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Un tribunal italien condamne des agents américains de la CIA pour restitution
Par Stefan Steinberg
Mondialisation.ca, 11 novembre 2009
WSWS 11 novembre 2009
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Dans une décision historique, dont les conséquences auront une portée mondiale, un tribunal a condamné in absentia 23 agents américains de la CIA pour leur rôle en 2003 dans l’enlèvement et la restitution d’un citoyen italien, Abou Omar.

Ce verdict constitue la première fois dans le monde où le programme de restitution extraordinaire de la CIA est condamné par une instance judiciaire. La restitution extraordinaire est le nom donné aux enlèvements par la CIA de ceux que Washington identifie comme cibles dans sa « guerre contre le terrorisme ». Le procureur Armando Spataro, qui a consacré cinq années à amasser des preuves pour sa cause, est le procureur du ministère public italien pour les crimes terroristes.

Le tribunal de Milan a imposé des sentences d’emprisonnement d’une durée de cinq ans pour 21 agents de la CIA et un officier de l’armée de l’air américaine ainsi qu’une sentence de huit ans pour l’organisateur principal de l’enlèvement, l’ex-responsable de la CIA à Milan Robert Lady. Trois autres citoyens américains, dont le supérieur de Lady, Jeff Castelli, qui était alors chef de la CIA en Italie, ont été acquittés sur la base qu’ils bénéficiaient d’une immunité diplomatique.

Tous ceux qui ont été condamnés sont maintenant considérés fugitifs selon la loi en Italie. Spataro a indiqué qu’il pourrait demander au gouvernement italien d’émettre un ordre international d’arrestation pour les coupables. Le gouvernement Berlusconi a rejeté de telles demandes par le passé.

Des agents italiens ont aussi été reconnus coupables dans l’affaire mais le juge présidant le tribunal de Milan, Oscar Magi, a statué que ni l’ancien chef des services du renseignement militaire de l’Italie (Servizio per le Informazioni e la Sicurezza Militare, SISMI), Nicolo Pollari, ni son adjoint ne pouvaient être condamnés car les preuves retenues contre eux étaient soumises à des restrictions officielles secrètes. Deux autres agents du renseignement italien jugés coupables de complicité dans l’enlèvement ont chacun reçu une peine d’emprisonnement de trois ans.

Le tribunal a aussi statué que les partis reconnus coupables doivent payer 1 million d’euros (1,5 million de dollars américains) en dommages et intérêts à Abou Omar et 500.000 euros à sa femme.

Le cas d’Abou Omar est un exemple particulièrement brutal des pratiques notoires de restitutions extraordinaires de la CIA. Au lieu d’être accusés et amenés devant les tribunaux, des individus supposément soupçonnés d’entretenir des liens avec le terrorisme ont été kidnappés et transférés vers des prisons secrètes dans des pays alliés avec les Etats-Unis. Dans ces prisons, ils sont soumis à des années de torture et d’abus et ceux qui en sont responsables peuvent ensuite se débarrasser d’eux comme bon leur semble. Les pays européens où de telles restitutions ont eu lieu n’ont pas seulement tolérés de telles activités mais ont été activement complices dans de telles opérations.

Les pratiques de restitution ont été autorisées pour la première fois par Reagan en 1986, alors président américain. Elles ont été développées dans les années 1990 sous l’administration Clinton et étendues par le président George W. Bush dans le cadre de sa « guerre contre le terrorisme » après les attaques du 11 septembre 2001.

Dans un rapport du Parlement européen datant de 2007, il avait été établi qu’entre 2001 et 2007, la CIA avait déjà fait passer plus de 1000 vols de « restitution extraordinaire » par l’Europe.

Le cas d’Abou Omar à Milan est l’un de ceux-ci. L’imam a été enlevé en plein jour le 17 février 2003, alors qu’il se trouvait dans la rue à Milan, la ville où il habite. Il a été transporté dans une fourgonnette à la base de l’armée de l’air américaine à Aviano. De là, on l’a mis sur un avion vers la base américano-allemande de Ramstein d’où il fut ensuite transporté vers Le Caire.

En Egypte, on a d’abord tenté d’obtenir sa coopération avec des promesses qu’il serait retourné immédiatement en Italie. Après qu’il a refusé, on l’a jeté en prison où il a subi la torture et d’autres abus inhumains.

En avril 2004, après avoir passé plus d’une année en prison, il a temporairement été libéré par les autorités égyptiennes et a pu contacter ses amis et sa famille avant d’être arrêté de nouveau peu de temps après. Omar a finalement été relâché sans accusation le 11 février 2007. Il a ensuite affirmé qu’il était devenu une « épave humaine » à cause de la torture qu’il a subie dans les prisons du Caire.

Le régime répressif d’Hosni Moubarak en Egypte a refusé de permettre à Omar de quitter le pays pour assister au procès de Milan.

Un procès hautement politique

Le procès des personnes responsables de l’enlèvement d’Abou Omar a débuté en janvier 2007. Dès ce moment, le procès a été dominé par des questions d’ordre politique, le procureur en chef, Armando Spataro, rencontrant une suite d’embûches.

Non seulement la CIA a-t-elle refusée de coopérer avec la cour de quelque façon que ce soit, mais Spataro a aussi dû faire face à l’opposition et aux manœuvres obstructives de la part des autorités de l’Etat italien et des trois gouvernements consécutifs impliqués dans cette affaire. Après l’enlèvement d’Omar, le gouvernement, qui a été un temps dirigé par Silvio Berlusconi, a entièrement refusé de coopérer avec la poursuite.

Les avocats de la défense ont affirmé que Berlusconi avait secrètement approuvé l’enlèvement, en passant par le SISMI. Toutefois, aucun document n’est venu corroborer cette affirmation.

Le gouvernement soi-disant de centre-gauche dirigé par Romano Prodi qui a suivi celui de Berlusconi a lui aussi déclaré que l’information cruciale détaillant la collaboration entre la CIA et le SISMI était un secret d’Etat et qu’il ne pouvait être divulgué. Les gouvernements italiens successifs ont aussi refusé ou ignoré les demandes d’extradition pour les 26 Américains signées par le procureur.

Pour monter sa preuve, Spataro a ordonné à la police d’espionner les lignes téléphoniques des personnes impliquées et de se saisir de documents se trouvant dans les archives des services du renseignement. En mars de cette année, toutefois, la Cour constitutionnelle italienne, à la demande du gouvernement de Berlusconi, a une fois de plus rendu une décision statuant que la plus grande partie de la preuve obtenue par les procureurs était protégée par les lois italiennes sur le secret d’Etat et ne pouvait être utilisée en cour.

La preuve interdite comprenait les enregistrements téléphoniques et de nombreux témoignages, y compris celui de l’ancien dirigeant du SISMI Gianfranco Battelli. Ce dernier avait dit que Jeff Castelli, à l’époque où il était à la tête de la CIA à Rome, lui avait demandé sa coopération dans l’enlèvement de personnes soupçonnées de terrorisme.

En fait, la communauté de l’espionnage italien s’est retournée contre le procureur et Spataro lui-même a été placé sous le microscope des autorités de l’Etat. Alors qu’il menait ses enquêtes, il a été placé sous la surveillance des services secrets italiens, ses communications ont été enregistrées et il y a même eu une enquête pour déterminer s’il avait trahi des secrets d’Etat.

Dans un commentaire visant de façon évidente les dernières tentatives du premier ministre Berlusconi d’influencer les décisions du tribunal et de dénigrer le travail de la justice, Spataro a déclaré avant le verdict : « Ce procès montrera aussi si les puissants de la politique en Italie peuvent influencer les enquêtes indépendantes, et si un procureur public peut toujours faire juger un acte criminel en tant que tel. »

La nature politique du procès a aussi été reconnue par l’équipe des avocats de la défense, dont la principale défense a été d’affirmer que les accusés ne faisaient que « suivre les ordres ».

Arianna Barbazza, l’avocate nommée par le tribunal pour défendre le chef de bureau de la CIA Robert Lady, a demandé l’acquittement de Lady et de onze autres agents de la CIA en disant : « S’ils étaient condamnés, alors on condamnerait des personnes qui n’ont rien fait d’autre que suivre les ordres. » Elle a dit au Spiegel-Online, « Dans ce sens, ce procès était un procès politique. »

Suite à la décision de la cour, Spataro a exprimé sa satisfaction envers le verdict rendu, même s’il était peu probable qu’aucun des agents américains ne fasse jamais un seul jour de prison. Il a aussi utilisé le jugement pour défier le gouvernement Obama à Washington. Il a déclaré qu’il espérait maintenant qu’aux Etats-Unis, « des membres du gouvernement de Barack Obama saisiraient l’occasion que leur offre ce jugement pour faire enquête et rendre public ce qui s’est réellement passé dans le cas des enlèvements secrets de la CIA ».

La CIA a refusé de commenter les condamnations, alors que le département d’Etat se disait très « déçu » de la décision de la cour. Un porte-parole du Pentagone a décrit le jugement comme étant illégal, affirmant que les tribunaux italiens n’avaient pas la juridiction sur l’officier de l’armée de l’air qui a été accusé à cause d’un accord entre l’Italie et les Etats-Unis portant sur le statut des forces américaines.

Il n’y a aucun doute que Lady et ses subalternes dans la CIA « suivaient les ordres », adoptant le même système de défense que les criminels de guerre nazis dans les procès de Nuremberg pour justifier leurs abominables crimes. Alors que le fait de « seulement suivre les ordres » ne décharge pas un criminel de la responsabilité de son crime, cela indique que des personnes de plus haut rang dans l’appareil du renseignement et de l’espionnage et dans la branche politique ont commis des crimes encore plus graves.

Parmi ceux qui devraient être amenés devant les tribunaux à cause de leur rôle dans le programme de restitution extraordinaire et dans la torture, on trouve Bush, l’ancien vice-président Dick Cheney, l’ancienne conseillère à la sécurité Condoleezza Rice, l’ancien directeur de la CIA George Tenet et d’autres qui ont orchestré ces crimes à partir de la Maison-Blanche.

L’administration Obama a été claire. Elle n’a aucun intérêt à amener devant la justice les tortionnaires et ceux qui ont violé les droits de l’homme ou ceux qui en ont donné l’ordre à la Maison-Blanche. Le département de la Justice de l’administration Obama est allé en cour, invoquant les mêmes privilèges de « secrets d’Etat » que Bush pour faire avorter un procès sur la restitution extraordinaire.

L’administration Obama n’est pas simplement complice des crimes de l’administration Bush. Si avant son investiture Obama a promis qu’il mettrait fin au programme des restitutions, des hauts responsables de son administration ont reconnu aussi tard qu’en août dernier que cette pratique criminelle avait toujours lieu.

Article original en anglais, WSWS, paru le 6 novembre 2009.

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