UE – Énergie, finance, agriculture…: quand les « lobbys bruxellois » sont français
La dénonciation de l’influence excessive des lobbys économiques à Bruxelles est presque devenue une tarte à la crème. Dirigeants politiques et économiques savent en jouer pour rejeter la responsabilité de mesures impopulaires sur l’Union européenne. Pourtant, le lobbying qui s’exerce auprès des institutions communautaires est aussi le fait d’intérêts français, à commencer par ceux des grandes entreprises hexagonales, particulièrement dans des secteurs comme l’énergie, la finance, l’agriculture ou encore l’armement. Enquête sur ces lobbys français qui contribuent à dévoyer l’Europe.
Elle voudrait reconduire l’autorisation du glyphosate, substance herbicide commercialisée par Monsanto, malgré ses conséquences néfastes pour la santé et l’environnement. Elle n’a rien fait, ou presque, pour mettre un frein à la spéculation et au pouvoir des marchés suite à la crise financière globale, tandis que les grandes banques du continent ont bénéficié d’un plan de sauvetage massif, poursuivi aujourd’hui à travers les facilités de crédit offertes par la Banque centrale européenne. Elle est restée timide, voire passive, en matière de lutte contre l’optimisation fiscale ou contre le travail détaché. Elle nous impose des réformes structurelles et des accords de libre-échange, comme aujourd’hui le Ceta, qui placent les intérêts des multinationales au-dessus des normes sociales ou environnementales de base. « Elle », vous l’aurez reconnue, c’est l’Union européenne.
On dénonce volontiers en France, de tous les côtés de l’échiquier politique, l’influence démesurée des lobbys et des intérêts économiques à Bruxelles et à Strasbourg, dans les couloirs de la Commission et du Parlement. Non sans raison. On évalue à environ 25 000 le nombre de lobbyistes actifs à Bruxelles, et le budget total dépensé pour influencer les institutions européennes s’approcherait chaque année de 1,5 milliard d’euros. Depuis vingt ans, l’organisation bruxelloise Corporate Europe Observatory s’est fait une spécialité de suivre à la trace et contester le pouvoir excessif des intérêts économiques dans les processus de prise de décision européens. Son guide Lobby Planet Bruxelles. Petit guide de la lobbycratie bruxelloise, dont la version française est publiée aujourd’hui en partenariat avec l’Observatoire des multinationales (à télécharger ici), offre un tableau d’ensemble des principaux acteurs et des principaux enjeux du lobbying bruxellois. Qui confirme, de dossier en dossier, le poids de plus en plus massif des intérêts économiques organisés dans la marche de l’Union européenne.
Gros plan sur les lobbys français à Bruxelles
La complaisance supposée de la Commission européenne ou d’une partie des eurodéputés n’est pas seule en cause : les États membres et leurs gouvernements ont eux aussi une lourde part de responsabilité dans cet état de choses. Car – on aurait tendance à l’oublier à écouter nos dirigeants – les intérêts défendus dans les couloirs des institutions communautaires sont avant tout ceux des différents pays européens et de « leurs » entreprises. Y compris en ce qui concerne la France. Certains savent très bien en jouer, en tenant des discours différents à Paris et à Bruxelles, ou en rejetant sur les institutions européennes la responsabilité de politiques qu’ils soutiennent de fait, voire qu’ils ont eux-mêmes inspirées.
Alors qui sont les principaux lobbys « français » actifs à Bruxelles, et quels intérêts représentent-ils effectivement ? Pour fournir un premier élément de réponse, nous avons mené l’enquête en épluchant les données du « registre des représentants d’intérêts » mis en place par la Commission européenne. Quiconque exerce une activité de lobbying, de relations publiques ou de plaidoyer auprès des institutions européennes – qu’il s’agisse d’une entreprise, d’une ONG, d’un syndicat, d’une collectivité locale ou d’un organisme public – est censé y déclarer tous les ans ses dépenses de lobbying, entre autres informations. Nous avons aussi épluché les agendas des commissaires européens et de leurs proches conseillers. Ce sont les deux principales sources d’information pour qui veut avoir un aperçu du lobbying dans les capitales européennes. Limitées et partielles [1], elles apportent néanmoins des informations qui font encore défaut en France [2].
Un lobbying dominé par les grands acteurs économiques
Le registre des représentants d’intérêts de l’Union européenne compte actuellement un peu plus de 11 000 entrées [3] Un peu plus d’un millier sont basées en France, qui figure dans le quatuor de tête européen avec la Belgique, siège de nombre de lobbies européens pas forcément belges, le Royaume Uni (1174 lobbies enregistrés) et l’Allemagne (1422).
Pour notre enquête, nous avons sélectionné un échantillon de 262 « représentants d’intérêts » français qui déclaraient plus de 100 000 euros de dépenses annuelles de lobbying à Bruxelles, ou avaient eu au moins trois rendez-vous de lobbying à la Commission depuis fin 2014, ou au moins deux « accréditations » de lobbyistes au Parlement européen [4]. Collectivement, ces structures ont dépensé au moins 72 millions d’euros de lobbying l’année écoulée, selon les chiffres les plus prudents. Si nos calculs s’étaient basés sur les tranches maximales des dépenses déclarées, la somme serait autour de 120 millions. Ces 262 structures déclarent employer 809 lobbyistes à Bruxelles, et on obtenu en tout 1153 rendez-vous avec les commissaires européens ou leurs cabinets depuis novembre 2014. Environ un tous les jours.
Premier constat : le classement est largement dominé par les multinationales et leurs associations professionnelles. Parmi les 20 organisations qui déclarent le plus de dépenses de lobbying (voir tableau ci-dessus), on trouve ainsi 11 entreprises, 6 associations patronales ou industrielles, 2 représentants de collectivités territoriales et 1 think tank [5]. Sur les 265 organisations de notre échantillon, on ne compte que 4 organisations syndicales, et 17 organisations relevant de la « société civile » (hors think tanks), allant de la Croix-rouge française à la Fédération française d’équitation en passant par l’UFC Que choisir et le Grand Orient de France. Syndicats et société civile ne comptent que pour 6% des lobbyistes de notre échantillon (50), et environ 3,3% des dépenses totales déclarées (2,385 millions d’euros). Même conclusion en ce qui concerne les rendez-vous avec les échelons supérieurs de la Commission européenne : les organisations de la société civile en comptent 17 à elles toutes, les organisations syndicales 3, contre 107 pour Airbus, 58 pour Orange, 41 pour Engie et Arcelor Mittal, 36 pour la Fédération bancaire française, 33 pour le Cercle de l’Industrie, 31 pour EDF, 26 pour Schneider Electric et BNP Paribas. Comuto SA, l’entreprise derrière Blablacar, et Breiz Europe, représentant le secteur agricole breton, comptabilisent chacun plus de rendez-vous que toute la société civile et tous les syndicats réunis !
Une image lacunaire
Certes, ces chiffres ne donnent qu’une image très partielle du lobbying des acteurs français à Bruxelles, puisque ceux-ci disposent également de relais européens. Le patronat a BusinessEurope, pendant européen du Medef ; chaque entreprise a sa fédération sectorielle européenne ; les grandes ONG comme Greenpeace ont leur bureau européen ; et les syndicats ont la Confédération européenne des syndicats. On retrouve néanmoins à ce niveau une même disproportion de moyens entre les catégories d’acteurs, encore aggravée par le fait que les entreprises n’agissent jamais seules. Total, par exemple, fera du lobbying en son nom propre, mais aussi via des associations sectorielles comme le Cefic, GasNaturally, l’IOGP (International Association of Oil & Gas Producers) et quelques autres, via les organisations patronales françaises et européennes (Medef, BusinessEurope, Cercle de l’industrie, Afep), via des cabinets d’avocats, de relations publiques et de lobbying comme Fleishman-Hillard, ou encore via des think tanks comme le Centre for European Policy Studies. ONG et syndicats ne font pas le poids.
En outre, le registre de la Commission est notoirement lacunaire. Certaines multinationales, certaines catégories de lobbyistes, certains groupes d’intérêt dont les activités d’influence sont patentes en restent absents. Parmi les entreprises du CAC40, Accor, Essilor, Klépierre, Legrand, Publicis, Unibail-Rodamco ou encore Valeo n’y figurent pas. Même quand elles y sont présentes, les données fournies par les firmes semblent souvent peu fiables. Certaines affichent des dépenses ridiculement basses, comme Carrefour qui déclare moins de 10 000 euros malgré 5 rendez-vous avec la Commission. D’autres voient leurs dépenses changer du tout au tout d’une année sur l’autre : Gemalto, par exemple, qui déclarait un million d’euros de dépenses de lobbying à Bruxelles en 2014, n’en déclare plus que 50 000 en 2015.
Principal sujet de lobbying français à Bruxelles : l’énergie
L’autre grand enseignement de notre recherche est que la présence des intérêts français à Bruxelles se concentre autour de quelques secteurs clés, comme l’agriculture, l’eau et les déchets, la finance ou encore le transport ferroviaire. Mais c’est sans conteste le secteur de l’énergie qui tient la corde. Les trois champions français du secteur, EDF, Engie et Total, occupent le podium de notre classement. Rien d’étonnant lorsque l’on sait que leurs affaires sont fortement tributaires de décisions prises à Bruxelles, en matière de lutte contre le changement climatique, mais aussi de normes pollution de l’air, de marchés de l’énergie ou de financement de grandes infrastructures énergétiques (lire notre récente enquête sur ce point).
Total, qui affichait entre 2,5 millions et 2,75 millions d’euros de frais de lobbying auprès des institutions européennes en 2015, a vu son budget baisser en 2016, à « seulement » 1,75 – 2 million(s). La firme pétrolière déclare 6 lobbyistes enregistrés, dont 4 ayant une accréditation au Parlement européen. Total a aussi eu 17 rendez-vous avec des représentants haut placés de la Commission européenne entre novembre 2014 et octobre 2017. Deux de ces rendez-vous ont même eu lieu directement avec le commissaire à l’énergie et au climat en personne, Miguel Arias Cañete, le 4 septembre 2015 et le 24 mai 2016. Une autre rencontre, le 30 octobre 2015, s’est faite avec le vice-président de la Commission en charge de l’Union de l’énergie, Maroš Šefčovič. Et pas moins de 7 avec Dominique Ristori, directeur général à l’Énergie de la Commission (français lui aussi). De quoi faire valoir les positions de Total au plus haut niveau.
En matière de rencontres au sommet, EDF et Engie (dont l’État français est actionnaire à 84% et 24% respectivement) font encore mieux. Depuis novembre 2014, EDF a eu 31 rendez-vous avec les échelons supérieurs de la Commission, dont une bonne moitié directement avec des commissaires. Pour Engie, ce chiffre se monte même à 41. Les deux firmes emploient toutes deux 11 lobbyistes à Bruxelles pour des dépenses de plus de deux millions d’euros par an. À quoi il faut ajouter les chiffres de leurs filiales en France (600 000 euros pour Enedis et 50 000 pour RTE côté EDF, 400 000 euros pour GRDF et 225 000 pour GRTgaz côté Engie) et à l’étranger : 300 000 euros pour Edison, la filiale italienne d’EDF, et 100 000 euros pour Tractebel, filiale belge d’Engie. D’autres acteurs – Areva, le Commissariat à l’énergie atomique, l’Association française du gaz, l’Union française de l’électricité – complètent cette présence massive du secteur français de l’énergie à Bruxelles.
La finance française, lobby global
Par comparaison, le lobbying des banques françaises à Bruxelles peut sembler moindre : BNP Paribas, 900 000 euros dépensés, 6 lobbyistes ; Banque-populaire-Caisses-d’Epargne, 900 000 euros, 7 lobbyistes ; Crédit agricole, 700 000 euros [6], 4 lobbyistes ; Société générale, 400 000 euros, 2,75 lobbyistes seulement. Mais le monde de la banque et de la finance française étend en fait son influence bien au-delà de ces quatre figures de proue. La BNP est d’ailleurs présente non seulement au nom du groupe, mais aussi à travers trois filiales, BNP Paribas Securities Services, BNP Paribas Cardif et BNP Paribas Personal Finance. En tout, c’est finalement 1,26 million d’euros de dépenses de lobbying que débourse la plus grande banque française.
De nombreuses associations professionnelles sont également là pour prendre le relais de la défense des intérêts des banques : la Fédération bancaire française (FBF), avec 900 000 euros de frais de lobbying en 2016, 5,5 lobbyistes et 36 rendez-vous avec la Commission, mais aussi l’Association française de gestion financière (700 000 euros, 3 lobbyistes, 5 rendez-vous avec la Commission), l’Association française des investisseurs institutionnels (500 000 euros, 4 lobbyistes), la Société française des analystes financiers, (180 000 euros, 1 lobbyiste), l’Association française des sociétés financières (110 000 euros, 1,25 lobbyiste, 2 rendez-vous), l’Association française des investisseurs pour la croissance, Paris Europlace, la Chambre nationale des conseils en investissements financiers, l’association française des professionnels des titres… Sans oublier le domaine voisin des assurances, avec Axa (600 000 euros, 2,25 lobbyistes et 6 rendez-vous avec la Commission), sa filiale Axa Investment Managers (50 000 euros, 1 lobbyiste, 3 rendez-vous), et la Fédération française des sociétés d’assurances (900 000 euros, 9 lobbyistes, 6 rendez-vous avec la Commission). En tout, le lobby français de la finance à Bruxelles pèse plus de 9,7 millions d’euros, avec 65 personnes à son service. Une belle force de frappe, qui lui permet de combattre pied à pied les efforts de régulation du secteur, y compris en s’opposant à certaines initiatives portées par le gouvernement français, comme la taxe sur les transactions financières. Par contraste, FinanceWatch, l’association européenne créée précisément pour contrebalancer l’influence du lobby financier au niveau de tout le continent, n’affiche qu’un budget de 600 000 euros.
L’Europe, fontaine aux subventions
Autre secteur français qui a de puissants intérêts à faire valoir au niveau européen, comme vient de le montrer une nouvelle fois la bataille autour de la réautorisation du glyphosate (lire notre enquête) : celui de l’agriculture, de l’alimentation et de la pêche. Il est représenté à Bruxelles à travers des dizaines d’associations professionnelles, entreprises et autres organismes. Pour comparaison, l’agriculture allemande a seulement une dizaine de représentants inscrits au registre. À première vue, avec 100 000 euros de dépenses de lobbying, le poids à Bruxelles de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), le plus grand groupement agricole de France, peut sembler modéré. Mais c’est sans compter, à nouveau, sur le poids de multiples associations professionnelles, ainsi que sur celui de la Copa-Cogeca, lobby européen des agriculteurs. L’ancien président de la FNSEA, Xavier Beulin, était également présent à Bruxelles via sa propre entreprise, le groupe Avril-Sofiprotéol, qui a déboursé trois fois plus que la FNSEA en lobbying en 2016, 300 000 euros. Il faut dire qu’il a dû mener une féroce bataille de lobbying à Bruxelles pour préserver la manne financière qu’il s’était assuré grâce aux règles européennes très laxistes sur les agrocarburants (lire notre article). Un constat qui vaut pour tout le secteur agricole hexagonal : la France est le premier pays bénéficiaire des aides de la Politique agricole commune (PAC), à hauteur de plus de neuf milliards d’euros par an.
Le lobbying des firmes françaises n’est donc pas uniquement lié aux normes et aux législations formulées au niveau européen. Il renvoie aussi à des intérêts matériels encore plus immédiats, car Bruxelles est aussi un pourvoyeur important de marchés publics ou de subventions. Les grandes multinationales françaises en ont presque toutes bénéficié, avec par exemple 5,2 millions de subventions pour EDF, 200 000 euros de subventions et 150 000 euros de marchés publics pour Total, 2,9 millions d’aides pour Orange, etc. La plupart ont d’ailleurs reçu davantage d’argent de Bruxelles qu’elles n’ont dépensé en lobbying.
Il est un secteur en particulier qui fait figure de grand bénéficiaire de fonds européens : celui de l’armement et de la sécurité. Les géants français Airbus, Safran, Thales et Dassault raflent des dizaines de millions d’euros dans le cadre du programme de financement de l’innovation et de la recherche Horizon 2020, qui contient un important volet consacré à la sécurité. Dassault aviation a ainsi obtenu 8 millions d’euros de subventions en 2016, et annonce moins de 10 000 euros de dépenses de lobbying à Bruxelles. Safran fait encore mieux : 16 millions de fonds européens obtenus en 2016 face à moins de 500 000 euros de dépenses de lobbying. Mais le grand gagnant dans cette catégorie est de loin Thales : à peine 2,5 lobbyistes, 300 000 euros de dépenses l’année dernière, mais 50 millions d’euros de subventions européennes, et quasiment dix fois plus en marchés publics obtenus auprès des institutions de l’UE (400 millions d’euros) ! Le durcissement de l’Europe forteresse fait le bonheur de certains…
Le gouvernement français parle-t-il d’une même voix à Paris et à Bruxelles ?
Ce tableau du lobbying français à Bruxelles serait incomplet s’il passait sous silence un dernier acteur au rôle essentiel : l’État français lui-même, à travers sa représentation permanente à Bruxelles. Les processus de prise de décision européens font intervenir trois acteurs : la Commission, le Parlement, et enfin le Conseil, où siègent les exécutifs nationaux. Si le registre de transparence mis en place pour les deux premières de ces instances permet de suivre –de manière imparfaite – le lobbying qui s’exerce sur elles, il n’en va pas de même au niveau du Conseil et des représentations nationales à Bruxelles, par où transitent la plupart des décisions. Pourtant, il est de notoriété publique que les États se font souvent les relais de leurs « champions nationaux » (lire notre article). Certaines multinationales peuvent même compter sur le soutien de plusieurs États à la fois : c’est ainsi que les gouvernements britanniques et polonais, il y a quelques années, ont intégré à leur délégation officielle chargée de fixer les normes de qualité de l’air des employés d’EDF, firme publique française qui exploite des centrales charbon dans ces deux pays [7] !
Mais il y a plus troublant encore : les représentants de la France à Bruxelles, y compris au Conseil européen, ne suivent pas toujours l’avis officiel du gouvernement français ! Ce dont témoigne Sylvain Laurens, sociologue qui s’est penché de près sur la mécanique du lobbying à Bruxelles dans son livre Les courtiers du capitalisme [8] : « Le responsable de la représentation permanente à Bruxelles m’a expliqué que sur 10% des dossiers, Paris disait une chose, mais que lui votait en un sens différent. Il y a au sein du Conseil une logique de jeu et de compromis avec les autres pays, qui fait que la France doit changer sa position. » On a eu un exemple de ces atermoiements avec les normes applicables aux nouveaux moteurs diesel : interrogée en 2016 par le Parlement européen pourquoi les délégués français avaient voté pour les rendre moins contraignantes, contrairement à ce qu’elle avait elle-même annoncé, la ministre de l’Environnement d’alors Ségolène Royal s’est contentée de leur répondre que ces fonctionnaires « sont intervenus sans instructions de la ministre qui est devant vous » [9]…
La France, pas douée pour le lobbying ?
Apparemment, la France et ses entreprises savent donc jouer aussi bien que les autres le jeu du lobbying à Bruxelles. Alors pourquoi cette impression récurrente de faiblesse par comparaison avec d’autres pays, ce sentiment de se voir imposer des politiques qui profitent avant tout aux autres ? Pour certains des lobbyistes françaises basés dans la capitale européenne (que nous avions rencontrés dans le cadre d’une enquête précédente), le problème est culturel. À les entendre, les firmes françaises ne comprennent pas toujours comment fonctionne le lobbying à Bruxelles, par différence avec les manières de faire parisiennes. Elles auraient encore tendance à viser exclusivement les relations personnelles entre leur PDG et tel Commissaire européen, au lieu de travailler aux échelons pertinents de la Commission. « L’influence à Bruxelles est une influence par le bas, alors que les Français ont la conviction que c’est une influence par le haut, souligne ainsi Daniel Guéguen, acteur du lobbying à Bruxelles depuis quarante ans. Un avis partagé par Stéphane Desselas, fondateur d’un cabinet de lobbying ainsi que du groupe des « nouveaux lobbyistes » en 2005 : « Il y avait il y a quelques années une image du lobbyiste français à Bruxelles comme un ambassadeur, un diplomate. Du point de vue français, on va aller tout de suite au plus haut niveau politique. Alors que dans le terrain de jeu européen, le pouvoir peut être très bas. ».
Une autre partie de la réponse est que le lobbying à Bruxelles favorise largement les grandes entreprises internationalisées par rapport aux acteurs seulement nationaux, et donc les multinationales par rapport aux petites et moyennes entreprises. La comparaison entre la France et l’Allemagne est là encore instructive. À Bruxelles, la puissance économique allemande est essentiellement organisée en groupements industriels, comme celui des fabricant de machines-outils (Verband Deutscher Maschinen- und Anlagenbau, VDMA), qui totalise à lui seul 33 lobbyistes et plus de 4 millions d’euros de dépenses. Le groupement de la chimie allemande a 77 lobbyistes, celui de l’énergie et de l’eau 24, celui de l’automobile 31. Rien de tel pour la France. La différence tient sans doute à l’intégration plus grande entre grandes firmes et entreprises de taille intermédiaire de l’autre côté du Rhin. Les multinationales françaises, davantage présentes dans les services, défendent surtout leurs propres intérêts, bien plus éloignés d’un hypothétique intérêt « national ».
À moins que la distinction entre intérêts nationaux et européens ne soit déjà plus du tout pertinente. Selon Sylvain Laurens, une grande partie du lobbying bruxellois vise précisément à empêcher le niveau national de contrebalancer le niveau européen. « La position défendue par une fédération industrielle européenne sur tel dossier est déjà une synthèse. Ce que fait alors cette fédération, c’est de demander à chacun ses membres de redescendre au niveau national pour éviter que n’émerge un contre-lobbying qui s’opposerait à cette synthèse. »Bref, les grandes entreprises se font les porte-voix des intérêts bruxellois dans leur propre pays ! « Une position portée par Orange, par exemple, n’est pas une position française. Les multinationales prennent des casquettes différentes en fonction des interlocuteurs auprès de qui ils défendent leurs intérêts. »
Rachel Knaebel et Olivier Petitjean
Pour télécharger les données compilées pour cet article au format cdv, cliquez ici.
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Photo : Luc Legay CC