Ukraine. « La guerre, c’est la paix… La liberté, c’est l’esclavage, l’ignorance, c’est la force. »
Il y a bien longtemps, quand j’avais lu pour la première fois « 1984 », le célèbre roman de George Orwell, je pensais avoir lu un roman de science-fiction plutôt long et déprimant comme il en pullulait à l’époque. Je comprenais bien l’allusion au totalitarisme mais comme dans les années 1980 je voyageais beaucoup à travers le monde pour des raisons professionnelles, je ne reconnaissais pas les excès dénoncés dans le roman dans l’Union soviétique de l’époque.
D’un autre côté, le nazisme semblait avoir été définitivement vaincu et ne présentait plus aucun danger pour le monde. Pour moi, c’était plutôt « La ferme des animaux » qui était une allégorie des dérives de l’égalitarisme communiste et les œuvres de Soljenitsyne qui rappelaient l’Union soviétique du « petit père des peuples ».
En 2005, ce fut « J’ai vécu dans votre futur », le pamphlet de Vladimir Boukovski, qui m’interpella. Là encore, j’avais trouvé que c’était excessif. La France, l’Allemagne, la Russie et quelques autres pays européens s’étaient opposés deux ans plus tôt à l’invasion de l’Irak et les médias européens n’avaient pas été tendres avec la politique américaine. L’euro avait cinq ans et il symbolisait une alternative émancipatrice au dollar. On pressentait une dynamique positive en Union européenne. Le Traité constitutionnel avait bien sûr été rejeté par référendum en France et aux Pays-Bas. Jacques Chirac avait cependant respecté la volonté des Français donc la démocratie était sauve.
Certes, Vladimir Boukovski avait connu les geôles de l’Union soviétique et il connaissait bien le système centralisé et decooptation des dirigeants mais comparer l’Union européenne à l’Union soviétique me semblait exagéré.
Je ne sais pourquoi mais j’ai récemment eu l’envie de relire « 1984 ». Peut-être parce que le pamphlet de Boukovski me semblait maintenant plausible ou qu’on trouve beaucoup de référence à Big Brother (is watching you) dans les médias alternatifs et autres ou encore simplement de façon subconsciente.
Je le dis tout de go, j’étais abasourdi quand j’ai fermé le livre après avoir lu la dernière page et j’ai changé mon avis sur ce roman.
« 1984 » n’était pourtant pas un roman d’anticipation quand il avait été écrit en 1948. C’est une dystopie moins caricaturale que Metropolis qui décrit ce que serait devenu le monde si le totalitarisme s’était imposé. Je ne pense pas qu’Orwell pouvait imaginer que des démocraties libérales dériveraient vers un monde similaire à celui décrit dans son roman mais sommes-nous encore dans une société démocrate-libérale qui respecte les droits fondamentaux ?
Les similitudes avec le monde actuel sont cependant patentes et elles provoquent de nombreuses interrogations sur ce qu’est devenu le monde libre.
En fait, nous sommes entre deux époques où on ne voit plus très clair. On se demande si « 1984 » est une prophétie auto-réalisatrice ou si devant le déclin occidental et la dérive financière, les responsables occidentaux pourraient sortir de l’impasse sans passer au moins partiellement par un totalitarisme tel que décrit dans le roman et peut-être même par une nouvelle guerre régionale ou mondiale si la situation se dégradait encore davantage ?
Nous ne sommes bien sûr pas encore pleinement dans le « 1984 » d’Orwell mais cela y ressemble de plus en plus.
Avec la crise ukrainienne, l’importance du contrôle de l’information prend une nouvelle dimension.
Le monde occidental ne peut reconnaître ses propres erreurs et est convaincu de son infaillibilité morale. Il ne peut imaginer que ce qu’il appelle les valeurs universelles est contesté dans la majeure partie du monde et que cette contestation rejaillit sur les pays occidentaux eux-mêmes.
La guerre en Ukraine est un exemple de situation très complexe avec des aspects géopolitiques qui est toujours présenté avec le préalable « la Russie est l’agresseur » sans préciser qu’elle est peut-être en état de légitime défense.
C’est le ministère de la Vérité qui nous inonde de déclarations sans nuance pour faire adhérer l’opinion publique à une croisade contre un empire du mal personnalisé par Vladimir Poutine. C’est le dernier en date des tyrans à abattre après Saddam Hussein, Slobodan Milosevic, Bachar al Assad, Rouhollah Khoméini, Mouammar Kadhafi etc.
Cette guerre a deux niveaux de compréhension et seulement le premier est évoqué dans les médias parce qu’il convient au storytelling qui place les Occidentaux autoproclamés « communauté internationale » dans la position de défenseurs de règles qu’ils ont eux-mêmes inventées.
C’est le niveau « valeurs » qui présente au public un État puissamment armé qui envahit un voisin plus faible mais déterminé à chèrement défendre sa peau et à qui on doit venir en aide.
Ce premier niveau est servi sur un plateau d’argent aux citoyens occidentaux par les élites politiques et médiatiques pour obtenir leur assentiment à une guerre économique et peut-être militaire qui sera longue, totale et dont l’issue est incertaine.
C’est le temps de l’émotionnel, des analyses partiales, d’une gynécologue reconvertie en Walkyrie, de l’archange Michel terrassant le démon avec une lance en caoutchouc, du Don Quichotte de la Mancha qui se bat avec des éoliennes, des dirigeants occidentaux sortant tous du même moule et ayant les mêmes troubles cognitifs, bref, c’est le temps de l’irrationnel.
C’est aussi le temps de l’Oncle Sam qui veut gagner une guerre sans la faire, qui est bercé par l’invincibilité des héros de Hollywood ou qui se croit « la nation indispensable » seule autorisée à utiliser la force militaire.
L’autre niveau est géostratégique et il est tout-à-fait ignoré par la vulgarisation de la guerre.
Ce deuxième niveau est bien caché au grand public. Il consiste en un affrontement entre un Occident capitaliste et en déclin et une Russie conservatrice pour contrôler les immenses richesses naturelles de cette dernière avant qu’elle ne s’en serve pour redevenir une puissance économique rivale. Le système de gouvernance conservateur-libéral russe actuel maintient les pans stratégiques de son économie sous contrôle de l’État donc hors de portée des prédateurs occidentaux et cela leur est intolérable. L’ancienne Secrétaire d’État des États-Unis, Madeleine Albright, aurait un jour déclaré : « La Russie a trop de ressources naturelles. Ce n’est pas juste » [i] Cela reflète bien la pensée de toute une élite dirigeante aux États-Unis.
Il n’est évidemment pas question d’envahir et d’occuper la Russie. Le but est de suffisamment l’affaiblir pour qu’une nouvelle équipe dirigeante arrive au pouvoir et brade ses richesses naturelles.
Selon les influents think tanks américains, Vladimir Poutine est le principal obstacle à éliminer [ii] pour que les États-Unis restent l’incontournable puissance dominante de la planète.
Tout géostratège qui n’est pas idiot comprend depuis longtemps que l’Ukraine est un appât destiné à faire sortir l’ours russe de sa tanière. Il aura fallu huit ans pour y arriver et l’avenir nous dira si c’était une bonne idée.