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« Tonnerre de printemps »
Par Fausto Giudice
Mondialisation.ca, 04 juin 2007
Basta 4 juin 2007
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https://www.mondialisation.ca/tonnerre-de-printemps/5878

« Une étincelle peut mettre le feu à la plaine » : il y a quarante ans le mouvement naxalite est né au Bengale occidental  

Le district de Darjeeling, dans le nord du Bengale occidental, aux confins de l’Inde et du Népal, est célèbre dans le monde entier pour ses plantations de thé. Pendant le « Raj » – l’époque de la domination britannique – Darjeeling était un haut lieu de villégiature pour les fonctionnaires impériaux et il l’est resté pour les classes supérieures de l’Inde indépendante. Mais depuis 1967, Darjeeling a acquis une tout autre signification, entrant dans le cycle de légendes révolutionnaires du continent indien. Le 25 mai 1967, 20 000 hommes et femmes armés se soulèvent et prennent le contrôle de 2000 villages. Ces insurgés sont des paysans, des membres des groupes tribaux et des jeunes révolutionnaires venus de Calcutta. Leur armement est fait de bric et de broc : lances, armes et flèches, et quelques fusils récupérés sur l’ennemi : les policiers et les propriétaires fonciers. Le soulèvement déclenche une panique bleue chez les propriétaires fonciers et dans les instances gouvernementales.

C’est que les insurgés s’en prennent aux causes mêmes de l’oppression et de l’exploitation des masses : ils occupent les terres dont ils été spoliés par les usuriers, brûlent les registres du cadastre, abrogent toutes les dettes hypothécaires, condamnent à mort des propriétaires fonciers oppressifs, constituent des milices armées et instaurent une administration parallèle dans les villages.

À Pékin, le Quotidien du peuple salue le 5 juin, dans un éditorial retentissant, le soulèvement de Naxalbari comme un « grondement de tonnerre de printemps ». La légende naxalite naît.

La zone de Naxalbari sera une « zone libérée » pendant trois mois. En juillet 1967, les forces de répression envoyées par le gouvernement (marxiste) du Bengale occidental et de New Delhi ont repris le contrôle de la zone, par la force des armes.

Mais l’étincelle de Naxalbari a mis le feu à la plaine, pour reprendre l’expression de Mao Tsé Toung. Le mouvement naxalite est né, et il se répand dans plusieurs États de l’Inde, du Nord au Sud. Le terme même de « naxalite » est entré dans le vocabulaire courant indien, pour désigner tout paysan rebelle, qu’il soit ou non maoïste.
 

Maoïstes

C’est que l’insurrection de Naxalbari avait été préparée et dirigée par des maoïstes. Ces militants étaient des dissidents du parti au pouvoir au Bengale occidental, le CPI(M) (Parti communiste indien (marxiste), lequel était né d’un courant dissident du CPI (Parti communiste indien), le plus vieux parti politique indien, fondé en 1925. Dès le début du conflit idéologique entre le parti communiste soviétique et le parti communiste chinois, des communistes aux quatre coins du monde s’étaient rangés sur les positions chinoises et s’étaient proclamés maoïstes. Le double reproche principal des maoïstes aux tenants de l’orthodoxie moscovite était celui-ci : les Soviétiques s’étaient engagés dans la « coexistence pacifique » avec l’impérialisme US et encourageaient les communistes du Tiers monde à collaborer avec les régimes issus des indépendances, prônant la « voie pacifique au socialisme », par le biais de la participation aux processus électoraux et du renoncement à la lutte armée. Dès 1964, les sections du CPI (M) du district de Darjeeling, entrent en dissidence vis-à-vis de la direction de leur parti, qui est au pouvoir à Calcutta, et commencent à organiser un soulèvement armé. Leur chef est Charu Mazumdar, né en 1918. Il est en désaccord avec la ligne de « collaboration de classe » prônée par la direction du parti, qui ne fait qu’appliquer les directives de Moscou, qui soutient le régime indien contre la Chine maoïste.

Dans les 3 années pendant lesquelles ils préparent l’insurrection, les maoïstes, renforcés par des jeunes militants intellectuels d’origine bourgeoise venus de Calcutta et des villes, trouvent un terrain très favorable parmi les masses rurales déshéritées. Il faut dire que celles-ci vivent dans des conditions épouvantables, exploitées par les propriétaires fonciers et les usuriers, qui leur prennent entre la moitié et les trois quarts de leurs récoltes et les poussent à la famine. Les conditions pour une révolution maoïste semblent donc réunies aux yeux de Mazumdar et de ses camarades. Ceux-ci s’emploient donc à appliquer les principes de Mao : pour faire la révolution, il faut organiser une guerre populaire prolongée et encercler les villes à partir des campagnes. « Une étincelle peut mettre le feu à toute la plaine » : cette étincelle sera Naxalbari. Le projet de Mazumdar et de ses camarades était de faire du district de Darjeeling une nouvelle république de Yenan, cette zone libérée à partir de laquelle Mao avait lancé son armée paysanne à la conquête de la Chine. Leurs sources d’inspiration étaient à la fois nationales et étrangères : les soulèvements ruraux qui avaient éclaté dès le XVIIIème siècle dans toute l’Inde contre les occupants britanniques, la lutte armée menée par les communistes indiens dans le Telengana, dans le sud, à la fin des années 40, mais aussi la guerre menée par les communistes chinois, contre les occupants japonais d’abord puis contre le Kuomintang et enfin, bien sûr, la guerre alors menée par les Vietnamiens contre les envahisseurs US.

Les années 70

Suite à l’écrasement de l’insurrection de Naxalbari, le feu se répand dans les autres États de l’Union : Andhra Pradesh et Kerala dans le sud, Bihar dans l’est, Uttar Pradesh et Pendjab dans le nord. En avril 1969, les maoïstes créent le Parti communiste indien (marxiste-léniniste). Des soulèvements ont lieu dan plusieurs États.

En 1972, coup dur pour les Naxalites : Charu Mazumdar est arrêté dans la clandestinité à Calcutta et meurt dans un commissariat de police au terme de 12 jours de tortures. Sa disparition handicapera fortement le mouvement naxalite, qui ne saura plus trouver un chef charismatique capable d’unifier tous les courants, groupes et tendances. Mais les affrontements continuent. En 1973, on compte 32 000 prisonniers politiques et sociaux qualifiés de naxalites dans les prisons indiennes, ce qui donne une petite idée de l’ampleur du mouvement de révolte qui agite les campagnes indiennes. Le 15 août 1974, 300 intellectuels du monde entier, parmi lesquels Noam Chomsky et Simone de Beauvoir, adressent une pétition à Indira Gandhi, dénonçant les violations massives des droits humains dans le traitement des naxalites. Amnesty international dénonce cette situation un mois plus tard. Indira Gandhi ne veut rien entendre. Le 26 juin 1975, elle décrète l’état d’urgence, qui impose la censure sur les informations concernant les protestations publiques. Mais après les élections de 1977, qui voient naître une coalition entre le Congrès d’Indira Gandhi (censé être de gauche) et des partis de droite, les naxalites sont libérés. Ils peuvent ainsi organiser des rencontres et des débats. Ils ne parviennent pas à se mettre d’accord sur la tactique à adopter pour la poursuite de la lutte révolutionnaire. Ils se divisent donc entre deux grands courants : ceux qui reprennent le chemin de la « voie pacifique au socialisme » et décident de rentrer à nouveau dans le jeu électoral et ceux qui décident de poursuivre la lutte armée. Des zones de guérilla apparaissent en Orissa, dans le Maharashtra, le Chhattisgarh, le Jharkhand, le Madhya Pradesh et l’Uttar Pradesh. Leur base principale sont les plus démunis : paysans évincés de leurs terres et de leurs maisons par des projets industriels, tribus auxquelles est nié l’accès à leurs ressources traditionnelles dans les forêts, harcelés en permanence par la police et les milices privées, et privés d’équipements d’éducation et de santé dans des villages vastes et inaccessibles.

Où en sont les naxalites aujourd’hui ?


L’exemple de Chhattisgarh Le 15 août 2006, le Premier ministre Manmohan Singh, dans son discours pur la fête nationale, déclarait que deux dangers menaçaient l’Inde : le terrorisme et le naxalisme. Ceux que cette déclaration pourrait étonner doivent regarder les chiffres : on signalait en 2005 des « incidents » liés à des naxalites dans 170 des 602 districts de l’Inde et on avait relevé 1600 « incidents » entraînant la mort de 669 personnes. D’après des chercheurs de New Delhi, les naxalites auraient environ 40 000 cadres à plein temps et 9 à 10 000 combattants armés. Une partie d’entre eux font partie du Parti communiste indien (maoïste) (PCI(m)), créé en 2004. En août 2006, le magazine The Economist a publié un reportage sur l’État du Chhattisgarh, où il a visité, dans la forêt de Bastar, au sud de la capitale Raipur, un maquis tenu par le PCI(m) sous la direction de Ganesh Ueike , qui poursuit le combat « contre le féodalisme et l’impérialisme ». Ueike a expliqué à l’envoyé spécial du magazine que son groupe combat les projets du capital financier d’exploiter les richesses minérales de la forêt où il tient son maquis. Quelques heures avant la rencontre, plusieurs centaines de combattants avaient attaqué à Errabore un commissariat de police, une base paramilitaire et un camp de personnes déplacées, tuant plus de 30 personnes à la hache, ce que Ganesh Ueike, à en croire le reporter, appelle « des armes de basse technologie ». Cette bataille était la plus récente dans une longue guerre civile dans le district de Dantewada qui a provoqué 350 morts et le déplacement de 50 000 personnes dans des camps comme celui d’Errabore, dans cette région sous-développée à 9 heures de route de la capitale Raipur. Retranchés dans la forêt de Bastar, les naxalites contrôlent de fait un vaste territoire à cheval sur trois États, où une simple visite aux villages miséreux permet de tout comprendre. Ici, il y a bien une pompe à eau mais le puits est à sec. Il n’y a pas de routes, pas de canalisations, pas d’électricité ni de téléphone. Là, il y a bien un instituteur, mais pas d’école. Il fait donc la classe en plein air. On ne voit jamais aucun policier, aucun travailleur de santé, aucun fonctionnaire. Les trois quarts des 1220 villages de Dantewada sont habités par des tribus, 1,161 vllages n’ont aucune installation médicale, 214 n’ont pas d’école primaire. Le taux d’analphabétisme est de 29% pour les homes et de 14% pour les femmes. En revanche, la zone a une ligne de chemin de fer, destinée au transport du minerai de fer exploité de la mine de Bailadilla, située à l’orée de la forêt, dont les déchets colorent, à la saison des pluies, la rivière en orange, rendant son eau imbuvable. Les naxalites comblent donc un vide. Leurs comités gèrent les affaires des villages et apportent un soutien logistique aux combattants de la forêt. Ces derniers, issus principalement des groupes tribaux, combattent non seulement la police et les six bataillons paramilitaires déployés dans le district, mais leurs propres voisins.


Combattants naxalites

La guerre contre-insurrectionnelle

C’est que, comme en Colombie et ailleurs, les classes dominantes répondent à la guerre révolutionnaire par la guerre contre-insurrectionnelle. Le principe de base de cette guerre spéciale, c’est qu’il faut couper le « poisson de l’eau » (selon Mao Tsé Toung : « La guérilla est le poisson, et le peuple est l’eau »). En 2005 est donc né Salwa Judum, “Chasseurs de paix”, une force paramilitaire de 5000 hommes qui font la chasse aux guérilleros et poussent la population locale à fuir leurs villages et à regagner des camps de regroupement, où elle est plus facile à contrôler et est empêchée de venir en aide aux guérilleros. Cette force paramilitaire est née d’une initiative “spontanée” de cueilleurs de feuilles de tendu patta, cette plante utilisée pour confectionner les bidis, les cigarettes roulées à la main, auxquels les naxalites avaient interdit de les cueillir. Mais elle a vite été récupérée et organisée par les autorités locales, qui l’ont entraînée et armée. Résultat : cette milice, présentée comme « pacifique » par son idéologue en chef, leader local du parti du Congrès, accumule les meurtres, les viols, les intimidations et les extorsions. Une partie des habitants regroupés de force dans les camps de regroupement, sont en colère. Lorsque le ministre de l’Intérieur du gouvernement de l’État est venu rendre visite au camp d’Errabore le lendemain de l’attaque naxalite, il a été reçu à coups de pierre et les habitants ont refusé les offres de compensation financières. Le débat est donc intense entre les tenants de l’ordre sur la tactique à adopter face aux naxalites : guerre spéciale sous-traitée à des forces paramilitaires ou guerre contre-insurrectionnelle menée par les forces de sécurité officielles ? En attendant, on pratique apparemment un mixte des deux. 2 000 policiers ont suivi les cours de l’École de formation au contre-terrorisme et à la guerre dans la jungle, qui a ouvert ses portes en 2005 à Kanker. Le directeur, B.K. Ponwar, un brigadier de l’armée à la retraite –il était entré dans l’armée au moment de la guerre du Bengale en 1971 mais, dit-il, il a passé toute sa carrière à combattre les « terroristes » – veut enseigner aux policiers “à combattre la guérilla comme un guérillero”. Les policiers apprennent donc à descendre d’hélicoptère le long d’une corde, à truffer un mannequin de balles, à faire le parcours du combattant, à étudier les techniques de survie comme la « cuisine de jungle » (« Tout d’abord, attrapez un cobra… »). La sécurité étant du ressort de chaque État, il n’y a pas de politique nationale clairement définie sur la manière d’affronter les naxalites. Certains gouvernements d’États ont tenté d’engager des négociations, comme celui de l’Andhra Pradesh en 2004. Mais la tendance dominante semble bien être, en ces temps d’après le 11 septembre, d’intégrer la guerre contre le naxalisme dans la « guerre contre le terrorisme » lancée par Bush et à laquelle le gouvernement indien s’est rallié avec enthousiasme

Un impact durable

Laissons les mots de la fin à Sumanta Banerjee, auteur de India’s Simmering Revolution: The Naxalite Uprising Londres, 1984) et de Thema Book of Naxalite Poetry, Calcutta (1987) : « Mais même si le mouvement (naxalite) décline et est supprimé, son idéologie continuera à menacer les pouvoirs dominants indiens tant que ceux-ci ne mettront pas un terme à la pauvreté galopante et à l’oppression sociale qui écrasent les Indiens pauvres. Leurs conditions de vie pitoyables sont un terreau fertile pour le renouvellement du naxalisme. Ce qui est particulier au naxalisme, ce n’est pas l’occupation physique et le contrôle administratif de territoires par ses chefs et partisans, mais sa popularité durable parmi les ruraux économiquement appauvris et socialement opprimés. Force est de constater que Naxalbari était une ligne de partage dans l’histoire récente de l’Inde – dans plus d’un sens. Il a sensibilisé la société indienne aux efforts désespérés faits par les pauvres ruraux pour échapper aux conditions intolérables de l’oppression économique et de l’humiliation sociale. Il a servi de catalyseur au Bengale occidental (le lieu de naissance du mouvement) pour l’introduction de quelques réformes agraires limitées par le gouvernement du front de gauche de l’État. La plupart des tendances progressistes dans le militantisme social indien aujourd’hui (comme la croissance des organismes bénévoles travaillant parmi le sous-privilégiés et les dépossédés, ou le rôle des médias dans la dénonciation des atrocités contres les castes inférieures et les sans-terre, ou les actions de discrimination positive menées par des militants des droits humains en faveur de groupes sociaux dispersés) remontent indirectement aux questions soulevées par, ou associées au mouvement naxalite. Le naxalisme a laissé une empreinte indélébile sur la culture indienne moderne À part une riche moisson de poésies et de chansons composées par les participants et les sympathisants (à la fois urbains et ruraux), des travaux importants de fiction, de théâtre et des films ont été produits dans différentes langues indiennes, traitant directement du mouvement, ou l’ayant comme arrière-fond. Pour comprendre l’Inde d’aujourd’hui, il est essentiel d’écouter ces voix qui décrivent l’odyssée tortueuse d’un mouvement politique né des entrailles sanglantes des campagnes indiennes. » (Source : The Naxalite Movement in India).

Pour en savoir plus, visiter le blog http://naxalrevolution.blogspot.com  

Basta ! Journal de marche zapatiste, 27 mai 2007.

 

Fausto Giudici est rédacteur de Basta ! Son portrait est l’oeuvre de son camarade de combat Ben Heine. Tous deux sont, cela va sans dire, membres de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique. Cet article est en Copyleft pour tout usage non-commercial : elle est libre de reproduction, à condition d’en respecter l’intégrité et d’en mentionner source et auteur.

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