui présidait la séance. « Maintenant, le vrai test sera d’agir résolument pour l’appliquer », a-t-il ajouté en appelant tous les pays membres de l’ONU « à faire la preuve par l’acte… »

Chaque pays s’est engagé à remettre dans un délai de quatre mois un rapport sur les mesures qu’il aura prises pour appliquer la résolution. L’ONU devra aussi produire dans les 45 jours un rapport stratégique sur la menace jihadiste et sur les sources de financement de Dae’ch… Le Conseil de sécurité avait adopté en février dernier une première résolution permettant de sanctionner les individus ou entités qui financent l’organisation en lui achetant du pétrole de contrebande ou des antiquités volées en Irak et en Syrie.

Cela dit, voilà plus de vingt ans que nous dénonçons le financement de l’Islam radical par l’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe, enquêtes à l’appui1. Nos différents travaux ont fait l’objet d’attaques en règle et de vains autant que laborieux procès dans différents pays. Le Monde a attendu les télégrammes diplomatiques révélés par Wikileaks et les enquêtes du New York Times pour écrire du bout de la plume que « l’Arabie finance le fondamentalisme sunnite à travers le monde »2. Mais il en faut plus pour faire plier le chef de la diplomatie française dont le nouveau crédo est « qu’il ne faut pas confondre le wahhabisme saoudien avec le salafisme… »!. Le 18 novembre dernier, dans l’hémicycle, Laurent Fabius réaffirme que « les accusations de financement des groupes jihadistes qui pèsent sur les pays du Golfe n’étaient pas avérées ! » Des propos déjà tenus par Manuel Valls, la veille sur les ondes de France Inter, quelques heures avant sa rencontre avec le Premier ministre du Qatar…

En 2007, dans l’Atlas de l’Islam radical3, nous expliquions que « reconstituer la traçabilité des financements du terrorisme constitue un sport de très haut niveau, pour la bonne et simple raison que ces derniers ne s’effectuent jamais en droite ligne, mais en empruntant les circuits rhizomatiques de donateurs individuels, d’ONGs, de sociétés de placement de fonds et des grandes banques islamiques ou non, installées dans les paradis off-shore dont la majorité se trouvent sous pavillons américain et britannique ». La main sur le cœur, nos interlocuteurs du Golfe nous ont toujours affirmé que la provenance de la Zakat (impôt religieux) et ses utilisations « caritatives » et « humanitaires » devaient impérativement demeurer « anonymes » pour en conserver la dimension authentiquement religieuse !

S’il reste compliqué de démêler l’argent public des fonds privés de certains princes et fondations des monarchies pétrolières, nombre d’enquêtes sérieuses démontrent que Riyad, Doha et Koweït notamment, continuent à financer des organisations comme Jabhat al-NosraAhrar al-Cham et bien d’autres dont les groupes armés constituent souvent les antichambres de Dae’ch… En son temps, nous avions beaucoup travaillé sur plusieurs officines saoudiennes (plus ou moins publiques), fortement impliquées dans le financement de la nébuleuse Ben Laden au Pakistan et en Afghanistan, durant la décennie 1979/89. Bénéficiant de la bienveillante protection de Washington, Riyad et Islamabad, cette segmentation parfaitement connue a survécu au retrait soviétique d’Afghanistan pour se mettre au service des Taliban qui partagent le même corpus théologico-politique wahhabite que l’Arabie saoudite et le Qatar. En juin 2013, les Taliban ouvraient une représentation diplomatique à… Doha !

Les mêmes apprentis sorciers ont aussi soutenu et financé les factions islamistes qui ont mis à feu et à sang l’Algérie durant la décennie sanglante (1988 – 1998), sans que cela n’émeuve beaucoup les démocraties exemplaires, à commencer par la France dont l’intelligentsia germanopratine osait se demander « Qui-tue-qui ? », laissant entendre que les tueries étaient commanditées par l’armée algérienne elle-même… Effarant ! Même si – depuis – les historiens ont déconstruit cette morbide propagande, les mea culpa tardent à venir ! Dans les années 1990, cette même segmentation de soutien et de financement de l’Islam radical a été aussi très active dans les guerres balkaniques, en Bosnie, au Kosovo, dans l’ensemble du Caucase, puis dans le Xinjiang, la région autonome ouïghour du Nord-ouest de la Chine. Le début des années 2000 se caractérise par un partage des rôles : Riyad finance essentiellement les groupes salafistes engagés sur les différents fronts d’un « jihad global », tandis que Doha se spécialise dans le soutien des multiples filiales des Frères musulmans ayant pignon sur rue, non seulement dans de nombreux pays du Moyen-Orient, mais aussi d’Asie, d’Afrique et d’Europe.

Dans la bande sahélo-saharienne, le Qatar finance différents groupes armés d’AQMI (Al-Qaïda au Maghreb islamique), mais aussi certaines tribus séparatistes touaregs et des camps jihadistes installés dans la région du Fezzan (sud-libyen), le long d’une ligne qui va de Sebbah jusqu’à Gât, à la hauteur de Djanet, sur la frontière algérienne. De généreux donateurs saoudiens et koweïtis soutiennent également certains foyers de cette nébuleuse sahélo-saharienne. Enfin, on retrouve nos joyeux donateurs derrières les vitrines des Frères musulmans à Genève, Lyon, Milan et dans bien d’autres métropoles européennes.

Après les attentats parisiens de janvier 2015, les pouvoirs publics se demandaient – plus ou moins sérieusement – s’ils devaient envisager de fermer les mosquées salafistes installées en France… Bien sûr, la question n’a pas été tranchée puisque la majorité de ces structures n’a pu se développer qu’avec le soutien continu de l’Arabie saoudite avec laquelle la France éternelle finalisait des contrats d’armements à hauteur de 50 milliards d’euros… On comprend mieux la prudence de Messieurs Fabius et Valls et leurs regrets publiquement réitérés d’absence de preuves !

Dans ce contexte – soulignons-le encore une fois – parfaitement connu, établi et prouvé, comment Dae’ch continue-t-il à se financer ? Avec plus de deux milliards de dollars en caisse, l’ « Etat islamique » serait l’organisation terroriste la plus riche du monde. L’organisation a d’abord fait main basse sur de nombreux établissements et agences bancaires. Plus de 500 millions de dollars auraient été ainsi dérobés dans des agences locales en Irak. Au printemps 2014, Dae’ch aurait également récupéré les 430 millions de dollars qui s’entassaient dans les coffres de la Banque centrale de Mossoul.

Vente de pétrole, trafic d’antiquités et rackets constituent les autres sources financières de l’organisation mais ce ne sont pas les seules. Dae’chcontrôle huit champs pétroliers en Syrie et en Irak. S’il n’y a aucun doute sur le fait que l’ « Etat islamique » écoule ces ressources sur les marchés noirs en Turquie, Jordanie et Israël, par contre il est plus difficile d’articuler un montant crédible de ce trafic. Lorsque le prix du baril voisinait les 100 dollars, Dae’ch revendait le sien entre 30 et 40 dollars pour le brut et 60 pour le pétrole raffiné. Il s’agit de calculer les mêmes proportions avec un baril aujourd’hui à 40 dollars. Toujours est-il que les meilleurs experts évaluent aujourd’hui les revenus pétroliers quotidiens de Dae’ch entre 3 et 4 millions de dollars. Fin 2014, les services ad hoc des Nations unies évoquaient ce montant à quelque 2 millions de dollars par jour, ces chiffres étant vraisemblablement à revoir à la baisse depuis le déclenchement des bombardements russes.

Dae’ch a voulu frapper les esprits en médiatisant la destruction de plusieurs musées et sites archéologiques. Certes, un flux d’objets et de pièces rares a alimenté des filières internationales de trafic d’antiquités, mais celui-ci n’est pas inépuisable et ses bénéficiaires n’appartiennent pas exclusivement à la nébuleuse terroriste. Plus durablement, la confiscation des biens systématiquement effectuée dans les zones conquises assurerait plus de la moitié des revenus de Dae’ch. Sont confisqués les biens des habitants ayant fui la région, de ceux qui ont enfreint certaines règles imposées par l’Etat islamique ou bien encore qui se sont livrés à du trafic de marchandises interdites (alcool et cigarettes). La confiscation de terres agricoles assure par ailleurs un financement via la vente à la Turquie de coton, pour sa filière textile, ainsi que de grandes quantités de céréales.

Affirmant être un « Etat » à part entière, Dae’ch devait frapper monnaie et développer sa propre administration fiscale. Selon plusieurs estimations autorisées, ce système lui permettrait de percevoir plus de 500 millions de dollars par an. Outre les « impôts islamiques », les terroristes ponctionneraient également les aides humanitaires qui sont versés par les gouvernements légitimes d’Irak et de Syrie, ainsi que par les organisations internationales. Enfin, la contrebande d’êtres humains et les enlèvements de citoyens étrangers auraient rapporté plusieurs millions de dollars. Selon des sources médicales irakiennes, Dae’ch s’adonne aussi au trafic d’organes humains prélevés sur les corps de captifs, de soldats morts ou de prisonniers blessés. De son côté, le Haut-commissariat aux droits de l’homme de l’ONU affirme que l’organisation vend des corps et des organes de personnes blessées. Selon les mêmes sources, plus de 25 000 femmes et enfants ont été emprisonnés puis vendus comme prisonniers de guerre. Sans oublier l’implication probable de l’Etat islamique dans le trafic des réfugiés, qui tentent de passer en Europe via des filières turques, cogérées par l’organisation.

Au delà de ces différents revenus, la première et principale source de financement de Dae’ch demeure les dons en provenance des pays du Golfe. Et de fait, avant de devenir l’organisation terroriste que l’on connaît, l’Etat islamique a bénéficié de la manne destinée aux différents groupes d’insurgés syriens luttant contre le régime de Bachar al-Assad. Retour à la case départ des années 1980/90 : cette enveloppe est financée en grande partie par l’Arabie Saoudite, le Qatar et le Koweït. Lors du sommet du G-20, qui s’est tenu les 15 et 16 novembre derniers à Antalya en Turquie, Vladimir Poutine a enfoncé le clou en affirmant que Dae’ch était financé par 40 pays dont une grande partie siégeaient dans la salle d’assemblée plénière… Sa déclaration a jeté un certain froid mais n’a pas été démentie !

Pour lutter efficacement contre les dollars de la terreur, inutile de bombarder Raqqa, Mossoul ou Alep. Il faudrait plutôt cibler Genève, Zurich, Lugano, la City, Monaco, les îles anglo-normandes, les Bahamas, les Vierges ou les Caïmans… pas forcément avec des Rafale mais à coup de commissions rogatoires. La difficulté majeure est qu’une fois celles-ci établies en bonne et due forme, les structures financières visées auront changé de forme, de conseil d’administration et de villégiature. Le manque de coopération et de détermination internationales est évident et, malheureusement, la dernière résolution des Nations unies en la matière risque bien de s’avérer aussi inefficace que les textes précédents adoptés, à l’époque, pour lutter contre le financement d’Al-Qaïda…

Richard Labévière
21 décembre 2015


1 Richard Labévière : Les dollars de la terreur – Les Etats-Unis et les Islamistes. Editions Grasset, 1998.
2 Arnaud Leparmentier : Nos alliés les Saoud. Le Monde du jeudi 26 novembre 2015.
3 Atlas de l’Islam radical. Ouvrage collectif dirigé par Xavier Raufer – CNRS-Editions, 2007



Articles Par : Richard Labévière

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