Un génocide annoncé
Le génocide de Gaza est l'étape ultime du processus initié par Israël voilà quelques décennies. Quiconque ne l'a pas vu venir s'est aveuglé sur la nature & les objectifs ultimes de l'État d'apartheid.
Ce qui se produit à Gaza n’est pas une surprise. Chaque horrible étape du génocide israélien a été annoncée. Et ce depuis des décennies. La dépossession des Palestiniens de leurs terres est au cœur du projet colonial israélien. Cette dépossession a connu des moments historiques dramatiques – 1948 et 1967 – lorsque de vastes pans de la Palestine historique ont été confisqués et des centaines de milliers de Palestiniens soumis au nettoyage ethnique. La spoliation a aussi eu lieu par paliers – le lent vol de terres, et le nettoyage ethnique constant en Cisjordanie, y compris à Jérusalem-Est.
L’incursion du Hamas et d’autres groupes de résistance en Israël le 7 octobre, faisant 1 154 morts parmi les Israéliens, les touristes et les travailleurs immigrés et qui a donné lieu à la prise en otage d’environ 240 personnes, a servi à Israël de prétexte pour mettre en œuvre ce dont il rêvait depuis longtemps : l’effacement total des Palestiniens.
Israël a rasé 77 % des établissements de santé de Gaza, 68 % des infrastructures de télécommunications, la quasi-totalité des infrastructures municipales et gouvernementales, des centres commerciaux, industriels et agricoles, près de la moitié des routes, plus de 60 % des 439 000 habitations de Gaza, 68 % des immeubles d’habitation – le bombardement de la tour Al-Taj dans la ville de Gaza, le 25 octobre, a fait 101 morts, dont 44 enfants et 37 femmes, et des centaines de blessés – et a réduit à néant les camps de réfugiés. L’attaque du camp de réfugiés de Jabalia, le 25 octobre, a tué au moins 126 civils, dont 69 enfants, et en a blessé 280. Israël a endommagé ou détruit les universités de Gaza, qui sont désormais toutes fermées, et 60 % des autres établissements d’enseignement, dont 13 bibliothèques. Il a également anéanti au moins 195 sites patrimoniaux, dont 208 mosquées et églises, ainsi que les archives centrales de Gaza, qui contenaient 150 ans de documents et d’archives historiques.
Les avions de combat, les missiles, les drones, les chars, les obus d’artillerie et les canons de marine israéliens pulvérisent quotidiennement Gaza – qui ne fait que 32 km de long et 8 km de large – dans le cadre d’une campagne dite de « terre brûlée », sans précédent depuis la guerre du Viêt Nam. Elle a largué 25 000 tonnes d’explosifs – l’équivalent de deux bombes nucléaires – sur Gaza, la plupart des cibles étant sélectionnées par l’intelligence artificielle. Il largue des munitions non guidées [“bombes muettes”] et des bombes “bunker buster” d’une tonne [bombes conçues pour pénétrer des cibles fortifiées ou enterrées en profondeur] sur les camps de réfugiés et les centres urbains densément peuplés ainsi que sur les zones dites “sûres” – 42 % des Palestiniens tués l’ont été dans ces “zones sûres”, où Israël leur avait ordonné de fuir. Plus de 1,7 million de Palestiniens ont été déplacés de chez eux, contraints de trouver refuge dans des abris surpeuplés de l’UNRWA, des couloirs et des cours d’hôpitaux, des écoles, des tentes ou en plein air dans le sud de la bande de Gaza, souvent à proximité de mares fétides d’eaux d’égout non traitées.
Israël a tué au moins 32 705 Palestiniens à Gaza, dont 13 000 enfants et 9 000 femmes. Cela signifie qu’Israël massacre jusqu’à 187 personnes par jour, dont 75 enfants. Il a assassiné 136 journalistes, dont beaucoup, sinon la plupart, ont été délibérément pris pour cible. Il a tué 340 médecins, infirmières et autres travailleurs médicaux, soit 4 % du personnel de santé de Gaza. Ces chiffres sont loin de refléter le nombre réel de victimes, puisque seuls les morts enregistrés dans les morgues et les hôpitaux, dont la plupart ne fonctionnent plus, sont comptabilisés. Le nombre de morts, si l’on tient compte des disparus, dépasse largement les 40 000.
Les médecins sont contraints d’amputer sans anesthésie. Les personnes souffrant de pathologies graves – cancer, diabète, maladies cardiaques, maladies rénales – sont mortes faute de traitement ou mourront bientôt. Plus d’une centaine de femmes accouchent chaque jour, avec peu ou pas de soins médicaux. Le nombre de fausses couches a augmenté de 300 %. Plus de 90 % des Palestiniens de Gaza souffrent d’une grave insécurité alimentaire, la population se nourrissant d’aliments pour animaux et d’herbe. Les enfants meurent de faim. Des écrivains, des universitaires et des scientifiques palestiniens, ainsi que les membres de leur famille, ont été traqués et assassinés. Plus de 75 000 Palestiniens ont été blessés, et nombre d’entre eux resteront handicapés à vie.
“Soixante-dix pour cent des décès enregistrés sont systématiquement des femmes et des enfants”,
écrit Francesca Albanese, rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés depuis 1967, dans le rapport qu’elle a publié le 25 mars.
“Israël n’a pas réussi à prouver que les 30 % restants, c’est-à-dire les hommes adultes, étaient des combattants actifs du Hamas – une condition nécessaire pour être légalement pris pour cible. Début décembre, les conseillers en sécurité d’Israël ont affirmé avoir tué ‘7 000 terroristes’ à un stade de la campagne où moins de 5 000 hommes adultes au total avaient été identifiés parmi les victimes, laissant ainsi entendre que tous les hommes adultes tués étaient des ‘terroristes’”.
Israël use de subterfuges linguistiques pour dénier aux habitants de Gaza le statut de civils, et à tout bâtiment – y compris les mosquées, les hôpitaux et les écoles – le droit à être protégé. Les Palestiniens sont tous accusés d’être responsables de l’attaque du 7 octobre, ou considérés comme des boucliers humains à la solde du Hamas. Toutes les structures sont des cibles légitimes pour Israël, parce qu’elles seraient des centres de commandement du Hamas ou qu’elles abriteraient des combattants du Hamas.
Ces accusations, écrit Albanese, ne sont qu’un “prétexte” servant à justifier
“le meurtre de civils sous le couvert d’une prétendue légalité, dont la généralisation ne révèle que son intention génocidaire”.
Les Palestiniens n’ont jamais subi d’attaques d’une telle ampleur, mais toutes ces pratiques – le meurtre de civils, la confiscation des terres, la détention arbitraire, la torture, les disparitions, le bouclage des villes et des villages palestiniens, la démolition des maisons, la révocation des permis de séjour, la déportation, la destruction des infrastructures qui sous-tendent la société civile, l’occupation militaire, le discours déshumanisant, le vol des ressources naturelles, en particulier des nappes phréatiques – caractérisent depuis longtemps la campagne d’éradication des Palestiniens menée par Israël.
L’occupation et le génocide n’auraient pas été possibles sans le concours des États-Unis, qui accordent à Israël une aide militaire annuelle de 3,8 milliards de dollars et lui envoient actuellement 2,5 milliards de dollars supplémentaires sous forme de bombes, dont 1800 bombes MK84 d’une tonne, 500 bombes MK82 de 250 kg, et des avions de chasse. Car c’est là aussi notre génocide.
Le génocide à Gaza est l’aboutissement d’un processus. Ce n’est pas un acte isolé. Le génocide est le dénouement prévisible du projet colonial israélien. Il est encodé dans l’ADN de l’État d’apartheid israélien. Israël devait en arriver là.
Les décideurs sionistes ne se cachent pas de leurs objectifs.
Le ministre israélien de la Défense Yoav Gallant, après le 7 octobre, a annoncé que Gaza serait privée “d’électricité, de vivres, d’eau et de carburant”. Le ministre des Affaires étrangères israélien Israël Katz a déclaré: “L’aide humanitaire à Gaza ? Pas un seul circuit électrique ne sera activé, pas une seule canalisation d’eau ne sera alimentée”. Avi Dichter, ministre de l’Agriculture, a qualifié l’assaut militaire israélien de “Nakba de Gaza”, en référence à la Nakba, ou “catastrophe”, qui, entre 1947 et 1949, a chassé750 000 Palestiniens de leurs terres et vu des milliers d’entre eux massacrés par les milices sionistes. Revital Gottlieb, membre du Likoud à la Knesset, a publié un message sur son compte de réseaux sociaux : “Démolissez les bâtiments ! !! Bombardez sans distinction !!…Rasez Gaza. Pas de pitié ! Cette fois, pas de place pour la pitié !” Pour ne pas être en reste, le ministre du Patrimoine, Amichai Eliyahu, a estimé que le recours à l’arme nucléaire contre Gaza faisait partie des “éventualités”.
Le message des dirigeants israéliens est sans équivoque. Anéantir les Palestiniens comme nous avons anéanti les Amérindiens, les Australiens les peuples des Premières Nations, les Allemands les Herero en Namibie, les Turcs les Arméniens, et les Nazis les Juifs.
Les circonstances diffèrent. Le processus est le même.
Nous ne pouvons pas plaider l’ignorance. Nous savons ce qui arrive aux Palestiniens. Nous savons ce qui est arrivé aux Palestiniens. Nous savons ce qu’il adviendra des Palestiniens.
Mais il est plus commode de faire semblant. Prétendre qu’Israël permettra l’acheminement de l’aide humanitaire. Prétendre qu’il y aura un cessez-le-feu. Que les Palestiniens retourneront dans leurs maisons détruites à Gaza. Que Gaza sera reconstruite. Que l’Autorité palestinienne administrera Gaza. Qu’il y aura une solution à deux États. Qu’il n’y a pas de génocide.
Ce génocide, que les États-Unis financent et soutiennent en livrant des armes, en dit long non seulement sur Israël, mais aussi sur nous-mêmes, sur la civilisation occidentale, sur ce que nous sommes en tant que peuple, sur nos origines et sur ce qui nous définit. Il révèle que la morale et le respect des droits de l’homme dont nous nous prévalons ne sont que mensonge. Il dit que les personnes de couleur, surtout lorsqu’elles sont pauvres et vulnérables, ne comptent pas. Il dit que leurs espoirs, leurs rêves, leur dignité et leurs aspirations à la liberté ne valent rien. Il dit que nous nous emploierons à dominer le monde à coups de violences raciales.
Ce mensonge, selon lequel la civilisation occidentale serait fondée sur des “valeurs” telles que le respect des droits de l’homme et de l’État de droit, les Palestiniens et tous les habitants du Sud, ainsi que les Amérindiens, les Noirs et les Noirs américains, le connaissent bien depuis des siècles. Mais avec le génocide de Gaza diffusé en direct, ce mensonge est impossible à soutenir.
Nous n’arrêtons pas le génocide israélien parce que nous sommes Israël, contaminés par la suprématie blanche et enivrés de notre mainmise sur les richesses du monde et du pouvoir d’anéantir les autres à l’aide de nos armes technologiques. Souvenez-vous de l’éditorialiste du New York Times, Thomas Friedman, qui déclarait à Charlie Rose, à la veille de la guerre en Irak, que les soldats américains devraient aller de maison en maison, de Bassorah à Bagdad, pour dire aux Irakiens : “Suce”. Tel est le véritable credo de l’empire américain.
Le monde qui vit au-delà des forteresses industrialisées du Nord sait pertinemment que le destin des Palestiniens s’apparente au leur. Alors que le changement climatique met en péril la survie, que les ressources se raréfient, que la migration devient un impératif pour des millions de personnes, que les récoltent déclinent, que les zones côtières sont inondées, que sécheresses et incendies se multiplient, que les États sont en faillite, que des mouvements de résistance armés se lèvent pour combattre leurs oppresseurs et leurs mandataires, le génocide ne sera pas une anomalie. Il sera la norme. Les vulnérables et les pauvres de la planète, ceux que Frantz Fanon appelait “Les Damnés de la terre”, seront les prochains Palestiniens.
Chris Hedges
30 mars 2024
Article original en anglais : A Genocide Foretold, The Chris Hedges Report, le 30 mars 2024.
Traduction : Spirit of Free Speech
Image en vedette : Un génocide annoncé par M. Fish