Ukraine: un pays en voie de désintégration

Oleg Yasinsky est un journaliste indépendant d’origine ukrainienne qui vit depuis 20 ans au Chili, mais garde des attaches en Ukraine où vivent toujours ses parents et où il se rend régulièrement.

Comme tant d’autres jeunes gens de sa génération il a vécu l’espoir qu’a représenté la Perestroïka et la cruelle désillusion qui a suivi, un de ses précédents articles commence comme ceci :

« En Août 1991, l’Ukraine, la seconde république de l’URSS par sa population et son potentiel économique, déclare son indépendance, se convertissant en le second pays d’Europe après la Russie par sa taille. Pendant le 20ème siècle grâce à la fertilité de ses terres l’Ukraine était connue comme le grenier de l’Europe et elle fut le principal producteur d’acier de la région.

La gestion des derniers gouvernements se reflète dans les données démographiques. Au cours des 25 dernières années, la population descendit de 52 millions à 44 millions d’habitants. Au cours de l’année 2011 dans 11 000 localités du pays, pas une seule naissance ne fut enregistrée et dans seulement 5 des 25 régions du pays la natalité fut supérieure à la mortalité. Ses indices de mortalités pour chaque cent mille habitants place l’Ukraine en cinquième place dans le monde après les pays les plus pauvres d’Afrique. »

Extrait de Ucrania: el holograma de una revolución – Por: Oleg Yasinsky


Le déroulement rapide des événements d’Ukraine ne permet pas une analyse définitive en ce moment. Une fois encore l’histoire nous dépasse. J’essayerai seulement de mettre quelques matrices en évidence pour une future tentative d’analyse plus sérieuse et approfondie de ces tragiques événements.

En pensant à l’Ukraine et à l’évidente intention de l’OTAN et de l’Occident de profiter de la situation pour étendre leur pouvoir jusqu’à la frontière de la Russie, nous nous retrouvons face à une question à la mode : une nouvelle Guerre Froide est-elle possible ? La guerre froide du siècle passé fut menée entre deux idéologies différentes et deux modèles sociaux qui prétendaient chacun dominer le monde. Pourrions-nous distinguer quelque lointaine ressemblance ?

En général, les pays de l’ex-URSS forment un territoire dans lequel se concentrent les plus grandes frustrations historiques du siècle passé. A la place du socialisme plus humain et démocratique qu’on nous avait promis, dans lequel nous avions tellement confiance au temps de la Perestroïka, nous avons obtenu le plus bestial des capitalismes et connu la soudaine priorité des besoins les plus basiques, joints à des axiomes anti-communistes imposés par les médias, qui nous laissèrent sourds et muets pour des décennies.

Il ne fait aucun doute que ce qui est resté à nos peuples, de plus précieux et inutile de toute cette histoire de rêves frustrés, ce sont leurs nostalgies. Nostalgie, comme une manière d’être au monde, nostalgie comme esthétique rétro, nostalgie comme commerce. Le paradis perdu de l’URSS, que nous avions pris à un moment pour « l’empire du mal » et qui heureusement ne fut ni l’un ni l’autre. Le gouvernement ultra-conservateur et oligarchique de Vladimir Poutine, dans son audacieux repositionnement de la Russie dans le monde convertit cette nostalgie en un de ces principaux étendards.

Mais les nostalgies sont un matériau de construction trop fragile et elles ne peuvent  pas même servir d’échafaudage, elles ne résistent  pas à la plus petite secousse sociale. Une autre de leurs dangereuses caractéristiques est celle qui nous fait confondre les temps historiques nous imposant un passé déguisé en guise de futur. L’Union Soviétique avait sa raison d’être non grâce à la taille de son territoire ou par sa puissance économique et militaire, mais pour son projet d’une société différente de la société capitaliste, au moins en théorie. La Russie actuelle n’a pas un tel projet.

Les médias d’information de gauche, petits et marginaux dans leur immense majorité, poursuivent la logique de la Guerre Froide, détestant leur ennemi de toujours l’impérialisme occidental et questionnant fort peu les autres pouvoirs mondiaux, qui sont toujours, tous autant qu’ils sont, présentés comme anti impérialistes. Dans leur regard, le monde continue à être un échiquier avec fort peu de joueurs, et parmi eux, il y a les « bons » qui méritent notre soutien en tant que gardiens de la « multipolarité ».

Parfois, ils oublient que le gouvernement de Poutine est tout aussi capitaliste que ses actuels adversaires européens et nord-américains. Sa puissance se fonde dans des clans oligarchiques russes loyaux au pouvoir, une répression de main de fer et la destruction de tout questionnement de son régime en Russie. Les pouvoirs législatifs et exécutifs y obéissent totalement au pouvoir politique, aussi corrompu qu’au temps d’Eltsine. Le relatif bien-être économique de la population russe s’explique par les hauts prix du pétrole, le principal produit d’exportation du pays et par une administration régionale efficace.

Des thèmes comme la justice sociale ou la dignité du travail, ne sont plus des sujets abordés en Russie, depuis des décennies. En plus de cela, les élites économiques russes préfèrent déposer leur capital dans les banques nord-américaines, ce qui rend peu probable un véritable conflit entre les deux pays. D’autre part, la rhétorique anti-occidentale, dont les éléments indispensables actuels sont l’homophobie et l’apologie de l’église orthodoxe, a toujours été bien reçue du public russe, dans sa grande majorité fort provincial et conservateur. Est-ce cela l’alternative sociale dont nous voulons face au néo-libéralisme ?

Un cadeau pour l’extrême-droite

L’évidente pression militaire et économique exercée par Poutine sur l’actuel gouvernement ukrainien, de même que son appui antérieur au régime de Yanoukovitch, le plus corrompu et oligarchique de tous, a été un cadeau pour l’extrême-droite nationaliste ukrainienne qui avait besoin d’un ennemi déclaré, et qui contrôle en grande partie la presse et des institutions, cela lui permis de déchaîner une campagne médiatique antirusse inégalée. Les médias russes à leur tour persistent à taxer le gouvernement ukrainien de fasciste, accusant tous les partisans de Maidan d’être des complices du fascisme, des agents de l’occident et des ennemis de la paix et du peuple russe. Dans les médias du centre et de l’ouest de l’Ukraine, Poutine est appelé « Putler » (évoquant Hitler) et l’impérialisme russe est considéré comme la cause de tous les problèmes et maux de l’Ukraine. Dans les cités rebelles du Sud-Ouest de l’Ukraine , le gouvernement de Kiev est appelé populairement la « junte » en allusion à la junte militaire de Pinochet au Chili. Et le gouvernement intérimaire, pour sa part, appelle les habitants des cités rebelles « terroristes » ou « séparatistes ». Tout cela est fort exagéré et pas très précis.

Mais il existe des points de convergence. Par exemple, la presse officielle ukrainienne parle de protestation de la population russophone ou russe. Cela est également un mensonge, en Ukraine la population n’est pas ethniquement divisée. Ce qui se passe dans l’est et le sud de l’Ukraine est une rébellion. Elle est tout aussi légitime que celle qui était menée il y a deux mois contre le gouvernement de Yanoukovitch à Kiev. S’imaginer qu’elle est provoquée par les agents du Kremlin, c’est faire la même erreur que celle qu’a fait Yanoukovith quand il disait que les protestations contre son gouvernement étaient organisées par des agents occidentaux. Comme la majorité des protagonistes de cette rébellion n’appartiennent pas à la classe moyenne comme ceux de Maidán, mais sont des gens humbles, des ouvriers, et que l’UE, ce mouvement ne l’intéresse pas dans l’absolu, la couverture médiatique internationale est nulle en comparaison de celle qui fut accordée à Maidán.

Une bombe à retardement

Il y a longtemps déjà que l’Ukraine était une bombe à retardement. A présent elle explose. Le potentiel de protestation dans l’est n’était pas inférieur à celui des autres parties du pays. C’est une zone minière dans laquelle l’année passée les mineurs ont occupé les mines exigeant des conditions de travail digne, mais de cela non plus les médias n’ont ont pas parlé. A présent, Maidan, ou s’agirait-il plutôt du Gouvernement intérimaire néolibéral, ne représente aucun changement pour l’Ukraine. Seulement une évidente aggravation de leur situation, tant à cause des sanctions russes que des conditions imposées par le FMI. Dans toute l’Ukraine des gens descendent dans les rues, non pour des problèmes ethniques, mais bien pour des questions sociales. C’était le cas à Maidan, il y a deux mois et ça l’est maintenant pour l’Antimaidan. En Russe ou en Ukrainien, les gens exigent la même chose. Mais le gouvernement ukrainien ne les entend pas et menace les séparatistes de peines de réclusion à perpétuité. Il exige de dénoncer les séparatistes de la même manière qu’il y a deux mois, Yanoukovitch exigeait que l’on dénonce les terroristes.

Les gouvernements néo libéraux russe et ukrainien et leurs médias nous parlent de l’ennemi comme si les uns et les autres étaient tellement différents. Ils essayent de réveiller les sentiments nationalistes et chauvinistes. Ils y parviennent et c’est très dangereux.

Mais si l’Est de l’Ukraine s’unissait avec l’Ouest, ce qui se produirait en l’Ukraine serait une véritable révolution sociale.

Malgré la récente visite du directeur de la CIA à Kiev, beaucoup d’Ukrainiens n’ont par conscience de l’ingérence de l’OTAN. Ceci me rappelle une situation que j’ai vu à la télé, il y a trente ans : une vieille paysanne de la région de Tchernobyl, devait être évacuée à cause du haut taux de contamination nucléaire de toute la région et très énervée elle disait aux médecins  « Je ne vais pas partir ! Dans mon potager, il n’y a pas d’atomes ! »

L’invasion russe de la Crimée est la plus grande aide que le Gouvernement de droite de l’Ukraine pouvait espérer recevoir, parce que les nationalistes du coup peuvent accuser l’ennemi extérieur et intérieur de tous les maux de l’Ukraine : chômage, inflation, conditions du prêt du FMI, et les mesures répressives et antidémocratiques qui seront justifiées par des lois de temps de guerre. Et peuple, trompé, cela le conduira apporter son soutien aux nouveaux oligarques au pouvoir, pour l’unité nationale face à l’invasion.

Un copain de Kiev, qui a été menacé par les nazis ukrainiens en tant que « traître pro-russe » et traité par la « gauche » pro Poutine de « défenseur de fascistes », il y a quelques jours, m’écrivait ces lignes et j’ai l’impression que ceux qui en écrivent des pareilles sont nombreux :

« Je hais les euro-idiots qui ont commencé la bagarre à cause de leurs illusions européistes.

 Je hais le délinquant qui s’est accroché au pouvoir malgré les dizaines de morts et qui à présent souhaite revenir dans le pays avec des tanks étrangers.

Je hais l’ex opposition et pouvoir actuel qui ne trouve rien de mieux à faire que de se préoccuper de thèmes comme les langues nationales, introduire les fascistes dans le gouvernement et promettre au peuple le pillage par le néo libéralisme et les oligarques, la thérapie du choc.

 Je hais les autorités locales qui sont tellement préoccupées par leurs charges et leurs privilèges qu’elles sont disposées à se mettre au service des occupants étrangers.

Je hais le tyran du Kremlin qui a besoin d’une petite guerre victorieuse pour renforcer le rouble et son pouvoir quasi absolu.

Je hais les bureaucrates et les spéculateurs européens et nord-américains qui ont appliqué leurs sanctions alors que le pouvoir était quasiment déjà mis en déroute et ensuite offrent leur aide sous des conditions qui la convertissent en pillage.

Je hais les fasciste ukrainiens et russes qui ne peuvent accepter la multiculturalité d’un pays et pour l’interdire sont disposés à la détruire.

Je hais les combattants de la liberté qui se ferment les yeux sur la présence des fascistes dans les protestations et ne différencient pas d’eux pour donner une chance à un mouvement réellement national et démocratique, plutôt que de pousser comme ils le font le pays vers une guerre civile.

Je me hais moi et les autres compagnons de gauche, d’avoir perdu tant de temps et d’énergie à des discussions et disputes internes à la place de construire une véritable alternative politique, alors qu’au cours des derniers mois, nous ne pouvions déjà plus avoir aucune influence sur rien »

 Oleg Yasinsky

 

Article en espagnol : Ucrania: un país que cae a pédalos , aporrea.org, 28 avril 2014

Traduction Anne Wolff

 



Articles Par : Oleg Yasinsky

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