Tout aux enchères
La privatisation de la Banque du Caire suscite la colère
Privatisations. Celle projetée de la Banque du Caire suscite la colère, même au sein des libéraux. Cette vente dévoile la confusion de la politique gouvernementale et réduira la part de l’Etat dans le secteur bancaire.
C’était un jour de 1907. L’idée vient à ce jeune Talaat Harb. Il veut fonder une banque égyptienne. A cette époque, toutes les banques d’Egypte étaient étrangères ou dirigées par des étrangers. Le ministère des Travaux était dirigé par un Français, celui des Finances par un Britannique et les investissements étrangers représentaient 91 % de l’ensemble des activités dans le pays et paradoxalement la dette n’a cessé d’augmenter. Harb circule les villes et les villages plaidant pour sa nouvelle idée. L’ironie était souvent la seule réaction, au point que le conseiller britannique à l’époque, puisque l’Egypte était sous mandat britannique le convoque dans son bureau : « Pensez-vous que les Egyptiens seront capables de diriger une banque ? C’est la tâche des étrangers uniquement », lui dit-il avec sarcasme. Et c’est l’idée désormais véhiculée par le gouvernement. Talaat pacha Harb, père de l’économie égyptienne, réussit avec une persistance infatigable à fonder en 1920 la Banque Misr, la première vraie banque possédée par des actionnaires égyptiens et gérée par un personnel égyptien. Aujourd’hui, ce charme du nationalisme est un peu vieillot. La mémoire est rattrapée par le présent où le mot d’ordre est « privatisation ».
D’abord les usines, puis les entreprises et maintenant les grandes banques d’Etat. D’abord la Banque d’Alexandrie puis celle du Caire à la grande stupeur de tous. Par decrescendo, la quatrième banque nationale puis, huit mois plus tard, la troisième, toujours à un investisseur étranger ou comme il plaît au gouvernement Nazif de l’appeler « un investisseur stratégique ». Le Conseil des ministres a ainsi donné son feu vert à la prochaine vente de 80 % des parts de la Banque du Caire, dans le cadre dudit « plan de réforme du secteur bancaire ». 5 % reviendront aux employés de la banque et 15 % seront mises sur le marché boursier. C’est presque pareil à la privatisation de la Banque d’Alexandrie, qui a été vendue à l’italienne Sanpaolo IMI, contre 1,6 milliard de dollars. Celle-ci s’est déroulée presque dans le plus grand calme. Mais surprise, critiques, attaques et justifications se sont déchaînées lorsqu’il était question de cette banque qui porte le nom de la capitale.
De par son poids, son histoire peut- être, la Banque du Caire revêt de l’importance. Elle a été fondée en 1952, exactement deux mois avant la Révolution de Juillet. A ce moment, elle était une société anonyme appartenant à des investisseurs égyptiens et dotée d’un capital de 500 000 livres égyptiennes.
Elle a été marquée par la nationalisation du Canal de Suez en 1956. Avec la Banque Misr, elle finance l’achat de l’ensemble de la récolte du coton pour un montant de 2 millions de livres, au moment où les banques étrangères présentes en Egypte refusaient de financer l’importation des denrées élémentaires et d’acheter la récolte du coton aux paysans, mettant le pays au bout d’une catastrophe économique.
En ce jour, où l’on parle d’une « nouvelle catastrophe économique », qui sera engendrée par la vente de cette banque, il faut peut-être se référer aux conséquences les plus immédiates, celles en chiffres. Cette prochaine vente réduit à deux le nombre de banques publiques en Egypte : Banque Al-Ahli et Banque Misr, mais sans compter les six autres professionnelles ou spécialisées : commerciale, agricole, industrielle et immobilière.
Selon le président de la Banque Centrale, « la Banque du Caire représente 6 % de la part de l’Etat dans le secteur bancaire », mais avec sa vente ainsi que celle d’Alexandrie et d’autres banques nationales et privées ajoutées à la fusion d’autres, on fait passer la part des banques égyptiennes de 80 % à 50 % en moins de 3 ans, comme l’explique Mohamad Hégazi, professeur de finances à l’Université américaine. Dans un édito écrit au quotidien Nahdet Misr, il explique que cette part, est vouée encore à la baisse en raison de la compétitivité virulente avec les banques étrangères. Du coup, le capital étranger dominera le secteur bancaire comme à la veille de Juillet 1952 et c’est d’ailleurs le fond de cette campagne contre la vente de la banque (lire page 5). L’Ordre des avocats a ainsi ouvert un compte bancaire et annoncé un appel à la souscription. En gros, il demande aux Egyptiens de se présenter volontiers pour l’achat de la banque. Même le parti le plus libéral, le néo-Wafd et qui est traditionnellement en faveur de la privatisation, a lancé une campagne parallèle. Il appelle les Egyptiens à signer une pétition adressée au premier ministre l’exhortant à lancer les actions de la Banque du Caire à la souscription générale (lire page 5). Un mouvement inouï. Jamais les affaires de privatisation n’avait suscité une telle colère et une telle implication des différentes classes sociales et politiques.
La vente de la chaîne de grands magasins Omar Effendi avait, à vrai dire, soulevé une vive controverse, mais pour d’autres raisons. Les experts estimaient que le prix de cession était considérablement sous-évalué. Ces « galeries La Fayette cairotes » pour les classes moyennes se sont retrouvées finalement entre les mains de la saoudienne Anwal. L’affaire a fini par se calmer et Omar Effendi situé à la rue Talaat Harab change désormais de façade.
C’est peut-être l’effet surprise. Personne ne s’y attendait. Le gouvernement a véhiculé pendant des années la vente de la Banque d’Alexandrie. Les pressions de la Banque mondiale s’amplifiaient, mais les procédures étaient lentes. Experts et citoyens ont fini par l’accepter. L’histoire de la Banque du Caire ressemble pourtant à une tragédie, elle révèle au grand jour l’incertitude voire le manque d’un système cohérent au sein du gouvernement.
Sans trop s’attarder sur le principe même de la privatisation ni se lancer dans l’éternel débat sur sa nécessité dans ce pays, il semble qu’aucune structure, voire « aucun système clair » ne régit cette politique. « La privatisation doit être accompagnée de tout un système de lois et surtout de transparence », précise l’économiste et conseiller du Fonds monétaire arabe, Hazem Al-Beblawi. Manque de transparence ou confusion, les deux marquent la performance du gouvernement, au moins dans cette affaire.
L’indécision est maîtresse
Il y a deux ans, le premier ministre annonce la prochaine fusion de la Banque du Caire et de la Banque Misr. Le processus se poursuit pendant deux ans, puis le gouvernement affirme que cette fusion n’aura finalement pas lieu, il opte pour l’acquisition. La Banque Misr va s’accaparer celle du Caire. Les dettes de l’Etat envers cette dernière sont remboursées, soit 1,2 milliard des 12 milliards de déficit et selon les dits même du président de la Banque Centrale, la Banque Misr a remboursé 40 % des dettes du Caire. Le surplus du personnel est réglé à travers la politique de retraite anticipée, qui englobe plus de 50 % des 8 500 employés de la banque. Tout semblait aller bien donc. Mais subitement le gouvernement est venu annoncer la nouvelle suscitant le choc : la banque sera finalement vendue, car comme le dit le porte-parole du cabinet, « la nouvelle entité formée par les deux institutions n’aurait pas été aussi solide que prévu ». L’argument peine à convaincre. Les choses demeurent encore plus obscures d’autant plus que « le gouvernement veut que la vente ait lieu d’ici 6 mois, c’est-à-dire que les offres doivent être présentées dans 3 mois maximum. Qui des hommes d’affaires égyptiens serait en mesure d’assurer les fonds pour un tel marché en cette durée assez courte ? Seuls les étrangers en seront capables, en d’autres termes, le gouvernement veut volontairement écarter les Egyptiens », croit Beblawi.
Crainte de l’échec de l’administration égyptienne, dit-on. Parce que dans de nombreux domaines, on ne peut plus cacher que le secteur public a fait preuve d’incompétence majeure en matière d’administration.
La Banque du Caire avait accordé des prêts sans véritables garanties et sur ordre parfois de tel ou tel responsable, « parfois simplement suite à un coup de fil en provenance du bureau du premier ministre », écrit le journaliste Makram Mohamad Ahmad. Ce qui explique un peu pourquoi le gouvernement a préféré la vente à la poursuite en justice des hommes d’affaires insolvables qui doivent de l’argent à l’établissement. Le seul point positif dans cette vente, selon Makram, est qu’elle mettra fin à cette ingérence de l’Etat et des hauts responsables dans le système bancaire, puisqu’ils ne pourront pas influencer « l’investisseur stratégique », le futur propriétaire de la banque.
Désormais, le débat dépasse celui d’experts économiques sur l’efficacité de telle ou telle mesure, il devient politique et national. Brader les biens nationaux, telle est l’accusation lancée contre le projet. Le gouvernement, lui, rétorque à ces critiques en qualifiant leurs auteurs d’appartenir à une époque révolue et d’oublier que la mondialisation est devenue la règle. L’Egypte ressemble beaucoup à celle d’il y a cent ans lorsque Talaat Harb a lancé son initiative.