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Tropisme(s)
Par Jean-Emannuel Ducoin
Mondialisation.ca, 09 novembre 2009
L'Humanité 7 novembre 2009
Url de l'article:
https://www.mondialisation.ca/tropisme-s/15989

Siècle. Combien de murs se cachent derrière un mur qui tombe ? Prémices. Quand s’achève vraiment un siècle – et quand et pourquoi peut-on dire qu’un autre a réellement débuté ? Axiome. N’est-ce qu’une affaire de dates, ou, plutôt, de temporalité, autrement dit, cet instant étrange qui survient sans prévenir où une époque s’efface irrémédiablement derrière une autre ? Avec la mort de Claude Lévi-Strauss, anthropologue et père du structuralisme, dont les Tristes Tropiques, parus en 1955, laissèrent des générations entières de lecteurs confondus d’engouement, l’affi rmation selon laquelle l’une des dernières grandes pages du XXe vient de se tourner sous nos yeux embués n’a rien de farfelu. Depuis la mort de Jacques Derrida, en 2004, Lévi-Strauss était considéré – que certains n’en prennent pas ombrage – comme le « dernier géant de la pensée française ». Il fallait voir dans cette affi rmation sincère autant le gage du travail consenti en son ampleur (l’ambition des projets rapportée au nombre des années) que l’oeuvre elle-même, insoumise et libre de tout temps, digne en tous les cas des grandes révolutions intellectuelles capables de bouleverser une partie des champs de l’analyse critique connus ou explorés, de l’anthropologie à l’historiographie, en passant bien sûr par la philosophie ou la linguistique, etc. En ce sens, le legs de cet homme-pivot en dit moins de lui que de nous, et dresse devant nos pas une feuille de route, une assignation, dont le but serait au moins de poursuivre l’oeuvre de re-questionnements dont il fut l’un des maîtres incontestés : avec lui et grâce à lui, nous comprenons mieux que les phénomènes socioculturels ne pouvaient plus être analysés uniquement que par les choix individuels, mais qu’ils étaient aussi (le marxiste se régale) les conséquences d’obligations collectives. Vertige de l’intellectuel. Syndrome français.

Caste. À ce propos. La mort d’un « géant » nous invite toujours à cette interrogation légitime, peut-être plus que jamais ressentie par tous en ces temps de brouillages idéologiques : que sont les intellectuels devenus ? Voilà quelques années, nous nous demandions, légitimement d’ailleurs, si le fossé entre les quelques intellectuels français médiacratiques (dix ? vingt ?), qui forment une sorte de haut conseil de la pensée dominante, et la majorité des Français se résorbait ou au contraire s’il s’agrandissait à mesure que l’incompréhension de l’état du monde se transformait en une donnée partagée par tous et plus seulement par le « bas peuple ».

Courage. Rares, en effet, furent, ces dernières années, les intellectuels capables d’authentiques faits d’armes. Rappelons-nous du « cas » Régis Debray qui, pour avoir eu le courage de « mal penser » lors de la guerre du Kosovo, fut mis en quarantaine (un temps) par l’intelligentsia parisienne. Nous eûmes par la suite la cohorte des thuriféraires du bushisme ambiant, serviles accompagnateurs de toutes les campagnes de civilisation, le Bien contre le Mal, qui, en Irak comme ailleurs, se vautrèrent dans le ridicule. Une raison comme une autre de redire que nous ne supportons plus les apparitions méthodiques des intellectuels de la caste séparée, les Glucksmann, BHL, Finkielkraut ou Bruckner (liste non exhaustive), que la médiacratie dominante ne critique plus sur le fond des oeuvres mais reçoit avec tranquillité, en tous lieux et en toutes circonstances, comme des produits d’appel, des valeurs sûres de l’Audimat déphasé pour lesquels, allégeance commune, seuls comptent la posture et le temps d’antenne occupé.

Mobiliser. Il n’y a pas de hasard. Pour avoir vu de près certaines de ses tentatives, Jacques Derrida en personne, à la fi n des années quatre-vingt-dix, avait ressenti ce besoin de « reprendre la main », d’être plus présent en utilisant, même très modestement, les moyens de l’époque télévisuelle (Régis Debray l’accompagna dans un mano a mano historique, visionnez cette émission de toute urgence sur Internet). Quelle était l’intention ? Éviter que ne se perpétue un vide créé par le trop-plein de vide, précisément ? Retrouver le pouvoir déchu de mobiliser des idées, fonction alors largement désactivée, en une époque toujours rugissante où l’on nous rabâche sur tous les tons qu’il n’y a plus de « sens de l’histoire », plus « d’horizon » à atteindre ou à dépasser, et surtout plus « aucun moyen » pour tenter d’y parvenir ? À sa manière, telle une introspection intime, Derrida nous mettait en garde contre cette forme de démission collective liée à la croyance imposée qui présuppose que le processus social fonctionne de façon quasi automatique et que, surtout, il convient de ne pas s’en mêler, donc d’adhérer au même schéma de renoncement. La tentation est connue : essayer de défricher le monde par petits bouts sans possibilité de délivrer un message global. Comme si penser la totalité devenait impossible. Engagement et doutes peuvent aller de pair, nous a enseigné Lévi-Strauss. Quelque chose s’est dérobé sous nos pieds… Heureusement que les Debray, Badiou, Todd, Rancière, Nancy, Sève, Latour, Michéa, Surya (liste elle aussi non exhaustive) sont toujours là pour sauver l’honneur. Et souvent plus encore.

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