Centenaire de la déclaration de Balfour: Un acte fondateur du conflit en Palestine

La Déclaration Balfour est à l’origine du conflit le plus long du Moyen-Orient, en amont de tous les autres. Les empires coloniaux se sont effondrés, la guerre froide s’est terminée, mais l’incendie que cette lettre a allumé brûle toujours. Le 2 novembre 1917, Arthur Balfour, secrétaire au Foreign Office britannique, écrit au financier Lionel Rothschild :
« J’ai le grand plaisir de vous adresser, au nom du gouvernement de Sa Majesté, la déclaration de sympathie avec les aspirations sionistes juives qui a été soumise au Parlement et approuvée par lui. Le gouvernement de Sa Majesté envisage favorablement l’établissement en Palestine d’un foyer national pour le peuple juif et fera tous ses efforts pour faciliter la réalisation de cet objectif, étant clairement entendu que rien ne sera accompli qui puisse porter atteinte aux droits civils et religieux des communautés non juives existant en Palestine ou aux droits et au statut politique dont les juifs jouissent dans tout autre pays. Je vous serais reconnaissant de bien vouloir porter cette déclaration à la connaissance de la Fédération sioniste. »
Tout tient dans la deuxième phrase. On y trouve un concentré d’énoncés lourds de conséquences, de non-dits et de sous-entendus. Soigneusement tricotée, elle constitue de plein droit un chef-d’oeuvre d’escobarderie.
Décryptage
Le fait est à méditer : un ministre britannique dit à un financier britannique que la Grande-Bretagne installera sur un territoire qui ne lui appartient pas et qu’elle n’occupe pas encore un groupe étranger à ce territoire et qui reste à former, le tout sans que les habitants de ce territoire aient leur mot à dire. La Déclaration Balfour est la quintessence et l’expression la plus achevée des procédés colonialistes.
Qu’on apprécie les astuces. « Foyer national » est vide de sens juridique ou politique, mais il préfigure l’État impossible à créer avant l’arrivée de colons. « Peuple juif » est traité ci-dessous. « Communautés non juives existant en Palestine » est une formulation effrontée pour qualifier la population palestinienne, à 92 % musulmane et chrétienne. Dans une tournure annonciatrice du sort qui lui est réservé, cette majorité est définie par sa non-appartenance à la minorité juive, les 8 % faisant office de référence. Passe à la trappe le fait que la majorité des juifs en Palestine s’oppose, elle aussi, au projet anglo-sioniste. Le document crée l’impression que la Palestine est déjà « juive » et que les Palestiniens sont des collectivités résiduelles.
Si les « droits civils et religieux des communautés non juives » sont évoqués, leur statut de peuple ayant des droits politiques à un État indépendant est occulté. Le souci pour les « droits et [le] statut politique dont les juifs jouissent dans tout autre pays »témoigne du besoin de ménager la chèvre et le chou : rassurer les juifs occidentaux qu’ils conservent les acquis de leur intégration dans leurs nations respectives tout en les situant en Palestine comme partie d’une autre nation, le « peuple juif » à créer. Dès 1917, l’impérialisme britannique émet l’acte de naissance de l’État d’Israël et prononce l’arrêt de mort de l’autodétermination des Palestiniens.
La Déclaration Balfour est imprégnée de sionisme, doctrine politique qui veut placer tous les juifs du monde en Palestine. Elle a ses racines dans le courant évangéliste et fondamentaliste du protestantisme anglais, opposé à l’émancipation et à l’immigration des juifs en Grande-Bretagne. Lecteur littéral de la Bible, il croit à un plan messianique de conversion des juifs au christianisme, la base même de l’antisémitisme religieux. Le sionisme chrétien compte actuellement des millions d’adeptes aux États-Unis.
L’autre source du sionisme est l’antisémitisme non religieux. Enfourchant le cheval de bataille du nationalisme ethnique et en quête de boucs émissaires, les réactionnaires européens cherchent à exclure leurs concitoyens de confession juive en prétendant qu’ils sont un peuple étranger. C’est la négation de la nation moderne, civique et politique, inclusive et laïque, issue du mouvement libéral et démocratique. Aspirant à l’intégration à la nation, les juifs adhèrent massivement à cette vision. Or, les idéologues juifs du sionisme prennent le relais des antisémites. Épousant leurs notions, ils proclament nation ethnique les adhérents à la religion juive, les détachent de leurs nations et les incitent à s’expatrier en Palestine.
Mariage impérialiste et colonial
Rejeté par les juifs, notamment occidentaux, le sionisme s’impose grâce au parrainage britannique qui débute avec la Déclaration Balfour et se poursuit longtemps après. La Grande-Bretagne est une puissance impériale et la colonie sioniste lui procure une assise dans la région. Impérialisme et colonialisme se complètent. S’inscrivant dans l’histoire de l’expansion coloniale, la Déclaration Balfour inaugure la dernière entreprise de colonisation de peuplement. Les problèmes de l’Europe se déversent au Moyen-Orient et y mettent le feu.
Samir Saul
Samir Saul : Professeur d’histoire, Université de Montréal, CERIUM