Un autre langage contre les managers de la peur
Ils ont travaillé dur, les managers de la peur. Ils y sont allés très fort pendant plus d’une semaine pour créer un climat d’inquiétude, de soupçon et de menace. Farfouillant dans les plis de la chronique plus ou moins noire, depuis la violence des supporters ultras jusqu’aux repères de Brigades Rouges et aux caillots de rancœur métropolitaine, en amalgamant ce que ne rassemble jamais que l’espace virtuel d’une première page de quotidien, ou le palimpseste d’un journal télé. Et en le « montant » pour un récit horrifiant – le seul à avoir un « cours légal » dans le circuit politico médiatique dominant – qui n’a qu’un objectif : avertir les gens normaux de se tenir à distance, chez eux, en privé, parce que la participation est un risque. Une gêne pour celui qui fait la manoeuvre, mais surtout un danger pour celui qui s’y risque. Même le ministre de l’Intérieur – qui, en principe, devrait être quelqu’un qui rassure : le personnage à qui revient le devoir institutionnel d’assurer la coexistence pacifique et l’exercice des droits – s’est dérobé à sa tâche en semant à pleines mains l’inquiétude, faisant allusion à d’obscures menaces, susurrant des prophéties qui ont un peu l’air de pouvoir s’auto accomplir (vous vous souvenez de Gênes ?).
Mais c’est cette logique qui envahit l’univers politique mondial aujourd’hui, et son rapport pervers avec la société dans son ensemble : cette tendance systématique à coter la peur à la bourse de la politique. A faire de la peur un instrument de règne. Un moyen efficace pour obtenir des délégations en blanc. Des légitimations totales et a priori. Pour obliger les vies nues (les vies dénudées des sujets) à faire confiance à la force cataphracte (protection du genre cuirasse, NDT) d’un pouvoir de moins en moins responsable. C’est la logique de guerre, dans laquelle nous avons coulé lors du dernier quinquennat et à laquelle n’échappe pas, ces derniers temps, même notre « gouvernement ami » : un mécanisme pour lequel ce qui devrait être la ressource salvatrice de notre démocratie, la participation, la mise en jeu de la part des citoyens, de ses propres « vies quotidiennes », dans l’espace public, apparaît au contraire comme un dérangement. Un danger. Une limite au pouvoir décisionnel des oligarchies gouvernantes.
En tout cas un défi.
C’est pour ça aussi que la journée d’aujourd’hui (samedi 17 février, NDT), à Vicenza, est une vérification. Elle nous permettra de contrôler combien ce « grand » (et misérable) discours qui vient d’en haut, est en mesure d’influer sur les choix des personnes. Quel pouvoir il a, ce récit virtuel, de capturer et d’écrire le scénario de nos vies. Et combien, au contraire, y a-t-il, sous jacente, dans les territoires, d’autonomie décisionnelle. Quelle capacité persiste-t-il chez les gens, à s’autodéterminer. A écrire soi même son propre récit. A faire avoir son propre point de vue sur le destin de son propre habitat. Nous, nous parions sur cette force et sur cette autonomie. Nous savons que plus le nombre de manifestants sera grand, plus le pouvoir obscur de la peur sera faible. Et plus la peur sera faible, plus sera grand le sentiment de sécurité et le caractère pacifique de la manifestation. Nous savons, pour l’avoir éprouvé à maintes reprises, qu’une grande masse de citoyens conscients est en mesure d’imposer ses propres règles à tous ceux qui voudraient en faire partie. D’empêcher des gestes inconsidérés, et déplacés, si quelque pouvoir occulte n’y met pas la patte. Nous savons que la tangibilité des objectifs d’une multitude qui se met en marche pour défendre son propre contexte vital, son propre territoire, son propre système de relations, est un antidote formidable contre toute tentation narcissique de groupuscule, contre tout langage et comportement de secte et de paroisse. Contre cette logique micro-compétitive et spectaculairement expressive qui caractérise par contre l’univers malade de la politique de pouvoir.
Le Président du Conseil a intimé l’ordre aux « gouvernants » (lire ministres et sous ministres jusqu’au dernier sous secrétaire) de rester à distance. Ils ne doivent partager pas même quelques centaines de mètres de chemin avec les « gouvernés ». C’est une infamie sans bornes. Elle sanctionne une séparation et une distance entre sphère politique (avec ses rites, ses rapports, ses langages frustes, ses tics nerveux et ses tabous) et territoires (avec leurs souffrances, leurs malaises, leurs solitudes) qui est désormais sous les yeux de tout le monde. Et qui constitue le véritable mal obscur dont notre démocratie peut mourir : dans la solitude des lieux et des individus, dans l’autoréférence virtuelle des sujets institutionnels. Qu’ils restent barricadés dans leurs bunkers romains, à se raconter entre eux (et aux médias qui leur servent de miroir) un récit qu’ils croient plus vrai que le vrai mais qui n’a pas de corps réel. Nous, nous resterons de l’autre côté, à essayer d’ébaucher une autre histoire. Un autre langage. Une autre politique. Et à continuer à parier.
Marco Revelli est professeur de sciences politiques à Turin, à l’Université du Piémont oriental
Edition de samedi 17 février 2007 de il manifesto
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/17-Febbraio-2007/art17.html
Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio