UKRAINE: Un nouveau rapport de forces sur l’échiquier eurasien.

La victoire de Porochenko est aussi celle de l’Union Européenne, des Etats-Unis et de l’OTAN dans la confrontation avec la Russie. Les deux principaux candidats « pro-occidentaux » ont donc obtenu près de 70% des suffrages. Le choix de s’orienter vers l’Union Européenne, voire l’OTAN est massif, du moins à l’Ouest et au Centre du pays.
Ajoutons-y la contribution spécifique de l’extrême-droite ukrainienne « sympathique » (à la différence de la grecque et de la hongroise) vu qu’elle est « pro-européenne » : vingt années d’anticommunisme virulent, la destruction symbolique, au cours du Maïdan, d’une quarantaine de statues de Lénine dans les régions de l’Ouest et du Centre, l’avancée de la revendication d’interdire le Parti Communiste et de traduire les « Bolchéviks » dans un nouveau « tribunal de Nüremberg », les appuis du Conseil de l’Europe et du Parlement Européen dans ce sens de la condamnation « des totalitarismes » nazi et soviétique (l’extrême-droite ukrainienne adhère désormais à cette vision, « Hitler égale Staline », plus acceptable par l’Occident. Elle a mis une sourdine à l’antisémitisme virulent, et ses références nazies opposent un « bon national-socialisme » (de Rosenberg, des frères Strasser) aux crimes d’Adolf Hitler que seuls vénèrent encore quelques groupuscules) Un député de Svoboda avait également créé un Institut Joseph Goebbels à Lviv.
Les « cinq milliards » (selon Mme Nuland) dépensés par Washington depuis vingt ans pour « promouvoir la démocratie » ont été efficaces. Ils servent à financer des centaines de partis, mouvements, ONG, des milliers de leurs fonctionnaires et militants, des stages aux Etats-Unis. Il faut y ajouter l’apport intellectuel et financier de la diaspora ukrainienne des Amériques (du Canada surtout), en grande partie originaire de Galicie, dont les « rescapés » de la collaboration nazie après 1944, les anciens SS etc…dont les héritiers ont largement investi, en Ukraine après 1991, dans la sphère idéologique et médiatique abandonnée par la nomenklatura soviétique, plus intéressée à conserver des leviers de pouvoir et à se reconvertir dans le business. Cette diaspora qui maîtrise également « la parole sur l’Ukraine » à Ottawa, Washington, Munich, Paris, dans les universités, l’édition, la presse, la sphère Internet…
Ainsi se confirme le succès de l’insurrection de Maïdan. et le « basculement » de l’Ukraine dans le camp euro-atlantiste. Les tentatives poutiniennes de l’en empêcher, en recourant aux mesures traditionnelles de mainmise territoriale et de pressions militaires, a manifestement échoué.
Faut-il penser, avec le stratège américain Zbigniew Brzezinski, « Poutine a gagné la Crimée mais il a perdu l’Ukraine » ?
Politiquement et moralement, le Kremlin s’isole et perd du terrain. On ne peut cependant rien prédire quant à la suite des événements. Des analystes ukrainiens, notamment militaires, persistent à croire que la Russie se prépare à une « reconquête » militaire de l’Ukraine, exceptée la Galicie. Tel est en effet le projet des milieux néoeurasistes influents au Kremlin, sinon inspirateurs de Poutine.[1] Mais de tels projets apocalyptiques doivent être analysés à l’aune des réalités russes : les intérêts concrets des groupes économiques détenteurs de la puissance, les difficultés économiques aggravées par les sanctions occidentales, la crise démographique, la dégradation continue du potentiel éducatif et scientifique, le piétinement des projets de « modernisation ». Le redressement très réel de l’état et de la croissance sous le règne de Poutine n’a pas fait de la Russie davantage qu’une puissance régionale aux bases fragiles, comment pourrait-elle prendre en charge l’Ukraine en crise, ses industries de l’Est au déclin, sans parler des résistances populaires et des réactions occidentales qu’entraînerait une invasion de l’Ukraine ?
Le paysage électoral du Sud-Est est très « dégarni » par l’absence des électeurs de Crimée et la quasi-disparition du candidat communiste ainsi que par l’effondrement des « régionaux ». Ceux qui s’en réjouissent, à Kiev et à l’Ouest, spécialement en Galicie où l’on se croit « vrais ukrainiens » souvent parfaits démocrates « européens » (ce qui donne à Lviv plus de 50% des voix à Svoboda) avouent par là une sorte de mépris colonial envers les gens de l’Est. « Ce ne sont pas des gens, ce sont des animaux » s’est-on écrié dans un débat télévisé. On n’est plus très loin de l’Untermenschen du vocabulaire nazi.
Le Parti des Régions, très affaibli et divisé à la suite de la désastreuse gestion de son président Viktor Ianoukovitch, a désavoué les séparatistes et reconnu la victoire de Porochenko. Ce parti était indéniablement le club des clans oligarchiques de l’Est, mais aussi le représentant reconnu, électoralement, par la majorité des habitants. Aujourd’hui, les « oligarques » de l’Ouest prennent le pouvoir : où est la victoire de la Démocratie ? Et de plus, aux protestations du Sud-Est, on fait ce que l’horrible Ianoukovitch n’avait pas fait : envoyer les canons et les chars, les escadrons de la mort fascistes. Cette méthode serait-elle « démocratique » parce que soutenue par l’Union Européenne et les Etats-Unis ?
Le Parti Communiste, en voie d’interdiction pour cause de « séparatisme », avait annoncé son retrait de la course électorale, qui n’a pas eu lieu puisqu’on apprend le résultat de son candidat Petro Simonenko : 1,57%. Une défaite historique qui mériterait analyse. Cible d’une campagne anticommuniste de vingt ans, attisée à l’occasion du Maïdan (destruction des statues de Lénine), le PC est également poussé vers la sortie par « la gauche de Maïdan », très infime, très antirusse, pro-européenne, qui lui reproche ses compromissions sous Ianoukovitch. D’autres courants de gauche, plutôt critiques envers Maïdan sans en contester la légitimité (la colère populaire) au départ, dénoncent la « junte fasciste » et les…compromissions de la « gauche de Maïdan » avec les « fascistes » et le « choix européen ». Voilà une autre fracture, au sein de forces politiques de gauche dont il faut bien constater l’absence sur le terrain des luttes réelles de ces dernières années. Exception faite, au Sud-Est, lors des manifestations des Premier et Neuf mai (Jour de la Victoire) où fleurissaient les drapeaux rouges et les symboliques soviétiques déjà interdites à l’Ouest. Une partie des militants de cette résistance se sont faits tués par les commandos du Secteur Droit, brûlés vifs dans la Maison des Syndicats à Odessa le 2 mai. Ils ne bénéficient guère des sympathies des « gauches » occidentales.
Petro Porochenko est un adepte des idées de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan, et les multinationales se tiennent prêtes à bondir sur les chances que vont offrir « les réformes » et le libre échange version européenne (plutôt que russe ou eurasienne) C’est l’autre volet d’une crise qui en contient trois :
– l’Ukraine comme « pivot » de la maîtrise géopolitique de l’Eurasie, grand corridor de pénétration allant de l’Europe centrale au cœur de la Russie d’Europe et aux confins du Caucase, pays de riches terres noires et de forêts, d’industries de l’acier et du charbon en déclin, mais également aéronautiques, spatiales (intégrées à la production russe) et nucléaires, marché de 45 millions d’habitants prêts à consommer les produits occidentaux, quoiqu’il en coûte aux productions locales. Marché mais aussi état qui, « musclant » son indépendance par rapport à la Fédération de Russie et à ses pressions étouffantes – son capitalisme d’état et ses oligarques- en vient à renoncer de facto à sa souveraineté en acceptant les conditions de « survie » que lui imposent l’Union Européenne et le FMI, en attendant l’OTAN et les bases militaires américaines…on comprend mieux que Vladimir Poutine se soit dépêché de sauver la sienne en Crimée !
– l’Ukraine comme lieu des redéfinitions identitaires postsoviétiques (« nation » ukrainienne et « nation » russe, « monde russe » ou « slave » ou « eurasien » transgressant les frontières d’états), choix de « civilisations » et de « valeurs », entre l’hégémonie marchande occidentale et les réactions identitaires nationalistes ou eurasiennes, et la mémoire du socialisme toujours vivante, « malgré tout ».
– l’Ukraine comme terrain des luttes sociales (« de classe ») dans le repartage des biens et des ressources – un terrain où Petro Porochenko, « roi du chocolat », est avant tout le patron d’un empire industriel, un « oligarque » au sens postsoviétique[2], situé à la jonction entre le nouveau capitalisme local (souvent : l’accaparement des biens soviétiques privatisés) et le capitalisme supranational, à la lisière de ce que les marxistes ont appelé la « bourgeoisie comprador », avant-garde des multinationales qui se tiennent prêtes à bondir sur le « nouveau marché » ukrainien.[3]
Bref : la « bataille pour l’Ukraine » est entrée dans une phase nouvelle.
Jean-Marie Chauvier
27 mai 2014
ANNEXES DOCUMENTAIRES et analyses
« PENDEZ LES RUSSES ! » ou la haine en Galicie
La joie lycéenne à Lviv, aux cris de « Une nation, une race ! » et « Pendez les Russes ! »
Slogan hurlé par les lycéens dans la région de Lviv (Galicie). Exemple de la haine nationale et raciale cultivée dans cette région héritière de la collaboration nnazie.
A la fin de la séquence, un amusement classique dans les manifs nationalistes : « Celui qui ne saute pas est un Moskal » (terme injurieux pour désigner le Russe) Et tout le monde saute…
http://kprf.ru/international/ussr/131630.html
Aux gens de l’Est (télé galicienne) : « VOUS ETES DES TRAITRES
VOUS N’ETES PAS DES HOMMES VOUS ETES DU STADE ANIMAL »
https://www.youtube.com/watch?v=9db-pE5TBXM
Sur facebook, les bataillons et commandos d’extrême-droite intégrés aux forces armées ukrainiennes et les « groupes d’autodéfense » de Maidan :
https://www.facebook.com/teroboronaDonbass
MAIDAN : ROMANTISMES PRO ET ANTI
UNE IDEE(MUSICALE) DE PRO-MAIDAN –(en anglais)
UNE IDEE (MUSICALE) ANTI- MAIDAN SUR UNE CHAÎNE TELE RUSSE
Repris par Krasnoie TV (communiste, Moscou)
POINTS DE VUE
Pourquoi les services de sécurité ukrainiens ont du faire appel aux « radicaux » (en russe)
http://lenta.ru/articles/2014/05/22/rightwing/
Un point de vue libéral ukrainien
Le déchirement de l’opinion publique ukrainienne – La Vie des idées (en français)
http://www.laviedesidees.fr/Le-dechirement-de-l-opinion.html
Un point de vue communiste russe
Guennadi Ziouganov, secrétaire général du parti communiste de la fédération de Russie. Analyse aussi le succès des forces conservatrices et nationalistes aux européennes. (en russe, interview à la télé Premier Canal Russie)
http://kprf.ru/international/ussr/131681.html
Rumeurs : vers un dépeçage de l’Ukraine…à l’Ouest ?
Arseni Iatseniuk aurait discuté avec la Pologne de l’éventualité de lui céder la Galicie, tandis que les minorités ruthène et hongroise pourraient provoquer la dissidence dans une autre région de l’Ouest, la Transcarpatie (en russe)
http://www.segodnia.ru/content/139647
MAIDAN REVISITE, par Olha Ostriitchouk
Dans la revue « Le Débat » n° 180 de mai-août 2014 l’historienne ukrainienne Olha Ostriitchouk revisite « les dessous de la révolution ukrainienne ». Elle le fait avec sa connaissance du pays (elle vient de la Galicie, à l’Ouest, mais n’ignore pas les sensibilités de l’autre Ukraine), des langues, de l’histoire, des imaginaires collectifs et des symboles, bref elle « voit », et entend des choses que, forcément, les reporters, les touristes…ou les militants avec leurs « grilles idéologiques » préconçues ne peuvent voir ni entendre. A la différence de nos médias, par exemple, l’historienne spécialisée dans la guerre des mémoires et de l’histoire, accorde une attention soutenue au rôle et aux agissements des nationalistes radicaux – dans l’organisation, l’encadrement paramilitaire, les prises de pouvoir violentes et, finalement, au sein du nouveau gouvernement. Un puits de nouvelles connaissances pour une « histoire de Maïdan » dépouillée de ses lectures mythologiques et des écrans de fumée des propagandes. JMC
Nicolas Bárdos-Féltoronyi: Exercices géopolitiques pour l’Union européenne
http://www.bardosfeltoronyi.eu/ExGeop_indito.htm
[1] Sur cette version russe du “choc des civilisations”, voir mon article dans “Le Monde diplomatique” de mai 2014.
[2] Membre d’une oligarchie dirigeante et possédante, où se confondent pouvoirs économiques et politiques, intérêts privés et fonctions publiques.
[3] Bourgeoisie comprador. Du portugais “comprador” (acheteur), désignait, en Amérique latine d’abord, la partie de la classe bourgeoise intéressée aux liens avec le capital étranger plutôt qu’au développement de l’économie nationale. Les communistes l’opposaient aux “bourgeoisies nationales” avec lesquelles des alliances étaient possibles. Les communistes russes et ukrainiens usent de ce terme pour désigner le capitalisme “parasitaire” et “vendu aux monopoles occidentaux” (et sa “inquième colonne” de politiciens, journalistes, intellectuels “achetés par l’Occident”) résultats des privatisations des années 1990.