Stratégie gagnante pour Poutine à Alep

La semaine dernière [vers le 20 janvier, NdT] le tournant de la guerre dans le nord de la Syrie a poussé la coalition menée par la Russie à une portée d’obus d’une victoire décisive à Alep. Après avoir brisé le siège des villes de Nubl et de Zahra, qui durait depuis 40 mois, l’Armée arabe syrienne (AAS) a encerclé les nœuds de communication industriels de la région et est en train de resserrer graduellement son emprise. Les lignes d’approvisionnement cruciales vers le nord ont été coupées, laissant les extrémistes sunnites et les milices anti-gouvernementales coincés dans un vaste chaudron urbain.

C’est seulement une question de temps pour que ces renégats hétéroclites soient tués ou obligés de se rendre. Une victoire à Alep changera le cours de la guerre, en redonnant au gouvernement le contrôle d’un corridor occidental densément peuplé. C’est pour cela que l’administration Obama est en train de chercher fébrilement des moyens pour retarder ou enrayer les avancées des assaillants menés par la Russie et éviter l’effondrement en cours de la politique américaine en Syrie.

Les récents pourparlers de paix à Genève ont été convoqués avec un objectif en tête, empêcher le président Bachar el-Assad et les forces loyalistes de reprendre Alep. Les négociations ont échoué, bien sûr, quand les alliés enthousiastes de Washington – ceux que l’on qualifie de rebelles modérés – refusèrent de participer. Selon le Wall Street Journal, l’opposition syrienne s’est retirée «sous la pression de l’Arabie saoudite et de la Turquie, deux des principaux soutiens des rebelles». L’information du Wall Street Journal fut confirmée plus tard par le Secrétaire d’État, M. John Kerry qui, selon un reportage dans Middle East Eye, «a critiqué l’opposition syrienne pour avoir quitté la table des négociations et a ouvert la voie à une offensive conjointe des forces loyales au gouvernement syrien et de la Russie sur Alep».

«Ne m’accusez pas, accusez plutôt l’opposition, s’est défendu M. Kerry. C’est l’opposition qui n’a pas voulu négocier et n’a pas voulu d’un cessez-le-feu, et ils sont partis.»

Rien de tout cela ne surprendra les lecteurs qui ont suivi les négociations avec attention. Les rencontres ont été menées dans un climat de confusion dès le tout début. La délégation des États-Unis dirigée par M. Kerry s’est concentrée exclusivement sur le fait d’arriver à un accord qui inclurait un cessez-le-feu et arrêterait l’offensive gouvernementale. Les Saoudiens, les Turcs et les dirigeants de l’opposition, par contre, n’étaient pas sur le même plan. Ils semblaient avoir oublié la situation défavorable qu’ils subissaient sur le terrain, où leur chair à canon djihadiste connaît de lourdes pertes quotidiennes. M. Kerry, plus réaliste, essayait de figer la situation et de sauver les miliciens soutenus par les États-Unis d’une élimination certaine. Mais les Saoudiens et les Turcs considéraient qu’ils avaient encore suffisamment d’atouts pour avoir des exigences. L’affrontement entre les points de vue allait forcément aboutir à des déceptions. Les rencontres furent annulées avant même d’avoir commencé. Rien ne fut décidé. Le Wall Street Journal raconte :

«Environ une demi-douzaine de villes et de bourgs ciblés par la nouvelle offensive du régime ont une chose en commun : toutes sont tenues par un mélange d’islamistes et de rebelles modérés financés et armés par l’Arabie saoudite et la Turquie. Pour ne rien simplifier, certains groupes – pas tous – collaborent avec le Front al-Nosra, lié à al-Qaïda. Ce qui donne au régime et à ses alliés des arguments pour dire qu’ils combattent le terrorisme.»

Cela devrait dissiper toute illusion que les rebelles qui essaient de renverser le gouvernement sont des nationalistes mécontents déterminés à destituer un dictateur diabolique. Ce n’est absolument pas le cas. Tandis qu’il y a un fort contingent de rebelles autochtones, le noyau dur des combattants sont des extrémistes sunnites décidés à éliminer Assad et à établir un califat. C’est pourquoi Moscou refuse un cessez-le-feu pendant les pourparlers de Genève. La Russie s’oppose fermement à tout arrangement qui permettrait aux terroristes reconnus comme tels d’échapper à leur punition.

Kerry a trompé délibérément le public sur ce sujet. Pas plus tard que la semaine dernière, il a déclaré : «La Russie m’a très clairement dit qu’elle était prête à un cessez-le-feu. Les Iraniens ont confirmé à Londres, il y a exactement un jour et demi, qu’ils soutiendraient un cessez-le-feu dès maintenant.»

C’est faux et M. Kerry le sait. Moscou a essayé d’être accommodant quant aux forces de l’opposition soit-disant modérées, mais quant on en arrive à État islamique, Jabhat al-Nosra (filiale d’al-Qaïda en Syrie), Jaïch al-Moujahiddin, Harakat Nouriddine al-Zinki, et Harakat Ahrar al-Cham, les dirigeants russes ont toujours dit et répété qu’ils n’arrêteraient leurs opérations militaires que lorsque tous les djihadistes seraient tués ou capturés. Voilà pourquoi les frappes aériennes se poursuivent pendant les réunions à Genève, parce que la plupart des combattants à Alep sont des terroristes irrécupérables.

Il est intéressant de noter que l’offensive militaire menée par les Russes obéit clairement à la résolution 2254 des Nations-Unies qui déclare :

« … Les États membres doivent empêcher et supprimer les actes terroristes commis notamment par État islamique en Irak et au Levant, le Front al-Nosra, et tous les autres individus, groupes, entreprises et entités associés à al-Qaïda ou État islamique, et les autres groupes terroristes, […]et doivent éradiquer les abris sécurisés qu’ils ont établis sur des parties importantes du territoire syrien, et doivent noter que le cessez-le-feu mentionné ne s’appliquera pas aux actions offensives ou défensives contre ces individus, groupes, entreprises et entités, ainsi que prévu dans la Déclaration du 14 novembre 2015 du Groupe international de soutien à la Syrie. » (merci à Moon of Alabama)

En d’autres termes, Moscou ne va pas accepter un cessez-le-feu qui laisserait des assassins djihadistes miner la résolution 2254. Les opérations militaires russes vont se poursuivre jusqu’à ce qu’État islamique, al-Nosra et les autres milices terroristes soient éliminés.

Malgré tout, M. Kerry n’a pas abandonné la voie diplomatique. En fait, M. Kerry manœuvre pour rencontrer le ministre russe des Affaires étrangères, M. Sergueï Lavrov, à Munich le 11 février lors d’une réunion du Groupe international de soutien à la Syrie, et pour discuter «de tous les aspects du règlement en Syrie, dans la direction définie par la Résolution 2254 du Conseil de sécurité des Nations Unies».

Cette rencontre en urgence reflète le désespoir fébrile de l’administration Obama devant l’inexorable offensive militaire menée par les Russes. Il est clair maintenant qu’Obama et ses conseillers voient les signes marqués sur le mur, et qu’ils réalisent que leur sinistre plan qui consistait à utiliser des armées proxies pour chasser Assad et diviser le pays en trois États-croupions va de toutes façons échouer. Voici comment l’Institut pour l’étude de la guerre le résume sur le site Sic Semper Tyrannis :

« Les réalités du champ de bataille, plus que la politique des grandes puissances, détermineront les termes ultimes du règlement qui mettra fin à la guerre civile en Syrie. Le président syrien Bachar al-Assad et ses alliés en Russie et en Iran ont bien compris ce principe simple, alors même que Washington et les autres capitales occidentales ont mis tous leurs espoirs dans les pourparlers de Genève, soutenus par les Nations Unies, qui se sont interrompus après seulement deux jours, le 1er février 2016. Les frappes aériennes russes et les troupes iraniennes au sol ont donné au Président Assad les quelques kilomètres nécessaires pour fermer l’encerclement d’Alep, la plus grande ville en Syrie et un bastion de l’opposition depuis 2012.
… L’encerclement complet d’Alep pourrait entraîner une énorme catastrophe humanitaire, briser le moral de l’opposition, barrer la route frontalement à toutes les ambitions stratégiques turques, et enlever à l’opposition son atout maître dans les négociations devant la communauté internationale.
 »

Les combats de la semaine dernière dans la zone au nord d’Alep ont transformé la carte des fronts et accéléré considérablement le rythme en faveur du gouvernement, mais ils n’ont pas encore affaibli le soutien pour les djihadistes, dans des capitales comme Ankara ou Riyad. En fait, les Saoudiens ont proposé de déployer des troupes au sol en Syrie, à condition qu’elles soient placées sous commandement américain. De même pour la Turquie, selon The Hill : «Le ministre russe de la Défense a accusé la Turquie de préparer une invasion militaire de la Syrie.» Toujours dans cet article :

« Le ministre russe de la Défense enregistre un nombre croissant d’indices d’une préparation camouflée des forces armées turques pour des actions offensives sur le territoire syrien », a déclaré le porte-parole du Ministère, M. Igor Konachenkov
… La Russie répète qu’elle a «des données raisonnables pour suspecter une préparation intensive de la Turquie pour une invasion militaire» de la Syrie.

Les responsables turcs ont nié qu’ils préparaient une invasion, mais dans le même temps le président Recep Tayyip Erdogan a admis que la Turquie ne restera pas l’arme au pied si on lui demande de participer à de futures actions militaires. Bloomberg News a publié ceci :

«Le Président Recep Tayyip Erdogan a dit que son pays ne répèterait pas en Syrie la même erreur qu’il avait faite en Irak, quand il avait refusé la demande des États-Unis de rejoindre la coalition qui avait renversé Saddam Hussein. 

«Nous ne voulons pas répéter la même erreur en Syrie», a dit le président, rappelant comment le parlement turc avait refusé une demande des États-Unis d’utiliser le territoire turc pour une invasion de l’Irak en 2003. «C’est important d’avoir une vue à long terme. Ce qui se passe en Syrie ne peut pas durer. À un moment, cela doit changer», a-t-il déclaré aux journalistes lorsqu’il est rentré de son voyage en Amérique latine, selon le quotidien Hurriyet.

Comme il est impossible de savoir si la Turquie, l’Arabie saoudite ou les États-Unis vont envahir la Syrie, il est clair, à leur réaction de panique à l’encerclement d’Alep, que ces trois pays alignent leurs ambitions régionales nettement plus du côté des djihadistes que de celui du gouvernement élu à Damas. Cette alliance tacite entre les miliciens et leurs sponsors en dit très long sur la crédibilité de la fausse guerre de Washington contre le terrorisme.

Finalement, en moins de cinq mois, les forces loyalistes soutenues par une très forte couverture aérienne russe, ont renversé l’équilibre des forces en Syrie, elles ont obligé des milliers de terroristes à s’enfuir de leurs bastions dans l’ouest du pays, elles ont ouvert la route au retour de millions de réfugiés et de personnes déplacées, et ont empêché ce plan vicieux pour redessiner le pays au mieux des intérêts géopolitiques de Washington.

La guerre est loin d’être terminée, mais on commence à voir que la stratégie de Poutine est en train de porter ses fruits.

Mike Whitney

Article original : Putin’s Aleppo Gamble Pays Off, Strategic Culture, 11 février 2016

Traduit par Ludovic, vérifié par Wayan, relu par Diane pour le Saker Francophone.



Articles Par : Mike Whitney

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