Syrie: un terrible aveuglement
Au début du Printemps syrien, il y a eu une grosse hypocrisie occidentale via une vision manichéenne du conflit – méchant régime versus gentils rebelles – surfant sur des fables médiatiques. A la suite des graffitis (« docteur, ton tour viendra ») des jeunes adolescents de Deraa, en mars 2011, les premières manifestations anti-Assad se sont concentrées le vendredi, à la sortie des prêches islamistes des mosquées radicalisées. Fallait-il être aveugle pour ne pas le voir et, idiot, pour ne pas en comprendre la signification ? Frappés par l’ineptie intellectuelle, nos dirigeants ont célébré cette expression – religieuse – de la démocratie comme le réveil de la société civile. Leur ingérence aveugle dans la « révolution » a nourri la politisation du religieux et transformé la démocratie en matrice de déstabilisation du Moyen-Orient. Relancé par Trump, en octobre 2019, le retrait des forces américaines du nord de la Syrie risque d’encourager les forces djihadistes, tout en sacrifiant les alliés kurdes. Prémices d’un chaos.
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, 31 août 2012Dans la phase initiale du conflit, les groupes armés djihadistes n’ont jamais été la cible prioritaire des ingérences occidentales et, au contraire, été utilisés pour renverser le président Bachar al Assad. Une raison officielle, reprise par l’axe arabo-occidental pro-sunnite, a été d’encourager le cycle « démocratique » des Printemps arabes. Une autre raison, majeure, est que le président syrien a eu le tort de s’opposer aux stratégies énergétiques des puissances sunnites du Moyen-Orient. Dans cette région instable, l’énergie a une fonction géopolitique, structurante de la conflictualité. La radicalisation du conflit a commencé juste après l’acceptation par Assad, en juillet 2011, du projet gazier iranien (IGP : Islamic Gaz Pipeline) soutenu par Moscou, au détriment du projet qatari soutenu par la coalition arabo-occidentale pro-sunnite et devant traverser l’espace syrien pour alimenter l’Europe. En tant qu’Etat-pivot sur l’échiquier énergétique, la Syrie devenait un enjeu géostratégique et, donc, devait – tôt ou tard – être touchée par la fièvre révolutionnaire. Fatalité programmée.
A travers leur soutien inconsidéré des rebelles « modérés », les occidentaux n’ont rien compris des réalités locales et des drames qui s’y jouaient. Ils n’ont rien compris, aussi, du fragile équilibre ethno-religieux de la région construit au fils des siècles par des régimes étatiques laïques et autoritaires, voire dictatoriaux – mais adaptés au contexte socio-politique du Moyen-Orient. Cet équilibre a permis une gestion relativement apaisée des contradictions traversant la société syrienne. En le brisant au nom de principes politiques ou moraux déconnectés de la réalité syrienne, les occidentaux ont attisé les haines et contribué à la radicalisation religieuse des révolutions. En brisant les structures étatiques, ils ont favorisé le retour du religieux et fait le nid de l’Islam radical investi d’une mission morale divine contre les dictatures laïques. Emportés par leurs élans révolutionnaires, les dirigeants occidentaux n’ont pas entendu les slogans religieux inquiétants des manifestants : « Allah akbar » (« Dieu est le plus grand »). Dangereuse surdité.
La menace islamiste a été sous-évaluée par les puissances occidentales au profit d’une focalisation contre la « menace Assad ». Convaincu de la chute imminente du président syrien, on a laissé se dégrader la situation et, en ce sens, favorisé l’avancée des forces radicales. D’une certaine façon, on a joué et pactisé avec le diable – islamiste. La rapide montée en puissance des groupes armés islamistes, prenant le contrôle de villages isolés et perpétrant des massacres d’innocents, a obligé Assad à faire appel à l’armée. Un cycle sanglant attentats – répression, opposant les rebelles au régime, a créé une situation de guerre permanente. En cela, la militarisation du conflit a été attisée par la rébellion armée dans le but de provoquer une répression du régime justifiant son renversement via une intervention extérieure – à l’instar du modèle libyen. Tout a été fait pour arriver à ce point critique. Porté par la conscience morale de la communauté internationale, le devoir d’ingérence a légitimé une guerre « juste ». Ainsi, l’engrenage vers la guerre civile résulte d’un processus programmé, politiquement construit et activé de l’extérieur – sous contrôle américain. Un scénario planifié.
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, 11 décembre 2017Les islamistes « modérés » n’existaient que dans la tête des dirigeants occidentaux mais, cependant, restaient invisibles pour les citoyens syriens confrontés à la réalité du conflit. Plus inquiétant, nos sources d’information privilégiées étaient liées aux ONG dollarisées anti-Assad ou aux opposants du régime syrien, localisés dans les zones contrôlées par les djihadistes – alors que l’immense majorité pro-Assad des grandes zones urbaines de la Syrie « utile » était occultée. Pourquoi avoir, alors, systématiquement donné la parole aux activistes anti-Assad ? Peut-on parler de couverture neutre des évènements, lorsque la principale source de nos vertueux médias est l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH), proche de l’opposition islamiste ? Et, que dire de la propagande médiatique sacralisant le rôle des « casques blancs », spécialistes de mises en scènes idéalisant la « résistance » et présents dans les seules zones rebelles, dominées par les radicaux ? Eux aussi ont été les acteurs d’une désinformation de masse, donnant une vision tronquée de la réalité syrienne et diabolisant le « dictateur » qui « massacre son peuple » via l’arme chimique. Pourquoi, à chaque fois qu’il est sur le point de reprendre un territoire avec les moyens classiques – le jour de la venue sur sa demande d’inspecteurs de l’ONU, à l’instar du massacre de la Goutha du 21 aout 2013 –, Assad utiliserait-il le gaz interdit pour franchir la « ligne rouge » et provoquer l’intervention occidentale ? Un suicide stratégique, irrationnel – avec, quelque part, l’impression d’être berné (*).
Cette construction médiatique de « l’ennemi à abattre » exprime une stratégie de conditionnement de l’opinion publique pour justifier des ingérences politiques en vue du regime change. De manière inconsciente, on a nourri la « bête » islamiste au risque d’en perdre le contrôle. Portée par la surenchère droit-de-l’hommiste, la bête a grandi, échappant bientôt à ses bienveillants tuteurs. Et le retrait américain va la réveiller. Oui, un terrible aveuglement…
Jean Geronimo
Papier publié sur l’Humanité, le 11 octobre 2019
Mis en ligne par Mondialisation.ca avec l’autorisation de l’auteur.
(*) Cette stratégie aveugle et désinformante est décrite dans mon ouvrage prédisant très tôt, dès 2012, le futur chaos géopolitique syrien issu des multiples ingérences étrangères. Assise sur un relatif consensus, une adroite construction médiatique a longtemps fait croire à une simple révolution dérivant en guerre civile à cause d’un « régime totalitaire, répressif et sanguinaire ». Une devise : se méfier de l’évidence.
Lire : La Syrie, au cœur de la Guerre tiède ? D’une désinformation médiatique à une intervention programmée, 31 août 2019.
Jean Geronimo : Docteur en économie, spécialiste de la pensée économique et géostratégique russe, « La pensée stratégique russe, guerre tiède sur l’Echiquier eurasien : les révolutions arabes, et après ? », Préface J. Sapir, éd. Sigest, 2012.