Ukraine : Les dérives d’un putsch manipulé
Une bombe géopolitique,au cœur de la Guerre tiède

Ceci est un extrait de l’introduction du nouveau livre de Jean Geronimo:
Ukraine : une bombe géopolitique,au cœur de la Guerre tiède. Les dérives d’un putsch manipulé, sortie le 24 08 2015 aux Editions Sigest, 200 pages, 17 euro.
Introduction (extrait)
« Depuis la révolution orange de 2004, l’Europe s’est complètement trompée (…). Elle a été incapable de comprendre la situation. Elle n’a jamais tenu compte des éléments réels. Elle a traité avec l’Ukraine mais pas avec la Russie. »
Hélène Carrère d’Encausse
« Sur l’Ukraine, l’Europe s’est complètement trompée »
Tribune de Genève, 20 janvier 2015
Le recul apparent du président ukrainien Viktor Ianoukovitch sur la question européenne a été, pour Washington, le prétexte catalyseur de son renversement. L’objectif ultime est le contrôle d’un État stratégique au cœur de l’Eurasie post-communiste et, par ce biais, concrétiser le vieux rêve américain de la Guerre froide : le reflux de la puissance russe dans son espace historique. Comme un terrible acharnement.
Pourtant, contrairement à la propagande médiatique insidieusement diffusée et politiquement très orientée, visant à formater l’opinion publique internationale, Ianoukovitch n’a jamais remis en cause le rapprochement poursuivi sous sa présidence de l’Ukraine avec l’UE. Il a plutôt cherché à rééquilibrer sa position entre l’Europe et la Russie, jusque-là asymétriquement tournée vers le « rêve européen ». Dans cette optique, il a voulu renégocié – de façon maladroite, certes – le contenu de l’Accord d’association et de libre-échange[1] initialement programmé entre l’UE et l’Ukraine, car guère adapté à la situation macro-économique désastreuse de son pays et à l’état critique de ses finances, tout en occultant ses liens étroits avec la Russie. Suite à une prise de conscience tardive et aux alléchantes propositions russes[2], ce brusque revirement a achevé de décrédibiliser Ianoukovitch, dont Poutine a d’ailleurs regretté les errements et la relative faiblesse – sur laquelle a joué, avec justesse, l’Union européenne, convaincue de sa supériorité morale.
Contrairement à l’UE – qui oblige Kiev à suivre la voie normative d’un capitalisme libéral extraverti et radicalisé –, Moscou n’a jamais imposé de diktat idéologique à l’Ukraine. La contrainte sous-jacente pour l’ancien président ukrainien était, avant tout, de tenir compte de la dépendance structurelle de l’économie de son pays envers le « grand frère russe » et, plus globalement, de ses intérêts nationaux historiquement liés à ceux de l’ancienne superpuissance communiste. Cette configuration explique que l’Ukraine ait été une des républiques soviétiques les plus russifiées et donc, les mieux intégrées à l’URSS – et en ce sens, un élément idéologiquement moteur du projet communiste, comme l’a montré H. Carrère d’Encausse dans son célèbre livre « L’Empire éclaté »[3]. Bien que largement occulté par la bureaucratie européenne, l’héritage soviétique reste, encore, très présent.
Avec une certaine légitimité, nous allons donc nous interroger sur les raisons cachées de l’éviction de V. Ianoukovitch, au lendemain de l’accord (pourtant) consensuel du 21 février entre les acteurs en conflit et dont le respect aurait pu, en définitive, éviter la sanglante guerre civile actuellement en cours dans le Sud-est – en dépit des trêves successives, débouchant sur le double accord de Minsk des 5 septembre 2014 et 12 février 2015. C’est sur la base de cette violation contractuelle, à la suite d’une douteuse « situation insurrectionnelle » – selon le terme de Jacques Sapir[4] – organisée par des forces obscures sous bienveillance occidentale, que sera construit le samedi 22 février 2014 le coup d’Etat contre Ianoukovitch. Ce putsch sera, un peu plus tard, la condition permissive du couronnement présidentiel de P. Porochenko, candidat pro-européen le plus apte à défendre les intérêts de l’administration américaine, du grand capital et des oligarques rentiers de l’Ouest ukrainien.
Dans ce cadre manipulé et opacifié par une désinformation permanente sur la réalité du conflit, allègrement relayée par une intelligentsia occidentale se comportant comme une sorte de Nomenklatura libérale, la légitimité du nouveau pouvoir kiévien n’est-elle pas considérablement fragilisée ? Et quels sont, en fait, les véritables enjeux de la « bataille d’Ukraine » ? Cette double interrogation sera le fils conducteur de mon analyse.
L’élimination politique d’un dirigeant pro-russe démocratiquement élu mais particulièrement gênant, dans la mesure où il rejetait d’une part, la logique ultralibérale et anti-étatique de l’Accord d’association et d’autre part, l’emprise excessive de l’austérité du modèle européen et de la discipline financière du FMI, a été l’objectif fédérateur de la coalition anti-Ianoukovitch. A la base très hétérogène et formée des opposants les plus extrêmes – issus, en partie, de courants de nature nationaliste et fasciste –, cette étrange et fragile coalition « révolutionnaire » a été in fine, soutenue puis aiguillée par les puissances occidentales sous impulsion américaine. « Washington a activement soutenu le Maïdan » a déploré Vladimir Poutine, le 16 octobre 2014[5] – hypothèse confirmée par le récent aveu, le 31 01 2015, de Barak Obama sur la chaine CNN[6]. Progressivement, comme poussée par une force irrésistible, cette troublante « révolution » national-libérale de l’Euromaïdan s’est radicalisée, avec des dérives politiquement incontrôlables et, surtout, désastreuses pour la stabilité de la région – au risque de menacer les intérêts nationaux de la (très) proche Russie élargis, selon sa doctrine stratégique, à la zone post-soviétique. Déjà, les dégâts géopolitiques collatéraux sont énormes.
Cette situation particulièrement complexe et dangereuse pour la Russie explique la réaction rapide et brutale de V. Poutine. Elle explique, notamment, son comportement en Crimée – perçu par l’Occident, comme une preuve de la renaissance de « l’impérialisme russe », comme aux plus belles heures des pratiques brejnéviennes de la souveraineté limitée. Selon Hélène Blanc, l’Ukraine serait ainsi au cœur des « visées néo-impérialistes du Kremlin »[7]. Or, à l’origine, en dehors d’intérêts stratégiques évidents et du désir légitime de la Crimée de rejoindre sa mère-patrie, il y avait aussi un devoir moral pour Poutine de protéger une population majoritairement russophone de la terrible vengeance des nationalistes radicaux ukrainiens – même si certains voient dans les « minorités », un prétexte russe pour reconquérir sa proche périphérie[8]. Selon moi, s’il y a un « prétexte », il est d’abord humain.
En effet, sans doute encouragés par la spectaculaire réussite du coup d’Etat, ces éléments radicaux se préparaient à une véritable « chasse à l’homme » – russe –, qu’ils mettront effectivement en œuvre un peu plus tard, dans le Donbass, sous couvert de « lutte anti-terroriste ». Plus globalement, à l’échelle de l’Ukraine, les citoyens d’origine russe sont désormais ségrégués et le plus souvent, physiquement menacés – à l’image des serbes du Kossovo, expulsés de leur terre historique sous le regard impassible de l’Europe. Sur la situation critique des droits de l’homme – des russes ethniques – en Ukraine, les dirigeants occidentaux ont été incroyablement passifs, de crainte, sans doute, de nuire au nouveau pouvoir « ami » de Kiev et, donc, à leurs propres intérêts. Curieusement, cela a été totalement occulté par nos médias – comme, de manière plus générale, le sort des « minorités ». Affligeant.
Tendanciellement, la « révolution » kiévienne s’inscrit dans le prolongement des « révolutions colorées » de nature néo-libérale, ciblant l’espace post-soviétique dans les années 2000 et visant à installer des dirigeants pro-occidentaux politiquement proches de Washington, donc facilement manipulables. Depuis peu, on assiste à la montée de l’instabilité au Kazakhstan, au Kirghizstan et, depuis fin juin 2015, en Arménie – plus ou moins activée par des ingérences extérieures[9]. Le déroulement du scénario ukrainien donne l’impression d’une mécanique politique parfaitement huilée et anticipée, sous l’œil avisé de l’ambassade américaine – véritable superviseur de la progression « révolutionnaire ». Le rôle politique des organisations gouvernementales et non gouvernementales étrangères, ainsi que l’ingérence surprenante de très hauts dirigeants occidentaux (dont l’américain John Kerry et l’européenne Catherine Ashton) ont été, une fois de plus, décisifs – avec les obscurs snipers du Maïdan – dans la construction du « point critique » provoquant la déstabilisation du pouvoir et, en conséquence, la réussite finale de cette mise en scène révolutionnaire[10]. Pour Vladimir Poutine, cette pression occidentale constante et démesurée sur la ligne politique de Kiev exprime, de manière incontestable, une violation du principe de souveraineté nationale – inscrite comme norme informelle de la gouvernance américaine post-guerre froide.
Sur un plan plus général, le 7 novembre 2014, le secrétaire général de l’OTSC, Nikolaï Bordiouja, a accusé les puissances occidentales – via le levier otanien – de chercher à déstabiliser la situation dans les pays de l’espace post-soviétique, restés fidèles à Moscou – en particulier, ceux liés à l’OTSC : « L’apparition et l’exacerbation des foyers de tensions dans l’espace de l’OTSC sont dues, dans la majorité des cas, à une influence extérieure accrue »[11]. Une autre pratique à peine voilée de l’administration américaine – à la suite de la Turquie et de l’Arabie saoudite – a été de manipuler le facteur religieux et les « guérillas islamistes »[12] dans les espaces musulmans de l’ex-URSS, notamment dans le Caucase Nord (Tchétchénie, Daghestan) et en Asie centrale. Dans cette optique, Kiev ne serait que l’élément d’une stratégie de long terme plus globale, focalisée contre la Russie et visant à l’épuiser, en l’impliquant dans des crises ou conflits périphériques – à l’image du « coup de Kaboul » de décembre 1979, pensé par le stratège américain, Zbigniew Brzezinski. Dès lors, les provocations continues des « faucons » du bloc otanien acquièrent une redoutable logique.
Dans ses grandes lignes, la « révolution » kiévienne se présente donc comme un modèle déjà expérimenté au profit du néo-impérialisme américain, enclin à l’expansion politique dans les zones fragilisées mais névralgiques de l’espace d’influence russe et à la cooptation des ex-républiques de l’URSS – surtout, celles richement dotées en énergie. Car ce qui se joue en périphérie post-soviétique – en particulier, sur l’espace ukrainien – est le tracé des tubes, en vue de contourner la Russie et de poursuivre son isolement géopolitique. Cela explique l’abandon du projet gazier russe « South Stream », sous la pression américaine invoquant l’illégalité du comportement de Moscou en Ukraine et, en réponse, la décision russe de lui substituer le projet « Turkish Stream » négocié avec la Turquie pour éviter Kiev et garantir l’approvisionnement européen. Cette extension du leadership américain s’opère dans le cadre d’une lutte d’influence implacable avec son adversaire russe sur le « Grand échiquier »[13], dont l’Ukraine est une pièce maîtresse, donc particulièrement convoitée.
Au final, cette lutte au cœur du continent eurasien sera décisive pour le redécoupage post-guerre froide de la carte énergétique mondiale, qui se poursuit aussi au Moyen-Orient et en Syrie – au noble prétexte de la Démocratie. Mais, à quel prix ?
Jean Géronimo
Une bombe géopolitique,
au cœur de la Guerre tiède

En tant que « pivot géopolitique », l’Ukraine est une pièce maîtresse de la partie stratégique opposant sur l’Échiquier eurasien les deux superpuissances de la Guerre froide. Le statut particulier de cet État post-soviétique est à l’origine de la « révolution » national-libérale dollarisée, ayant renversé – avec l’aide de courants extrémistes, dont néo-nazis – le président pro-russe Ianoukovitch, le 22 février 2014, et dont l’objectif réel est le contrôle d’un espace doublement stratégique sur les plans politique et énergétique. Au final, ce contrôle est la condition permissive de la poursuite du reflux de la puissance russe, digne héritière de l’Union soviétique perçue comme instinctivement hostile.
Comme choc exogène, ce putsch est potentiellement déstabilisateur pour les équilibres internationaux post-guerre froide et en définitive, pour la stratégie de puissance – « derjava » – développée par V. Poutine dans le cadre de son Union eurasiatique, dont Kiev était une pierre angulaire. À travers la crise ukrainienne, c’est le futur statut de la Russie dans l’espace politique européen qui se joue et, par ricochet, celui de l’axe OTAN-USA – donc, en creux, l’idée gaullienne d’une « grande Europe » enfin indépendante.
À terme, la « révolution » du Maïdan aura donc un impact décisif sur la configuration géopolitique du Nouvel ordre international issu du post-communisme, en rupture totale avec l’espoir né de la Perestroïka gorbatchévienne, repris par la ligne Poutine d’un monde multipolaire et égalitaire recentré sur l’ONU. Comme une ultime trahison, au cœur de la Guerre tiède.
« Le livre de Jean Geronimo ne se limite pas à l’analyse lucide des origines et de la véritable signification géopolitique de la crise ukrainienne. L’auteur formule aussi un avertissement. Il montre bien que l’Europe et la Russie, ayant raté une chance unique offerte par la Perestroïka soviétique de sortir de la Guerre froide comme alliés, risquent d’écrire l’histoire du 21e siècle comme adversaires. »
Mikhaïl Gorbatchev
Dernier Président de l’URSS
« Le nouveau livre de Jean Geronimo, observateur et analyste perspicace du paysage géostratégique post-soviétique, permet non seulement de comprendre les vrais origines et enjeux de la dernière crise ukrainienne, mais aussi de découvrir le rapport qui relie le processus encore inachevé de la décomposition de l’ancienne Union Soviétique à la résurgence des conflits internationaux « de la nouvelle génération » qui remplacent ceux de l’époque de la Guerre froide ».
Andreï Gratchev
Dernier porte-parole et conseiller de Mikhaïl Gorbatchev
[1]L’Accord d’association entre dirigeants ukrainiens et européens, sous l’ère Ianoukovitch, devait être signé le 23 11 2013.
[2]L’accord signé le 17 décembre 2013 entre Poutine et Ianoukovitch prévoyait un prêt de 15 milliards de dollars à l’Ukraine et une réduction d’un tiers sur le prix du gaz livré par la Russie. La réaction américaine a été rapide et sans équivoque sur le rejet de l’accord et l’avenir exclusivement européen de l’Ukraine. Dans le cadre d’un discours empreint d’un déterminisme idéologique choquant – véritable diktat néo-libéral –, le porte-parole de la Maison blanche, Jy Carney, a ainsi proclamé ce même 17 décembre : « Nous exhortons le gouvernement ukrainien à écouter ses administrés et à trouver le moyen de rétablir un cheminement vers l’avenir européen pacifique, juste, démocratique et prospère auquel les Ukrainiens aspirent ». Une marche allègre vers l’avenir radieux – européen – et qui ouvrira la voie « révolutionnaire » à l’insurrection national-libérale du Maïdan.
http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/12/17 : « Ukraine et Russie se rapprochent, au grand dam des pro-européens », 17 12 2013 – le Monde.fr.
[3]Carrère d’Encausse H. (1978, pp.264-271) : « L’Empire éclaté », éd. Flammarion.
[4]http://russeurope.hypotheses.org/2732 : « RussEurope – Le carnet de jacques Sapir sur la Russie et l’Europe », J. Sapir, Interview pour Solidarité Etudiante, 30 08 2014.
[5]http://fr.ria.ru/world/20141016/202724470.html : « Russie-USA : la discorde, lourde de conséquences », V. Poutine, 16 10 2014 – RIA Novosti.
[6]http://fr.sputniknews.com/analyse/20150202/1014264655.html : « Obama reconnaît que le Maïdan est l’œuvre de Washington », 2 02 2015 – Sputnik.
[7]Blanc H. (2015, p.21) : « Goodbye, Poutine », (sous la direction de), éd. Ginkgo.
[8] « S’agissant de la ‘‘protection des minorités russes à l’étranger’’, l’exemple de la Crimée nous interpelle, car ces minorités existent dans tous les pays ayant été sous contrôle de l’URSS, ce qui fournit à la Russie un excellent prétexte ». (Backis R., 2015, p.87 : « Vu de Lituanie », entretien, in H. Blanc (2015, pp.85-90)).
[9] A la suite d’une hausse sensible du prix de l’électricité (près de 17%) décidée par les autorités arméniennes, une vague de contestation anti-gouvernementale a provoqué une marche vers le palais présidentiel. Cette protestation a été instrumentalisée très vite – à l’instar du scénario ukrainien – par des puissances extérieures, sous l’impulsion des ambassades anglaise et américaine. Pour le sénateur russe, Igor Morozov, un Maïdan arménien est possible : « L’Arménie est proche d’un coup d’Etat armé qui se produira si le président Serge Sargsian ne tire pas de leçons du Maïdan ukrainien et ne fait pas les conclusions nécessaires ».
http://fr.sputniknews.com/international/20150624/1016680594.html : « Arménie : la contestation fait tâche d’huile », 24 06 2015 – Sputnik.
[10]La déstabilisation politique des régimes pro-russes s’appuie sur des relais d’apparence démocratiques comme les structures américaines gouvernementales (USAID) ou non gouvernementales (NED). Cette dernière est une fondation privée, à gros budget, largement financée par le Congrès des Etats-Unis et irriguant une multitude d’ONG pour promouvoir la démocratie dans le monde. Une forme de « quatrième pouvoir », catalyseur des « révolutions colorées ».
[11]http://fr.ria.ru/presse_russe/20141107/202916973.html : « L’OTSC suspend son « monologue » avec l’OTAN », N. Bordiouja, Kommersant, 7 11 2014 – cité par RIA Novosti.
[12]Loupan V. (2000, p.167) : « Le défi russe », éd. Des Syrtes.
[13]Célèbre métaphore de Z. Brzezinski, exprimant l’idée d’une partie d’échecs américano-russe pour le contrôle de l’Eurasie, nouveau cœur stratégique du développement mondial. (Brzezinski Z., 2000 : « Le Grand échiquier – L’Amérique et le reste du monde », éd. Hachette (1° éd. : Bayard, 1997)).