Tunisie : pourquoi Mbazzaa a remplacé Ghannouchi

Trois Présidents en moins de 24h : du jamais vu de mémoire de Tunisien. Et pour cause : jusqu’au 14/01/2011, la Tunisie n’avait connu que deux Présidents : Bourguiba « le père de l’indépendance » et Ben Ali. La fuite de celui qui se fesait appeler « le patron des patrons » aura permis d’accélerer les choses.

Moins de 2 heures après que Ben Ali eut décrété l’Etat d’urgence, dissout le gouvernement et annoncé des élections législatives anticipées, celui qui n’était plus qu’un « ex-premier ministre » apparaissait à la télévision nationale pour y déclarer être le nouveau Président par intérim de la Tunisie en vertu de l’article 56 de la constitution.

Si cette apparition télévisuelle avait le mérite d’acter la fuite de Ben Ali et était en soit une première victoire pour les démocrates et les partisans de la révolution des jasmins, la solution Mohamed El Ghanouchi ne pouvait être satisfaisante.

Le doute était en effet permis sur les conditions d’application de l’article 56.

Les interrogations :

Pourquoi Ghanouchi seait-il Président? Le gouvernement n’avait-il pas été dissout dans l’après-midi? Si oui, Ghanouchi n’était plus Premier Ministre et ne pouvait donc invoquer l’article 56.

A supposer que Ghanouchi avait été reconfirmé, Ben Ali avait-il eu le temps de signer le décret de délégation de ses attributions avant de fuir le pays ou était-ce un « coup d’Etat déguisé » que fesait Ghanouchi ?

Si Ben Ali avait signé le décret, Ghanouchi ne serait-il pas « l’homme du Président », celui qui permettrait au système de survivre et de perdurer ? Dans ce cas-là comment mettre fin à la protesta ?

De plus quant bien même Ghanouchi avait été désigné, quel gouvernement présidera-t-il, celui « dissout » essentiellement pro-Ben Ali (thèse du système qui perdure) ou un nouveau (thèse du coup d’état déguisé) ?

En outre, une lecture attentive de l’article 56 nous apprend que cet article ne permet pas au gouvernement de dissoudre l’assemblée : comment donc tenir la promesse faite par Ben Ali au peuple d’organiser des élections législatives dans les 6 mois?

Surtout, l’article 56 de la constitution tunisienne évoque un empêchement provisoire du Président (maladie, pèlerinage…), la porte restait donc ouverte à un retour de Ben Ali?

Article 56. – En cas d’empêchement provisoire, le Président de la République peut déléguer par décret ses attributions au Premier ministre à l’exclusion du pouvoir de dissolution de la chambre de députés. Au cours de l’empêchement provisoire du Président de la république, le gouvernement, même s’il est l’objet d’une motion de censure, reste en place jusqu’à la fin de cet empêchement. Le Président de la République informe le président de la chambre des députés de la délégation provisoire de ses pouvoirs.

La solution Foued Mbazzaa

La décision du Conseil Constitutionnel tunisien de reconnaître le départ définitif de Ben Ali et d’invoquer l’article 57 de la constitution au lendemain de l’intervention télévisée du premier ministre a eu l’avantage de mettre fin aux interrogations soulevées aussi bien par la population que par les constitutionalistes et les juristes.

Elle permet en premier lieu d’entériner le départ du président sortant : quoiqu’il arrive, il ne pourra plus revenir.

Elle autorise aussi l’organisation d’élections législatives et présidentielles dans un délai raisonnable (2 mois maximum), délais qui répond aux attentes de la population.

L’âge du Président de la chambre des députés (78 ans) et sa maladie connue de tous, met aussi les membres du Conseil Constitutionnel à l’abri d’une confiscation du pouvoir par le nouveau Président d’autant qu’en vertu de la constitution, il ne pourra lui-même présenter sa candidature à la Présidence de la République lors des élections qu’il doit organiser.

La réunion subite des « sages » tunisiens s’expliquent par l’application de la constitution elle-même. En effet, l’article 57 leur impose de se réunir immédiatement « en cas de vacance de la Présidence de la République pour cause de décès, de démission ou d’empêchement absolu ». Si la démission de Ben Ali n’a pu être confirmée, l’empêchement absolu a pu l’être facilement : comment gouverner un pays lorsqu’on est en fuite?

Enfin, placer Mbazzaa à la tête de l’Etat, c’est aussi écarter Ghanouchi et offrir à la Tunisie un nouveau gouvernement; donc en finir avec les vestiges du « Benalisme », de quoi écrire une nouvelle page de l’histoire du pays .

Article 57. – En cas de vacance du Président de la République pour cause de décès, de démission ou d’empêchement absolu, le Conseil constitutionnel se réunit immédiatement et constate la vacance définitive à la majorité absolue de ses membres. Il adresse une déclaration à ce sujet au président de la Chambre des conseillers et au président de la Chambre des députés qui est immédiatement investi des fonctions de la Présidence de l’Etat par intérim, pour une période variant entre quarante cinq jours au moins et soixante jours au plus. Si la vacance définitive coïncide avec la dissolution de la Chambre des députés, le président de la Chambre des conseillers est investi des fonctions de la Présidence de l’Etat par intérim et pour la même période. Le président de la République par intérim prête le serment constitutionnel devant la Chambre des députés et la Chambre des conseillers réunis en séance commune et, le cas échéant, devant les deux bureaux des deux Chambres. Si la vacance définitive coïncide avec la dissolution de la Chambre des députés, le Président de la République par intérim prête le serment constitutionnel devant la Chambre des conseillers et, le cas échéant, devant son bureau. Le Président de la République par intérim ne peut présenter sa candidature à la Présidence de la République même en cas de démission. Le Président de la République par intérim exerce les attributions dévolues au Président de la République sans, toutefois, pouvoir recourir au référendum, démettre le gouvernement, dissoudre la chambre des députés ou prendre les mesures exceptionnelles prévues par l’article 46.Il ne peut être procédé, au cours de la période de la présidence par intérim, ni à la modification de la constitution ni à la présentation d’une motion de censure contre le Gouvernement.Durant cette même période des élections présidentielles sont organisées pour élire un nouveau Président de la République pour un mandat de cinq ans.Le nouveau Président de la République peut dissoudre la chambre des députés et organiser des élections législatives anticipées conformément aux dispositions du deuxième alinéa de l’article 63.23

Lakhdar Houamel est politologue et juriste, diplomé des universités de Bordeaux et Grenoble et de l’académie internationale de droit constitutionnel dont le siège est à Tunis.

 



Articles Par : Lakhdar Houamel

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