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TUNISIE : Washington et les puissances européennes ne se préoccupent guère de démocratie et de droits humains
Par Kumaran Ira
Mondialisation.ca, 17 novembre 2011
wsws.org 17 novembre 2011
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Après les élections du 23 octobre pour l’Assemblée constituante tunisienne, des grèves ont éclaté dans de nombreux secteurs, notamment chez les travailleurs des aéroports, de la poste et du pétrole, contre les bas salaires et les conditions de travail. Ces grèves soulignent l’opposition de la population à l’ensemble de l’establishment politique qui n’a toujours pas réussi à former un gouvernement fondé sur les élections.

Le scrutin du 23 octobre a donné un plus grand nombre de sièges au parti droitier islamiste Ennahda à l’Assemblée constituant qui compte 217 membres. L’Assemblée constituante a pour tâche de rédiger une nouvelle constitution et de nommer un gouvernement d’intérim.

Selon le résultat final de l’élection, publié il y a quelques jours, Ennahda a obtenu 89 sièges; les partis dits de centre-gauche tels Congrès pour la République (CPR) et Ettakatol ont obtenu respectivement 29 et 20 sièges. Le Parti Pétition populaire en a obtenu 26, le Parti démocratique progressiste 17 et le Pole démocratique et moderniste 5. On s’attend à ce que Ennahda, qui était interdit sous le régime de Ben Ali destitué, forme un gouvernement de coalition avec le CPR et Ettakatol, étant donné qu’il ne dispose pas de la majorité à l’Assemblée.

L’élection a suscité un enthousiasme relativement limité et par moments l’hostilité déclarée des masses; la participation n’était que de la moitié de l’ensemble des 7,5 millions d’électeurs éligibles. Avant les élections, de nombreux travailleurs avaient exprimé leur méfiance à l’égard des partis politiques, disant qu’aucun ne répondait à leurs revendications sociales et reconnaissant que la révolution du 14 janvier, qui avait chassé le dictateur Zine El Abidine soutenu par l’Occident, n’avait toujours résolu aucun de leurs problèmes fondamentaux.

De plus, après les élections, les travailleurs ont riposté par une vague de grèves. Les employés de la poste se sont mis en grève du 23 au 27 octobre, demandant des promotions, des augmentations et l’embauche de personnel.

Les travailleurs de l’usine tunisienne de la compagnie pétrolière ENI ont fait grève trois jours le 31 octobre. Ils protestaient contre le refus de la compagnie d’accorder des contrats à durée indéterminée et d’insister pour imposer des contrats à durée déterminée, allant de deux jours à 14 ans, quels que soient l’investissement personnel et l’ancienneté des travailleurs. Les travailleurs de Société frigorifique et Brasserie de Tunis (SFBT) ont aussi fait grève pour protester contre les mauvaises conditions de travail.

La victoire d’Ennahda, qui n’a pas joué un rôle significatif durant les luttes révolutionnaires de janvier, n’est pas le reflet d’un soutien populaire profond, mais reflète plutôt l’absence de toute organisation exprimant les intérêts de la classe ouvrière.

Les partis bourgeois de « centre-gauche » tels le Parti démocrate progressiste (PDP) et le mouvement stalinien Ettajdid, ainsi que des partis petits-bourgeois tel le Parti communiste tunisien maoïste (PCOT) de Hamma Hammami, sont profondément discrédités. De concert avec la bureaucratie syndicale, ces partis ont promu la commission pour la réforme, lancée par des éléments restant du régime Ben Ali, et qui a organisé les élections pour l’Assemblée constituante. Le but de cette manoeuvre était de stopper les incessantes manifestations de masse après la chute de Ben Ali et ainsi de stabiliser le régime capitaliste.

A la suite de la révolution, le gouvernement d’intérim et la commission sont immédiatement devenus impopulaires comme le régime faisait usage de répression brutale contre les manifestants et  menaçait les travailleurs grévistes de nombreux secteurs de l’industrie tunisienne (voir: La Commission tunisienne sur la Réforme défend le régime capitaliste.)

Après la publication des résultats, un communiqué d’Ennahda disait: « Nous insistons une fois de plus pour dire que nous souhaitons coopérer avec tous les partis sans aucune exclusion. Nous sommes ouverts à tous les partis politiques dans l’Assemblée et en dehors, ainsi que les organismes de la société civile tel le grand syndicat tunisien et d’autres syndicats. »

C’est un signal lancé à la bureaucratie syndicale et aux partis de « gauche » disant que leurs services sont encore requis pour étouffer l’opposition de la classes ouvrière. L’UGTT (Union Générale Tunisienne du Travail), principal syndicat tunisien, soutien de longue date du régime de Ben Ali qui avait participé à l’application de sa politique de réforme libérale, a déclaré son soutien à un gouvernement conduit par Ennahda. L’UGTT avait aussi refusé d’organiser des grèves quand des protestations de masse avaient émergé contre le régime Ben Ali en décembre 2010.

Le porte-parole d’UGTT Abid Briki a déclaré qu’il était « prêt à coopérer avec tout gouvernement issu de l’Assemblé constituante. » Il a aussi minimisé l’actuelle vague de grèves, prétendant que « c’est rien du tout par rapport à ce qu’il y avait même sous Ben Ali. »

Ce retard à former un gouvernement reflète les craintes existant au sein de l’establishment politique par rapport aux luttes de la classe ouvrière, et des inquiétudes plus larges des gouvernements impérialistes occidentaux quant à savoir si Ennahda sera un défenseur fiable de leurs intérêts dans la région.

L’impérialisme occidental a souvent toléré les groupes islamistes comme forces d’opposition droitières loyales, y compris les religieux iraniens sous le Shah d’Iran, soutenu par les Etats-Unis, dans les années 1950 et 1960, ou plus récemment les Frères musulmans sous le régime de Moubarak en Egypte. Particulièrement dans une situation où les Etats-Unis déclarent mener une « guerre contre le terrorisme » contre les groupes islamistes, il y a cependant des inquiétudes parmi les cercles impérialistes sur le bien fondé de laisser venir au pouvoir un régime islamiste. Comme des sections des partis de centre-gauche tels le CPR et Ettakatol rejoignent le gouvernement d’intérim, l’opposition représentée par le PDP, Ettajdid et le PCOT, ne se fonde pas sur un rejet de principe de la politique réactionnaire d’Ennahda, et encore moins sur une défense des intérêts de la classe ouvrière. En fait, durant l’ère Ben Ali, le PDP, le PCOT et les forces islamistes travaillaient ensemble à l’intérieur de la Coalition du 18 octobre.

La principale préoccupation de ces partis soi-disant « d’opposition » est de conserver le soutien de l’impérialisme. Si Ennahda ne gardait pas le soutien des puissances impérialistes, ils seraient, eux, prêts à prendre le pouvoir et à aider à appliquer la politique exigée par l’impérialisme.

Ennahda est ses alliés de la coalition ont clairement laissé entendre qu’ils poursuivraient la politique de libre marché de Ben Ali contre la classe ouvrière, dans l’intérêt des hommes d’affaire tunisiens et du capital international.

Le 1er novembre, le secrétaire général d’Ennahda, Hamadi Jebali, susceptible de devenir premier ministre du prochain gouvernement de transition, a rencontré la fédération patronale tunisienne UTICA. Il a essayé de rassurer les hommes d’affaire et les investisseurs en disant: « Ennahda considère les hommes d’affaire comme étant des partenaires dans la prise de décision et dans tous les dossiers économiques et sociaux. »

Les puissances impérialistes font pression pour un gouvernement de coalition comprenant Ennahda et les partis de « centre-gauche » tels le CPR et Ettakatol. La porte-parole du Département d’Etat américain Victoria Nuland a appelé à la « construction d’une coalition. »

Lorsqu’on lui a demandé si les Etats-Unis s’inquiétaient de la montée de partis islamistes au Moyen-Orient après la victoire d’Ennahda, Nuland a dit que Washington ne jugerait pas les partis politiques tunisiens « par leur nom. Nous allons les juger à leurs actes… Ce qu’ils ont besoin de faire c’est soutenir les droits humains universels, soutenir les principes démocratiques, soutenir l’égalité des chances pour tous les citoyens, y compris les femmes, soutenir la tolérance, la diversité, l’unité. Donc c’est sur cette base que nous allons juger tous ces groupes à l’avenir. »

En fait Washington et les puissances européennes ne se préoccupent guère plus de démocratie et de droits humains aujourd’hui que lorsqu’ils soutenaient la dictature de Ben Ali. Leur principale préoccupation est de savoir si Ennahda va adhérer à la politique dictée par l’impérialisme américain et les autres puissances occidentales.

Ramzy Baroud, rédacteur du Palestine Chronicle.com a fait remarquer: « Pour calmer leurs craintes d’une résurgence islamique, les membres de partis dirigeants semblent adresser leur message à des gens de l’extérieur (les Etats-unis et les puissances occidentales) plutôt qu’aux Tunisiens eux-mêmes. »

Il poursuit: « Jebali, tout comme le dirigeant du parti, Rachid Ghannouchi, comprend bien le danger qu’il y aurait à voir Ennahda mis sur une liste noire par les alliés occidentaux mécontents, dont la conduite antérieure dans la région a consisté à ostraciser toute entité politique osant défier leurs intérêts. L’Union européenne a bien accueilli le résultat des élections mais bien sûr sa position subtile est un ‘attendons de voir.’ C’est la performance d’Ennahda qui déterminera certainement sa capacité à surmonter cette période difficile, bien qu’implicitement probatoire, conçue par les alliés occidentaux dans ces situations. »

Bien qu’Ennahda cherche à donner des garanties aux puissances impérialistes, ajoute-t-il, « L’évaluation par l’Occident de l’avenir de la Tunisie sous un gouvernement conduit par les islamistes n’a en fait pas grand chose à voir avec les bikinis ou l’alcool. La question est entièrement politique… Maintenant que Ennahda a remporté les élections en Tunisie, et qu’on s’attend à ce que les Frères musulmans en Egypte obtiennent un score substantiel aux premières élections post-révolutionnaires de l’Egypte en novembre, le débat fait rage concernant la nouvelle carte politique de la région. »

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