Ukraine : le PC contre l’intégration dans un bloc

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Traduction (du russe) d’une analyse  d’un responsable  du PC ukrainien interviewé par Bruno Drweski. Il aborde la dimension sociale de la crise (rare !) et on découvre que le PC ukrainien n’est pas « à priori » hostile à l’Union Européenne, qu’il n’est pas favorable à une politique « de blocs » mais est soucieux de défendre « les intérêts de l’Ukraine ». Cet article est paru dans le journal « Bastille-République-Nation » (Paris)


Le 21 novembre, le président ukrainien renonçait à signer l’accord d’association avec l’UE (cf. BRN du 26/11/13). Le pays s’est vu ensuite accorder une aide importante de la part de la Russie. Mais d’importants mouvements de protestation se sont développés. De nombreux dirigeants européens et américains se sont rendus à Kiev pour encourager les manifestants contre le pouvoir en place, tandis que Bruxelles annonçait que le projet d’accord ne serait à nouveau d’actualité qu’après un changement politique à la tête du pays. Anatolii Sokoliuk, responsable du Parti communiste ukrainien chargé des relations internationales, décrit la situation actuelle.

BRN – L’Ukraine connait d’importants mouvements de protestation. Quelles en sont les causes ?

AS – En effet, le mouvement a été massif. Dans un premier temps, il a été déclenché par l’annonce du président Ianoukovitch selon laquelle il renonçait à signer le projet d’accord avec l’Union européenne. Mais c’est désormais passé au second plan. Le but de nombreux manifestants est de renverser par n’importe quel moyen le président, le gouvernement et la majorité parlementaire.

BRN – Beaucoup de médias occidentaux dépeignent un pays clivé entre l’Est et l’Ouest…

AS – Depuis l’indépendance, on sent de plus en plus le mélange des populations à l’intérieur du pays. Mais le partage entre l’Ukraine orientale et occidentale subsiste. Il relève de facteurs historiques. Les citoyens qui vivent à l’Est sont traditionnellement favorables à l’intégration avec la Russie : beaucoup parlent russe, ou sont des Russes « ethniques », avec de nombreux liens familiaux en Russie. A contrario, à l’Ouest, l’opinion est souvent antirusse, plus encore que favorable à l’UE.

BRN – Y a-t-il également un clivage social et économique ?

AS – En Ukraine occidentale, dans de très nombreuses familles, le père ou la mère ont dû émigrer temporairement pour gagner leur vie en Europe occidentale. En Italie par exemple, la diaspora ukrainienne compte plus d’un million de personnes – et ce, alors que le nombre de citoyens ukrainiens dépasse à peine les 45 millions. La grande majorité de cette diaspora vient d’Ukraine occidentale. Vivant en Europe, ils souhaiteraient que l’Ukraine fasse partie de l’Union européenne. Sur environ neuf millions de travailleurs enregistrés en Ukraine occidentale, quatre millions ne vivent pas en permanence en Ukraine. Cela s’explique par la situation économique désastreuse de l’Ukraine occidentale.

BRN – Mais ces travailleurs émigrés venant de l’Ouest ukrainien ne découvrent probablement pas le paradis occidental…

AS – Les conditions de travail de la plupart des Ukrainiens travaillant dans un pays de l’UE sont très mauvaises. Ils exécutent souvent des travaux d’esclave, à tout le moins non qualifiés : manœuvres sur les chantiers, domestiques dans les foyers aisés, ouvriers agricoles, etc… Malgré tout, ils restent, car ils ne croient pas qu’ils pourraient trouver un travail digne en Ukraine. Et tout s’enchaîne : les enfants qui grandissent vont rejoindre les parents. Beaucoup de villages en Ukraine occidentale se vident de leurs forces vives.

BRN – Revenons au projet d’accord avec l’UE. Quelle est la position réelle du gouvernement actuel vis-à-vis de l’intégration européenne ?

AS – Le président et le gouvernement ont tout fait pour promouvoir l’accord d’association. Ils ont notamment fait modifier à cet effet des pans de législation. En outre, ils ont mené une campagne active en faveur de l’intégration européenne, et fait miroiter la prochaine signature de l’accord. Il faut par ailleurs souligner les moyens énormes engagés par les promoteurs étrangers de cette intégration et leur aide à leurs relais locaux. Il y a une masse de nouveaux médias – en particulier des canaux de télévision, des sites internet – qui se sont mis en place, financés par les Etats-Unis, via des fondations publiques ou privées. Des programmes de formation pour journalistes et activistes ont été lancés, au nom du « développement de la démocratie ». Selon certaines sources, 100 millions de dollars y auraient été consacrés.

BRN – Votre parti a recueilli plus de 13% des suffrages lors du scrutin d’octobre 2012. Quelle est son attitude vis-à-vis de l’Union européenne ?

AS – Le Parti Communiste d’Ukraine ne s’est jamais exprimé contre l’UE en tant que telle. Mais nous souhaitons une politique d’Etat réfléchie, dans l’intérêt de l’Ukraine et non de ses oligarques. Nous sommes donc contre l’entrée dans un bloc quel qu’il soit, car cela serait nuisible à l’Ukraine. Et nous ne considérons pas les « valeurs européennes » comme sacrées. En cas d’adhésion irréfléchie à l’UE, les Ukrainiens obtiendraient la possibilité de se déplacer à travers l’Union européenne. Mais ce serait le seul avantage, et seulement dans une perspective lointaine… En revanche, les désavantages de l’adhésion seraient nombreux. Par exemple : les quotas sur la production de marchandises, le passage aux normes de l’UE dans près de 20 000 cas – depuis les caractéristiques des appareils électroménagers jusqu’aux procédures de nomination des fonctionnaires…

BRN – Mais n’est-ce pas d’abord des catastrophes économiques qui se profileraient ?

AS – De fait, notre industrie lourde serait dans l’impasse, car elle est orientée pour l’essentiel vers les pays de l’Union douanière – la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan – voire l’Extrême-Orient. Ce serait aussi la mort de l’industrie aéronautique, de l’industrie électronique, certainement pas concurrentielles au sein du marché européen. Nous sommes donc opposés à une politique de rapprochement exclusive et irréfléchie. Mais nous sommes favorables à une coopération mutuellement avantageuse.

BRN – Comment faire dans un pays si divisé ?

AS – Etant donné les brûlantes passions entre l’Ouest et l’Est, le Parti communiste d’Ukraine a pris l’initiative de proposer un référendum sur les choix de politique étrangère. Nous voulions que toutes les forces politiques s’accordent sur ce principe : que le peuple décide lui-même de la voie à suivre.

BRN – Une initiative qui aurait pu intéresser les différents camps…

AS – C’est le contraire qui s’est passé : ni le gouvernement, ni la soi-disant opposition n’ont soutenu notre proposition. Le pouvoir s’est même servi des tribunaux pour empêcher les réunions de groupes d’initiative, pourtant conformes à la législation. Les militants communistes n’en ont pas moins réuni 4 millions de paraphes, sur les trois quarts du territoire. Mais ni la commission électorale, ni le ministère de la Justice n’ont voulu enregistrer cette initiative.

BRN – Hors votre parti, comment se présente la configuration politique du pays ?

AS – Le parti qui soutient le président est le Parti des régions. Il compte le plus grand nombre de députés, mais ne dispose pas de la majorité absolue. Trois partis d’« opposition » font aujourd’hui cause commune contre lui. D’abord le parti Udar (« le coup », en russe) dirigé par l’ancien boxeur Vitali Klitchko. Ce nouveau venu en politique est le chouchou des dirigeants de l’UE, particulièrement d’Angela Merkel. Il y a d’ailleurs un accord de coopération entre le Parti populaire européen et l’Udar. Ensuite, il faut citer le Parti Baktivchtchina (« patrie ») construit autour de sa dirigeante historique, Ioulia Tymochenko, condamnée et emprisonnée pour abus de pouvoir.

BRN – Et la troisième force semble, elle, encore moins présentable…

AS – Le parti Svoboda (« Liberté ») est en effet radicalement nationaliste. Il ne cache pas son idéologie d’extrême-droite, voire sa nostalgie du nazisme. Ses bases se situent essentiellement en Ukraine occidentale, et compte 36 députés sur 450. Il dispose de groupes de combat.

BRN – Le Parti du président a-t-il tenté, comme on le dit, une coopération avec Svoboda ?

AS – Une aide discrète, en tout cas. Cela, espérait-il, allait lui permettre de mettre l’opposition et les radicaux « dans sa poche ». Mais, dès que l’accord d’association avec l’UE a capoté, ce parti est devenu « hors contrôle ». Ce sont ses militants qui ont détruit la statue de Lénine, et qui voulaient éliminer physiquement les dirigeants du pays.

BRN – Vous évoquiez la volonté des manifestants de renverser le pouvoir actuel. Pouvez-vous préciser ?

AS – La politique menée par ce dernier est extrêmement impopulaire. On peut par exemple citer la réforme fiscale qui rend non viable la petite entreprise honnête ; la réforme de la médecine, qui enterre définitivement le système gratuit issu de l’époque soviétique, déjà mal en point ces dernières années ; la réforme linguistique qui, à la place de la langue d’Etat, a institué des langues régionales – ce qui n’a pas été spécialement apprécié par les ukrainophones ; la réforme de du logement et des services communaux, qui pourrait supprimer la protection publique des propriétaires…

BRN – En effet, le bilan semble peu flatteur…

AS – Tout ce qui a été fait depuis trois ans par le président a miné le crédit du pouvoir. Il faudrait aussi mentionner une série de crimes commis par les collaborateurs des organes d’état. Par exemple, on a confisqué aux citoyens des entreprises prospères au profit des élites politiques, sur base de décisions douteuses des tribunaux, obtenues par la corruption. Et tout cela dans un contexte de paupérisation, de chômage, de hausse des prix.

BRN – Les dirigeants de l’UE plaident pour des privatisations. Cela a-t-il été visible dans la dernière période ?

AS – C’est la privatisation des terres et de l’agriculture qui constitue la question brûlante. Pour l’instant, il y a un moratoire sur la vente des terres cultivables. L’UE essaie de le faire lever. Jusqu’à présent, le PCU a défendu avec succès la prolongation de ce moratoire.

 

Propos recueillis par Bruno Drweski,

Traduction Jean-Marie Chauvier



Articles Par : Bruno Drweski

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