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Un fromage suisse
Par Uri Avnery
Mondialisation.ca, 20 mai 2007
Gush Shalom 20 mai 2007
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https://www.mondialisation.ca/un-fromage-suisse/5715

LA COMMISSION d’enquête Winograd ne contribue pas à la solution. Elle fait partie du problème

Maintenant que la première émotion provoquée par la publication de son rapport partial est retombée, il est possible d’évaluer ce rapport. La conclusion est qu’il a fait beaucoup plus de mal que de bien.

L’aspect positif est bien connu. La commission a accusé les trois dirigeants de la guerre – le Premier ministre, le ministre de la Défense et le chef d’état-major – de nombreuses fautes. Le mot favori de la commission est « échec ».

Il est essentiel de pondérer ce mot. Que dit-il ? Une personne « échoue » quand elle ne remplit sa tâche. On ne prend pas en considération la nature de la tâche, mais seulement le fait qu’elle n’a pas été accomplie.

L’utilisation du mot « échec » tout au long du rapport est en lui-même un échec de la commission. Le nouveau mot hébreu inventé par les groupes protestataires – quelque chose comme « nullocrates » – s’applique aussi aux cinq membres de la commission.

EN QUOI les trois mousquetaires qui ont dirigé la guerre ont-ils échoué, selon la commission ?

La décision de lancer la guerre a été prise hâtivement. Les objectifs de la guerre annoncés par le Premier ministre étaient irréalistes. Il n’y a eu aucun plan militaire détaillé et finalisé. Il n’y a eu aucun état-major opérationnel de constitué. Le gouvernement a adopté tel quel le projet improvisé du chef d’état-major, sans proposer ni demander d’alternatives. Le chef d’état-major a pensé qu’il gagnerait en bombardant et en mitraillant uniquement. Aucune attaque terrestre n’était planifiée. Les réservistes n’ont pas été appelés à temps. La campagne terrestre a eu lieu très tard. Au cours des années précédant la guerre, les forces n’ont pas été correctement entraînées. De nombreux équipements manquaient dans les magasins d’urgence. La grosse attaque terrestre, qui a coûté la vie à tant de soldats, n’a commencé qu’après l’adoption par les Nations unies des conditions du cessez-le- feu.

Diagnostic fort. Quelle est la conclusion ? Que nous devons en tirer les leçons et mettre rapidement à l’épreuve nos capacités, avant de commencer la prochaine guerre.

Et en effet, c’est précisément la conclusion qu’a tirée une grande partie de la population : les trois « nullocrates » doivent être renvoyés, et remplacés par trois dirigeants plus responsables et « expérimentés », et nous lancerons la troisième guerre du Liban, afin de réparer les dégats causés par la deuxième guerre du Liban.

L’armée a perdu son pouvoir de dissuasion ? Nous le lui rendrons dans la prochaine guerre. Il n’y a pas eu d’attaque terrestre victorieuse ? Nous ferons mieux la prochaine fois. A la prochaine guerre, nous pénétrerons plus profondément dans le pays.

Le problème est technique de bout en bout. De nouveaux dirigeants ayant une expérience militaire, un état-major opérationnel bien préparé, des préparations minutieuses, un chef de l’armée issu des forces terrestres au lieu d’un commandant de l’armée de l’air – et alors tout ira bien.

LA PARTIE la plus importante du rapport est la seule qui n’y est pas. le rapport est plein de trous comme le proverbial fromage suisse.

Aucune mention n’est faite que cette guerre était depuis le début superflue, insensée et sans espoir.

Une telle accusation serait très grave. Une guerre cause mort et destruction des deux côtés. Il est immoral d’en lancer une à moins que l’existence même de l’Etat soit clairement en danger. D’après le rapport, la deuxième guerre du Liban n’avait pas de but particulier. Cela signifie que nous n’étions pas obligés de faire cette guerre par quelque nécessité existentielle que ce soit. Une telle guerre est un crime.

Pour quoi le trio est-il allé à la guerre ? En théorie : afin de libérer les deux soldats capturés. Cette semaine, Ehoud Olmert a admis publiquement qu’il savait très bien que les soldats ne pourraient pas être libérés par la guerre. Cela signifie que quand il a décidé de lancer la guerre, il a délibérément menti au peuple. Style George Bush.

Le Hezbollah non plus ne représente pas un danger pour l’existence de l’Etat d’Israël. Une irritation ? Oui. Un ennemi provocateur ? Absolument. Un danger existentiel ? Sûrement pas.

Ce sont des solutions politiques qui doivent être trouvées à ces problèmes. Il était clair alors, comme il est clair aujourd’hui, que les prisonniers doivent être libérés dans le cadre d’un échange de prisonniers. La menace du Hezbollah ne peut être supprimée que par des moyens politiques, puisqu’elle a des causes politiques.

LA COMMISSION accuse le gouvernement de n’avoir pas examiné d’alternatives militaires aux propositions du chef d’état-major. De même, la commission elle-même doit être accusée de ne pas avoir examiné d’alternatives politiques à la décision du gouvernement d’aller à la guerre.

Le Hezbollah est d’abord une organisation politique, une partie de la réalité complexe du Liban. Pendant des siècles, les chiites du Sud Liban ont été opprimés par les communautés les plus fortes. – les maronites, les sunnites et les druzes. Quand les troupes israélienne ont envahi le Liban en 1982, les chiites les ont reçues comme des libérateurs. Quand il s’est avéré que notre armée n’entendait pas partir, les chiites ont commencé une guerre de libération contre elles. C’est seulement alors, au cours de la longue et finalement victorieuse guerre de guérilla que les chiites se sont révélés être une force majeure au Liban. S’il y avait une justice dans le monde, le Hezbollah érigerait une statue à Ariel Sharon.

Pour renforcer leur position, les chiites avaient besoin d’aide. Ils se sont tournés vers la République islamique d’Iran, patron naturel des chiites dans la région. Mais l’aide venant de Syrie a été encore plus importante.

Et pourquoi la Syrie sunnite est-elle venue aider le Hezbollah chiite ? Parce qu’elle voulait créer une double menace : contre le gouvernement de Beyrouth et contre le gouvernement de Jérusalem.

La Syrie n’a jamais renoncé au Liban. Aux yeux des Syriens, le Liban est une partie intégrante de leur patrie qui leur a été arrachée par les colonialistes français. Un regard sur la carte suffit à montrer pourquoi le Liban est si important pour la Syrie, tant économiquement que militairement. Le Hezbollah représente pour la Syrie un point d’appui dans l’arène libanaise.

Encourager et soutenir le Hezbollah comme une menace contre Israël est encore plus important pour la Syrie. Damas veut récupérer les hauteurs du Golan, qui ont été conquises par Israël en 1967.  Il s’agit pour les Syriens d’un devoir national primordial, d’une question d’honneur national, et il ne l’abandonneront à aucun prix. Ils savent que pour l’instant, ils ne peuvent pas gagner une guerre contre Israël. Le Hezbollah offre une alternative : des petites piqûres continuelles qui entendent  rappeler à Israël qu’il est peut-être préférable de rendre le Golan.

Celui qui ignore ce contexte politique et ne voit dans le Hezbollah qu’un problème militaire se révèle être un ignare. Il était du devoir de la commission de le dire clairement, au lieu de jacasser sur « l’état-major opérationnel bien préparé » et les « alternatives militaires ». Elle aurait sorti le carton rouge aux trois « nullocrates » pour ne pas avoir mis en balance l’alternative politique à la guerre : des négociations avec la Syrie pour neutraliser la menace du Hezbollah au moyen d’un accord israélo-syro-libanais. Le prix aurait été le retrait israélien des hauteurs du Golan.

En ne le faisant pas, la commission a dit en fait : on ne pourra pas échapper à une troisième guerre du Liban. Mais, s’il vous plait, braves gens, faites un effort la prochaine fois.

UN TROU qui saute au yeux concerne le contexte international de la guerre.

Le rôle joué par les Etats-Unis a été évident dès le tout début. Olmert n’aurait pas décidé de lancer cette guerre sans la permission explicite des Etats-Unis. Si les Etats-Unis l’avait interdite, Olmert n’aurait même pas pensé à l’engager.

George Bush avait intérêt à cette guerre. Il était (et est) empêtré dans le bourbier irakien. Il essaie d’en faire porter la responsabilité à la Syrie. Donc il voulait porter un coup contre Damas. Il voulait aussi briser l’opposition libanaise, afin d’aider les mandataires des Américains à Beyrouth. Il était sûr que ce serait une promenade pour l’armée israélienne.

Quand la victoire attendue a tardé à arriver, la diplomatie américaine a fait tout son possible pour empêcher un cessez-le-feu, afin de « donner le temps » à l’armée israélienne de gagner. Et cela s’est fait presque ouvertement.

A quel point les Américains ont-ils dicté à Olmert la décision de lancer la guerre, de bombarder le Liban (mais pas l’infrastructure du gouvernement Siniora), de prolonger la guerre et de lancer une offensive terrestre au dernier moment ? Nous ne le savons pas. Peut-être la commission en a-t-elle traité dans la partie secrète du rapport. Mais sans cette information, il est impossible de comprendre ce qui est arrivé, et par conséquent, le rapport dans une large mesure ne permet pas de comprendre la guerre. 
 

QUE MANQUE-t-il d’autre dans le rapport ? Il est difficile de le croire, mais il n’y a pas un seul mot sur la terrible souffrance infligée à la population libanaise.

Sous l’influence du chef d’état-major, le gouvernement a accepté une stratégie qui disait : bombardons le Liban, transformons la vie des Libanais en enfer, alors ils feront pression sur leur gouvernement à Beyrouth qui dissoudra le Hezbollah. C’est une imitation servile de la stratégie américaine au Kosovo et en Afghanistan.

Cette stratégie a tué environ un millier de Libanais, détruit des quartiers entiers, des ponts et des routes, et pas seulement en zones chiites. Du point de vue militaire, c’était facile à faire, mais le prix politique a été immense. Pendant des semaines, des images et mort et de destruction infligées par Israël ont dominé les informations mondiales. Il est impossible de mesurer le dommage fait à la position d’Israël dans l’opinion publique mondiale, dommage irréversible et qui aura des conséquences durables.

Tout ceci n’a pas intéressé la commission. Elle n’a été concernée que par l’aspect militaire. L’aspect politique a été ignoré, excepté pour remarquer que le ministère des Affaires étrangères n’avait pas été invité aux consultations importantes. L’aspect moral n’a pas du tout été évoqué.

Pas plus que l’occupation. La commission ignore un fait qui crève les yeux : qu’une armée ne peut pas mener une guerre moderne quand, depuis 40 ans elle est utilisée comme force de police coloniale dans des territoires occupés. Un officier qui agit comme un cosaque ivre contre des militants pacifistes désarmés et contre des enfants qui lancent des pierres – comme on l’a encore vu cette semaine à la télévision – ne peut pas diriger une compagnie dans une guerre réelle. C’est une des plus importante leçons de la deuxième guerre du Liban : l’occupation a corrompu l’armée israélienne en profondeur. Comment cela peut-il être ignoré ? 

 

LA COMMISSION juge qu’Olmert et Peretz sont incompétents à cause de leur manque d’expérience, c’est-à-dire de leur manque d’expérience militaire. Ceci conduit à la conclusion que la démocratie israélienne ne peut pas compter sur des dirigeants civils, qu’elle a besoin comme dirigeants de généraux. Elle impose au pays un programme militaire. Cela peut bien être le résultat le plus dangereux.

Cette semaine, j’ai vu sur internet une présentation bien faite par les « Réservistes », mis en place par un groupe de soldats de réserve très amers pour lancer une protestation contre les trois « nullocrates ». Elle montre, image après image, beaucoup d’erreurs de la guerre, et atteint son sommet quand elle énonce que la direction politique incompétente n’a pas permis à l’armée de gagner.

Les jeunes producteurs de cette présentation n’ont certainement pas conscience de l’odeur désagréable que dégage cette idée, l’odeur du « Dolchstoss im Ruecken » – le poignard dans le dos de l’armée. Autrement ils ne se seraient probablement pas exprimé sous cette forme, qui a servi, il n’y a pas si longtemps comme cri de ralliement du fascisme allemand.

Uri Avnery est journaliste et cofondateur de Gush Shalom , (en français Bloc de la Paix).

Article publié en hébreu et en anglais, Gush Shalom, 19 mai 2007.

Traduit de l’anglais « A Swiss Cheese » : SW

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